De la pesanteur objective du réel
On a applaudi, longuement et chaleureusement, à ces séries télévisées qui puisaient leur inspiration et leur énergie dans la réalité. On a soutenu le réalisme le plus réaliste. De Dragnet à The Wire, on a maintenu contre vents, marées et mauvais scénarios la puissance de l’effet de réalité. La télévision, affirmions-nous, est faite pour nous présenter une réalité dans laquelle nous nous reconnaissons. Nées d’une longue familiarité avec les faits, ces séries nous donnaient du réalisme l’expression la plus sentie, la plus exigeante. Les britanniques et les américains, évidemment, y excellent. Ils vont sur le terrain, passent le temps qu’il faut, s’imprègnent, analysent, comprennent avant de se risquer à écrire une ligne. Leur conception du métier fait que David Simons a été journaliste et a passé des nuits et des nuits avec des patrouilles de police dans les rues de Baltimore avant d’écrire The Corner ou que Jack Webb a fouillé les archives de la police de Los Angeles pour y dénicher les histoires de Dragnet.
Voici maintenant une série, Narcos, qui repose elle aussi sur des faits absolument authentiques, qui reconstitue fidèlement les années 80 et la Colombie de l’époque et qui le fait en prenant le risque d’une écriture simili-documentaire. Les acteurs ressemblent aux personnages de l’époque, à commencer par l’abominable Pablo Escobar, les faits sont certifiés, le contexte politique est conforme, pas une chemise, pas un blouson ne détonne dans le décor, quelques images d’archives se mêlent aux reconstitutions et une voix off nous raconte ce qui se passe. L’effet documentaire joue à plein. Un documentaire-fiction, comme ceux qui sont apparu en quantité dans les émissions historiques parfois à renfort d’images de synthèse.
Ce “ documentaire ” prévu pour durer nous narre donc l’ascension des cartels de trafiquants de drogue en Amérique Latine. Le sujet est passionnant tant les circonstances de ce grand chaos né en Amérique Latine pendant la Guerre Froide est à la fois complexe et effrayant. L’aveuglement et la paranoïa des services américains, leur implication dans les coups d’état fascistes et les trafics de drogue, les directives stupides ou scandaleuses des présidents américains républicains, de Nixon à Reagan et Bush senior, les sommes extraordinaires gagnées par les trafiquants semblent appartenir à une histoire disparue. Pourtant, Escobar imagina réellement accéder à la présidence de la Colombie. En 1980, en Bolivie, le général Meza s’empara du pouvoir et les narco-trafiquants eurent le pays entier à leur disposition pendant deux ans. L’argent de la drogue finança les Contras au Nicaragua grâce à la logistique de la CIA et du général narco-trafiquant Noriega. Enfin, aujourd’hui encore, les cartels mexicains règnent sans que l’État parvienne à les juguler.
La saison 1 de Narcos s’attache à Escobar et à la Colombie. À l’heure où les FARC et le gouvernement viennent de s’engager vers la paix, sous l’égide de Cuba, il est bon de revenir sur le détail des terribles années 80. Narcos le fait donc sous le déguisement du documentaire. La mode est aux reconstitutions historiques. Aquarius, Magic City, Mad Men et beaucoup d’autres ont largement ouvert la voie. Les décorateurs et costumiers sont à la fête. Mais Narcos se démarque, comme je le disais, en reprenant les codes du documentaire. On n’y croit évidemment pas, ce qui affaiblit le propos. Chaque spectateur a bien conscience qu’il a affaire à une fiction réaliste qui ne fait qu’emprunter les codes du documentaire. Pour que ce style narratif prenne, pour qu’on y croie, il aurait fallu que le feuilleton trouve dans le documentaire une forme d’efficacité. Les personnages sont à leur place, certes. Ils ressemblent à leurs modèles à s’y méprendre. Les méticuleux pourront vérifier chacune de leurs actions, elles correspondent à des faits historiquement établis. Quelque chose manque, cependant. Et ce manque, peu à peu, s’accroît jusqu’à évider une large part du récit. On le ressent devant la mutité du personnage d’Escobar, le plus souvent silencieux ou contemplatif. Ou encore devant l’inactivité du héros, l’agent de la DEA souvent réduit au rôle de commentateur. Les personnages semblent n’agir que par secousses, entre deux phases de langueur. Le récit s’étire parce que les scénaristes n’ont pas osé remplir les trous, souder la matière objective à la flamme du subjectif.
Clélia Cohen, la critique de Libération, parle très justement (et dans un style très années 80) de “ pesanteur objective du réel ”. “ Ce réel pourtant, ajoute-t-elle, Narcos ne l’oublie jamais : des images d’archives, JT relatant tel ou tel attentat ou interviews de certains protagonistes, ponctuent çà et là les épisodes, procurant à l’ensemble un effet très efficace. Ce qui devait nous éloigner de la fiction nous y plonge davantage, et la greffe entre documentaire et romanesque prend. Et de là, s’élance un vertige palpitant. ” Encore faudrait-il que l’on ait cru au documentaire, que l’on n’ait pas perçu l’effet documentaire comme un effet fictionnel. Pas plus les indices qui parsèment la série, ces images d’archives, interviews ou extraits de journal télévisé, que la ressemblance physique des acteurs à leurs modèles ne procurent “ à l’ensemble un effet très efficace ” parce qu’ils ne sont reliés par rien d’assez consistant et qu’ils ne font “ qu’effets ”. Des effet vite décodés comme effets narratifs. La preuve du réel n’est jamais le réel lui-même.
On n’y croit pas. Or la croyance est ce qui crée le spectateur, ce qui le constitue face aux images et aux sons. La fiction la plus absurde ou la plus échevelée susciterait une croyance plus forte que Narcos. Pour prendre d’autres exemples, j’avancerais presque que le journal télévisé, qui semble chez cette critique relever des preuves de réalité, me semble relever de la fiction (la fiction quotidienne, la fiction du pouvoir) bien davantage qu’un quelconque Band of Brother, qui, lui, romançait des faits authentiques de la Seconde Guerre Mondiale et réussissait à nous plonger dans cette guerre en nous faire partager les souffrances et succès de ses personnages.
À user d’un code si évident, le code du documentaire, Narcos échoue à nous faire adhérer à son récit. Bien sûr, on ne met pas en doute les faits. Ce sont les faits eux-mêmes qui semblent douter de leur réalité dans un feuilleton télévisé.
Narcos est une série américaine crée par Chris Brancato et diffusée en 2015 sur Netflix. Elle est interprétée notamment par : Wagner Moura, Boyd Holbrook, Pedro Pascal, Joanna Christie, Paulina Gaitan, Danielle Kennedy,…
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