Vérités et mensonges
Au premier regard Unreal paraît allonger la liste déjà copieuse des réquisitoires contre la télévision. Que ce soit au cinéma ou même à la télévision, c’est en effet un lieu commun que de brocarder cet univers gouverné par l’argent et dont l’unique objet serait de crétiniser les foules. Oubliant que le cinéma, la littérature ou les arts plastiques sont des industries gouvernées, elles aussi, par la loi du profit et que la quantité de navets et de croûtes produits tout autour du Monde est résolument effrayante, on assigne à la télévision le rôle de la sorcière. La pauvrette ne mérite pas tant !
Parmi toutes les stigmatisations, celle qui emporte le titre de preuve la plus flagrante de bêtise télévisuelle reste indubitablement l’émission de Tv Réalité. Bêtes, certainement, mais aussi férocement cyniques, Big Brother et ses descendants, sont les cibles privilégiées.n se souvient de notre Loft et des tempêtes qu’il déchaîna. Unreal traite justement d’une émission de Tv réalité intitulée Everlasting et qui est une copie conforme l’excellent Bachelor qui affola en son temps midinettes et tabloïds.
Je disais “ au premier regard ” parce que trois épisodes plus tard, ce regard a effectué une révolution complète. Unreal n’est pas, pas du tout, une caricature de la télévision. C’est même au contraire un hymne à cet art comme Chantons sous la pluie, qui raconte le tournage d’un film, est un hymne au cinéma.
Inutile de s’attarder sur le contenu d’Everlasting, le schéma est connu puisque c’est celui du Bachelor : Un bellâtre doit trouver la femme de sa vie parmi une douzaine de donzelles, toutes ravissantes et plus ou moins idiotes. Le sujet d’Unreal n’est pas cette émission, mais la fabrication, en direct, de cette émission. Cette élaboration implique des moyens techniques, énormément d’argent et des dizaines d’employés. Un tournage est, comme tout lieu de travail, est une réduction du monde. Y éclosent les tensions, les désirs, les politiques, les mensonges, les ambitions, les haines, l’épuisement, les stratégies, la mort, les désirs, la souffrance, et toutes les pulsions et réactions qui agitent semblablement le Monde entier, comme dans une image fractale. Disons qu’un tournage, et d’autant plus qu’il s’étend sur des semaines et des semaines, est une réduction accélérée du Monde. Tout s’y concentre, exacerbé par une surdétermination temporelle. L’impératif du direct et celui, non moins impératif, de la continuité, font loi. Ainsi, très logiquement, la saison de Unreal couvre la saison de réalisation et diffusion de Everlasting. Il faut donc voir Unreal comme une loupe posée sur le monde du travail au travers de la production d’une émission de Tv Réalité.
Rachel Goldberg est assistante de production, Quinn King est la productrice exécutive, la show-runner dit-on en américain, et donc sa patronne, Chet Wilton est le producteur, celui qui tient les cordons de la bourse, Adam Cromwell fait le bellâtre et le caméraman Jeremy est l’ex de Rachel.
Ainsi qu’on l’imagine, une émission aussi idiote qu’Everlasting ne peut naître et progresser que dans l’élaboration d’un faux généralisé. Les filles sont de fausses princesses, le bellâtre, un faux prince, les décors de fausses villas de luxe, les rencontres que des mises en scènes vaguement grotesques. Mais ceci exige un minimum de manipulations. Il s’agit d’éviter le découragement des candidates et de stimuler leur compétitivité en jouant sur les cordes de la jalousie et de la réussite. Fausses confidences, allusions, coups bas alimentent ce qui, à l’écran doit apparaître comme une romance idéalisée. Ce travail incombe à Rachel qui a la fonction d’instiller ce qu’il faut pour que la tension entre les candidats ne retombe jamais et que de rebondissements en coups d’éclat, une histoire prenne forme.
Rachel excelle à cet emploi, bon gré, mal gré. Une part d’elle jouit de son pouvoir de manipulation, une autre pleure de n’être qu’une manipulatrice. Quinn, elle, assume, parce que le spectacle doit continuer et que le spectacle est plus important que les blessures infligées à celles qui ont choisi d’entrer dans l’arène. Tout simplement.
