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Les yeux usés de PénélopeLES YEUX USES DE PENELOPE

Dans le train qui me ramène de Lorient, je longe le fauteuil d’un jeune homme absorbé par une série diffusée sur l’écran de son ordinateur. Il regarde Homeland. Sourire de connivence. Nous sommes dans le même temps.

Homeland fait un carton en France. La série est diffusée sur Canal +. Elle a engrangé aux Emmys Awards toutes les récompenses nécessaires et suffisantes pour intégrer le panthéon – toujours provisoire – des grandes œuvres télévisuelles. Les acteurs sont impressionnants, comme la quasi-totalité des acteurs anglo-saxons, eux qui savent que jouer est un métier et non une opération du Saint-Esprit. L’image et le montage sont impeccables, comme toujours, sans la pesanteur du ‟ téléfilm d’auteur ˮ chère aux producteurs français. Le scénario nous tient d’épisode en épisode, sans défaillir. Bref, il s’agit d’une série américaine. On pourrait ajouter d’une excellente série américaine. Ses deux auteurs, Howard Gordon et Alex Gansa, sont des ex-scénaristes de 24 (24 heures chrono en français). Howard Gordon a également exercé ses talents pour X-files, Buffy, Angel, Alex Gansa pour X-files et Numb3rs.

Homeland est un remake de la série israélienne Hatufim, créée par Gideon Raff. Hatufim racontait le retour de deux soldats israéliens détenus pendant dix-sept ans par des islamistes, leur troisième camarade y ayant laissé la vie. Rester dix-sept ans prisonnier, c’est avoir perdu une grande partie de sa vie et n’avoir pour perspective qu’une impossible réadaptation. Les blessures de la captivité s’augmentent les douleurs du retour : la fiancée mariée à un autre ou le sentiment d’injustice de celle dont l’homme n’est pas revenu. S’y ajoute une épreuve supplémentaire : la suspicion des autorités militaires israéliennes, disposées à croire qu’en une si longue période, il est impossible qu’aucun des deux hommes n’aient livré quelque secret ou, pire, n’ait été ‟ retourné ˮ par l’ennemi. L’absence, qui jongle si aisément des sentiments, est experte dans l’art subtil de la paranoïa. Les soldats sont donc ‟ sérieusement ˮ interrogés par les services secrets israéliens, et le doute s’installe.

La trame de Homeland est quasi-identique à la différence près que l’histoire est réduite à un seul soldat américain tiré par un commando des geôles du terroriste Abu-Nazir au bout de 8 ans de détention et que seule l’agente de la CIA Carrie Mathison s’obstinera à démasquer le traître sous l’uniforme du héros.

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Voilà ce que l’on apprend lorsqu’on se contente de la presse nationale. Ajoutons cette mise en perspective radicale répétée en boucle : Homeland serait l’anti 24. Les américains auraient fait leur aggiornamento et seraient parvenus, dix ans après le traumatisme fondateur de notre toute récente modernité, à une écriture plus subtile et complexe que le rentre-dedans de l’ami Jack Bauer. Ainsi renseignés, nous voici donc au fait de la nouvelle coqueluche de la sériephilie française.

A la lecture de ce constat, une sonnette grelotte dans mon cortex. D’abord parce que moi, je regrette Jack. En dépit de l’usure accélérée de 24 à partir de la troisième saison, cette série forme, avec Battlestar Galactica, les deux fleurons de l’ère post-11 septembre. La preuve, c’est qu’on s’y réfère encore une fois. La seconde cause de cette alerte envers la ‟ révélation ˮ Homeland est qu’en guise d’anti-24, il y a eu à l’époque le fascinant Spooks, bien plus sophistiqué et palpitant que Homeland mais dont personne ne semble se souvenir. Je consacrerai un article un de ces jours à cette saisissante production britannique rediffusée en ce moment sur France Ô, notre aimable chaîne coloniale.

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Revenons à Homeland. Pourquoi s’agirait-il à nouveau d’une fausse bonne série ?

Pour une série fondée sur une trame aussi mince (ici la mise à jour de la traîtrise du sergent Brody) et réduite à si peu de personnages, toute la difficulté est de tenir la distance. La première tentation, lorsqu’on ne tient qu’un fil aussi maigre, est de développer les seconds rôles pour étoffer le récit d’intrigues secondaires. Sur ce point, reconnaissons-le, Homeland s’en tire parfaitement. Les personnages qui cernent le couple Carrie Mathison/Nick Brody sont traités d’une main sûre. Qu’il s’agisse de la femme de Brody ou de celle de Walker, le camarade de détention de Brody décédé en Irak, ou de Mike Faber, l’ami et supérieur de Brody, devenu également pendant quelques années l’amant de sa femme, ou encore du magistral Saul Berenson, juif de service, stratège idéaliste de la CIA, parfait humaniste et mentor de la fragile Carrie Mathison, ils sont tous d’une incontestable authenticité. C’est d’ailleurs le boulot du personnage secondaire : consolider le bâtiment, amener de l’authenticité dans une histoire invraisemblable. A force de crédibiliser, ils finissent parfois par emporter le morceau tandis que les personnages principaux, usés jusqu’à la trame, finissent par défaire.

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Nous sommes tous des personnages secondaires

Voici, au passage, un problème propre aux séries : que faire lorsque les personnages principaux perdent de leur intérêt au profit des rôles secondaires ? L’industrie télévisuelle a une réponse : le spin-off. On a eu, par exemple, The Long Gunmen après X-Files. Mauvaise réponse parce qu’un personnage secondaire devenu personnage principal perd ce qui en faisait la qualité sans parvenir à emplir les habits du héros.

Que faire, donc, de David Palmer, Michelle Dessler, Charles Logan, et surtout de Chloe O’Brian de 24 ? Que faire du Alex Krycek, de l’ homme à la cigarette1 ou des Long-Gunmen de X-Files ? Les laisser sur le bord de la route ? Finalement, ce sont eux qui nous manquent, bien plus que les Jack Bauer, Fox Mulder ou Dana Scully.

Le premier plan et l’arrière plan : tel est le problème de scénariste. Qui prend la lumière ? Jack, Fox, Dana. Mais qui, dans la pénombre, capte l’attention ? Alex, Charles, Chloe. Quitte à caricaturer, disons que la plupart du temps le personnage principal se réduit à sa quête. Quête volontiers arbitraire, schématique, un brin délirante Chacun de ses actes est tendu vers un but et il n’est rien d’autre que ce but à atteindre. Pour l’aider, on en fait souvent un solitaire sans réels liens familiaux, affectifs ou sociaux. On se débarrasse des contingences. Fox Mulder (X-Files), Jimmy McNulty (The Wire), Leroy Gibbs (NCIS), Michael Scofield (Prison Break) pas plus que Carrie Mathison n’ont de réels liens avec le monde. Le seul problème est leur destin, c’est à dire eux-mêmes.

Le personnage secondaire, en revanche, ne connaît que le monde et ses contingences : la famille, l’heure pour rentrer, les fins de mois, les embouteillages, la hiérarchie, la maladie, le bien, le mal. Il nous ressemble, à nous autres, spectateurs. Il vit sa vie comme nous, sans héroïsme, il en subit les contingences sans espérer la réussir. De notre côté de l’écran non plus, personne ne réussit (sa vie), il n’y a que les imbéciles à le croire. La fonction du personnage secondaire consiste à donner la vérité de la situation pour crédibiliser les errements du héros. Toute la noblesse du travail de l’acteur se joue là. Rendre la fiction possible. Le jour où nous en aurons fini avec le capitalisme, les acteurs secondaires toucheront davantage que les premiers rôles. Au nom de notre foi dans le réel et de notre amour de la fiction.

Il m’est arrivé l’autre jour, de reconnaître Saul Berenson, place Sainte Anne, à Rennes, sur le coup de midi. Il s’était rasé la barbe. Une demi-seconde plus tard, je réalisai qu’il ne pouvait évidement s’agir de Saul Berenson, qui est un personnage de série, mais d’un monsieur dont les traits s’en rapprochaient. La confusion venait que j’avais regardé quelques instants plus tôt des images de Mandy Patinkin, l’acteur qui tient de rôle, et que ce monsieur lui ressemblait diablement. Ce genre d’incident, qui m’arrive fréquemment, ne trahit pas un état de confusion mentale – du moins je l’espère – mais bien la potentialité du personnage secondaire à habiter la réalité. Il n’y a aucune chance que je croie tomber un jour, en cherchant où déjeuner, sur une agent de la CIA bipolaire ou un marine ex-otage retourné par Al-Qaïda. En revanche, des visages que je pourrais confondre avec ceux de Jessica Brody, Saul ou Mira Berenson, j’en croise tous les jours dans le bus.

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Surprise sans effet

Revenons-en à la déception.