Unreal nous offre ainsi le travail quotidien d’un groupe humain exaspéré par les contraintes d’une émission de télévision qui, comme toutes, doit avancer sous la pression de la continuité et du direct. Mais Unreal développe simultanément le versant invisible de l’émission de Tv Réalité : la vie de ceux qui la réalisent. L’idée pourrait passer pour simpliste, le résultat, lui, est formidable. Peu à peu, l’émission contamine le réel. À force de manipuler les candidates et sans même en prendre conscience, Rachel manipule ses propres prétendants. Elle devient The Bachelor. Quinn, de son côté, aussi froide et cynique soit-elle, finit par croire en l’amour de Chet et lui cède. De leur côté, les candidats ne sont pas en reste et c’est à qui va se jouer des règles avec le plus d’impudence.
Les limites s’effacent. L’espace de production et la production se confondent, les employés et les candidats se confondent, chaque rebondissement de l’émission trouve un écho dans la réalité de ceux qui travaillent à la réaliser. Et vice-versa. Garder la tête froide dans une telle confusion teint du numéro d’équilibriste et Rachel comme Quinn, au prix de quelques larmes, y parviennent en surmontant leurs propres limites morales et affectives.
Rachel l’exprime d’ailleurs clairement lorsqu’elle est sommée de s’expliquer par son amant cameraman : elle a toujours eu un problème avec les limites.
Quant à Quinn, ses avocats toujours à portée de la main, elle ne connaît qu’une loi : “ The show must go on ! ” Combien de films nous ont ressassé ce slogan ? Et pourtant nous y revoici. Mais dans un show décuplé par la télévision.
On a reproché à la Tv Réalité de ne rien avoir à faire avec la réalité, ce à quoi quelques uns, dont moi, répondaient que justement, si. Que ce n’était que de la réalité. Parce que la réalité ou du moins le rapport à la réalité, ce que l’on en sait et ce que l’on en dit, était d’abord affaire de langage et que s’il y avait quelque chose de flagrant, dans ces émissions, c’était bien l’omniprésence du discours. On n’y cesse de parler. La Tv Réalité, en quelque sorte, donne l’état du langage. Comment parle-t-on d’amour en ce début de XXIème siècle, comment fait-on la cour aux jeunes filles, comment parle-t-on des autres, de quoi s’amuse-t-on, qu’est-ce qui fait rire ou pleurer ? Ce sont les mots qui nous le disent. Tels qu’ils sont. Unreal nous dit qu’il n’y a pas frontière entre la réalité et la télévision. Que de part et d’autre de cette illusion de frontière, le langage est le même. On ment de la même façon, on séduit pareillement, on fait du chantage, on menace, on trompe semblablement.
Serge Tisseron avait parlé d’extimité pour exprimer cette transformation contemporaine de comportements jusqu’alors réglés par la protection de l’intimité mais il n’avait pas limité le champ de l’extimité à la seule télévision, il en avait fait une évolution collective. Dans Unreal, tout est exhibé, les bonheurs et malheurs des candidates comme ceux de Quinn et de Rachel. Une histoire de dettes vaut à Rachel de voir ses vidéos intimes publiées sur tous les smartphones de ses collègues. Le règlement de compte final de Jeremy avec Rachel se passe en public, sur le lieu même où Adam Cromwell a publiquement choisi sa femme. Les ébats secrets de Rachel et d’Adam ont été enregistrés à leur insu et Quinn menace de les diffuser. Une relation intempestive de Chet avec une stagiaire devient l’objet d’un marchandage au sein de l’équipe. Les exemples sont multiples.
Il n’y a pas de limite entre la réalité et la télévision nous souffle donc Unreal, mais ce qu’il ne nous donne pas, ce sont les raisons. “ The show must go on ”, certes, mais pourquoi ? On ne le saura pas, on ne le saura jamais et c’est bien ce qui nous tient en vie, n’est-il pas ?
Unreal est un feuilleton américain créé par Marti Noxon et Sarah Gertrude Shapiro à partir du court métrage Sequin Raze de Sarah Gertrude Shapiret diffusé par Lifetime en 2015. Il est interprété notamment par Shiri Appleby, Constance Zimmer, Freddie Stroma, Craig Bierko, Josh Kelly,,,