Pour reprendre la distinction que faisait Hitchcock, Homeland n’est pas une série à suspens mais une série à surprises. Le carburant du récit est l’attente de la révélation de la trahison (ou non) du sergent Brody. Tant qu’à faire, on le préfèrerait même vraiment traître, ce serait mieux. Le terme est donc fixé. Les ingrédients du suspens sont à disposition. Il suffirait de retarder la résolution au moyen d’un certain nombre d’obstacles répartis au fil des épisodes. C’est exactement ce que tente la série mais aussi, hélas, ce qu’elle rate. À chaque épisode ou presque, nous tombe en effet du ciel une révélation, une nouveauté, que d’aucune manière, en toute bonne foi, il était possible de craindre ni même d’envisager. Episode 8 : Tiens, finalement Walker n’est pas mort comme on le croyait depuis le début ! Et ce serait même lui le marine retourné par les terroristes ! Du coup, voilà notre Brody blanchi. Puis coup de barre dans l’autre sens, et dévoilement d’inattendus détails des liens de Brody avec Abu-Nazir. Donc si ce n’est pas Walker le traître, c’est bien Brody ? Les péripéties – au sens scénaristique du terme – se succèdent, ballotant sans ménagement le téléspectateur de bord à bord. Maladresse aggravante, une large part des révélations surgit sous forme de flashbacks selon le bon vouloir de la mémoire du sergent Brody. D’abord Walker est déclaré mort, ensuite on apprend par un flashback que c’est Brody lui-même qui l’a tué sur ordre d’Abu-Nazir, ensuite Walker ré-apparaît bien vivant mais retourné par Abu-Nazir. Pour finir Walker est tué, sans doute pour de vrai, par Brody, sur ordre d’Abu-Nazir. On frôle le mal de mer. Le suspens est mort d’épuisement dans l’intervalle. Ne reste qu’une enfilade de surprises. Or la surprise, on le sait, n’est qu’une émotion sans grande conséquence.

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Pénélope

On va dire que je me répète mais bien plus intéressante est Jessica Brody, la femme du sergent. Toute en douceur et dignité, elle tient la famille unie, gère sa culpabilité, résiste à l’envie de plaquer un mari devenu odieux, résiste aussi à son attirance pour son ex-amant et demeure impeccable en soirée mondaine. Imperturbable Pénélope qui n’a cessé de tisser la vie quotidienne mais n’a su repousser le prétendant. Doux visage d’héroïne classique qui souffre, écartelée entre son devoir et son désir. Il lui aurait fallu Corneille pour le dilemme, Racine pour la lumière.

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On pourrait s’attarder tout aussi bien sur cette autre Pénélope, Helen Walter, toute en souffrance maîtrisée et en jalousie rentrée envers celles dont les maris sont revenus vivants de la guerre. Comment résister à cette force extraordinaire qui s’empare d’elle lorsqu’elle réalise que le silence au bout du fil est celui de son homme revenu d’entre les morts ? Comment ne pas admirer son choix immédiat de se ranger à ses côtés contre la CIA, donc contre sa patrie ? Le texte revenait à Racine cette fois, et à Corneille la charge d’éclairer les visages.

Encore des femmes exemplaires ! La télévision américaine ne connaît plus que le modèle Hillarien, impeccable produit dérivé du féminisme US. Il va falloir nous donner une vraie méchante, un de ces jours, à la hauteur de Maggie Thomas, la serial-killeuse de Wire in the Blood. Une folle, juste une fois pour que la féminité retrouve sa complexité. Car ce n’est pas une Carrie Mathison qui y suffira.

Le coup de grâce

Cet article a été écrit à la fin de la première saison. Depuis, un évènement a ruiné la notoriété de Homeland. Il tient en ces deux images :

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« Homeland n’est pas une série »

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À droite : « Encore le démon rouge, bleu et violet » (référence aux Frères musulmans)
À gauche : « Homeland est une blague, et ça ne nous fait pas rire ».
Photos http://www.hebaamin.com / Propriété des artistes

Les graffiteurs arabophones embauchés pour « décorer le décor » et lui donner une touche d’authenticité, ont en effet pris la liberté d’exprimer leur avis sur la série, sans que la production n’ai songé à savoir ce qu’ils avaient écrit. Le résultat a été redoutable.

Évènement unique dans l’histoire des séries : le décor se retourne contre la fiction. Il faudra s’en souvenir.

Amin Heba, l’un des graffiteurs déclara au Guardian : « Nous pensons que la série perpétue des stéréotypes dangereux en réduisant une région entière en farce, en usant d’une représentation grossière qui nourrit une propagande politique. »

Laissons donc lui le mot de la fin.

Notes

1 La pirouette de Chris Carter qui consacra un épisode entier de X-Files à l’homme à la cigarette (épisode 7, saison 4) détruisit définitivement son personnage en vol. Certes, le ton était à l’auto-dérision mais le personnage, poussé à la caricature, ne pouvait décemment plus retrouver sa place dans le cours de la fiction.

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