« Quant il eût passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre »
Dalida n’aurait jamais dû chanter qu’elle voulait mourir sur scène. C′était prendre le risque de revenir la hanter, un jour ou l′autre, cette scène, à défaut de sépulture. Sacha Distel, lui, n′aurait pas dû composer La Belle Vie, ce standard repris par Tony Bennett, Frank Sinatra, Duke Ellington ou Sarah Vaughn. Il n′aurait pas dû, car la vie, flattée d′un si bel hommage, n′a pas voulu le lâcher. Et avec eux sont remontés sur scène Claude François et Mike Brant, tous les deux décédés depuis longtemps et dans des conditions terribles. Cela s′est passé en janvier dernier au Palais des Congrès de Paris. Le congrès des morts chantants.
Pourtant « l’idée n’est pas de faire revivre les morts, mais de remonter à l’époque où ils étaient vivants» proteste le créateur du spectacle, David Michel qui a dû être médium dans une vie antérieure. Cela ne l′a pas empêché de demandé à l’Ircam de disséquer les interviews et interprétations de ces chanteurs pour extraire tous les phonèmes qui permettent de reproduire leur voix dans n’importe quelle situation. Curieuse occupation pour un Institut de recherche autrefois fondé par Pierre Boulez.
Le cinéma avait lui aussi commencé ainsi. « On recueillait déjà et l’on reproduisait la parole, on recueille maintenant et l’on reproduit la vie. On pourra […] revoir agir les siens longtemps après qu’on les aura perdu » écrivait Le Radical du 30 décembre 1895, deux jours après la première projection publique des Frères Lumière. Edison voulait créer une radio pour enregistrer les voix des morts et voyait en son invention, le kinétoscope, un précurseur du cinéma, un moyen de faire revivre les morts. Le projet a toujours été celui-là. Aucun autre. Abolir la mort. Continuer à vivre après la mort, avec nos morts.
Ainsi, en 2017, grâce aux hologrammes, les morts sont venus à nous et nous ont divertis. Tout comme les pas-encore-nés (sans jeu de mot tauromachique), comme cette Hatsune Miku, la star holographique japonaise dont les fans écrivent les chansons et qui fait déborder les salles de concert. Tupac Shakur, Elvis Presley et Michael Jackson ont donné des concerts en dépit de leur inhumation plus ou moins récente. Michael Jackson, l′avait bien cherché, lui qui jouait les zombies dans son clip Thriller. Nous sommes entrés dans un monde où la seule frontière qui compte, le Styx ou quelque soit son nom, s′efface au profit d′une étrange jouissance. C′est la Nuit de Walpurgis, celle durant laquelle, comme l′explique Bram Stocker « des milliers et des milliers de gens croient que le diable surgit parmi nous, que les morts sortent de leurs tombes, et que tous les génies malins de la terre, de l’air et des eaux mènent une bacchanale ».
L′inquiétante étrangeté
« E. Jentsch a mis en avant, comme étant un cas d’inquiétante étrangeté par excellence «celui où l’on doute qu’un être en apparence animé ne soit vivant, et, inversement, qu’un objet sans vie ne soit en quelque sorte animé», et il en appelle à l’impression que produisent les figures de cire, les poupées savantes et les automates. » écrit Sigmund Freud en 1919 dans Das Unheilmliche (l′inquiétante étrangeté). Sans entrer dans la théorie psychanalytique, on se souvient que ce texte examine une nouvelle d′Hoffman, intitulée L′Homme de sable, qui évoque d′abord la terreur d′un enfant, Nathanaël, envers l′homme de sable, personnage fantastique que sa nourrice invoquait pour le contraindre d′aller au lit. Cet homme de sable est un marchand de sable terrifiant qui jette du sable dans les yeux des enfants encore éveillés. Violemment irrités, les yeux leur jaillissent de la tête et l′homme de sable s′en saisi pour nourrir ses petits, sorte de bébés hiboux voraces, dévoreur d′yeux d′enfants. Cette vision cauchemardesque poursuit Nathanaël jusqu′à l′âge adulte. C′est alors qu′un jour, il croit reconnaître l′homme de sable dans un opticien ambulant auquel il achète une lorgnette. Avec cette lorgnette il découvre Olympia, la fille de son voisin, le professeur Spalanzani et en tombe éperdument amoureux au point de délaisser et même de rejeter son amoureuse, Clara. Or Olympia n′est qu′un automate. Une figure animée mais privée de vie. Une Galatée dont Nathanaël-Pygmalion tombe éperdument amoureux.
Or, « Olympia est un automate dont Spalanzani a fabriqué les rouages et auquel Coppola – l’homme au sable – a posé les yeux. » raconte Freud. Laissons de côté ce lien que Freud établit entre la privation du regard et la castration pour mieux nous arrêter sur le second thème de la nouvelle celle double artificiel, de la vie sans la vie : « Dans L’Homme au sable, écrit Freud, se rencontre encore le thème de la poupée animée que Jentsch a relevé. D’après cet auteur, c’est une circonstance particulièrement favorable à la création de sentiments d’inquiétante étrangeté qu’une incertitude intellectuelle relative au fait qu’une chose soit animée ou non, ou bien lorsqu’un objet privé de vie prend l’apparence trop marquée de la vie. »
Voici donc, qu′aujourd′hui, avec ce spectacle de hologrammes, ce qui relevait jusqu′à ce jour de la littérature fantastique, se matérialise sous nos yeux. Ce n′est pas la première tentative. Plusieurs émissions de télévision se sont déjà permis de jeter des ponts sur le Styx. Débuts maladroits avec Serge Lama chantant Je suis malade en duo avec une projection de Dalida, puis, rapide évolution, ce sont Les duos de l′impossible où, grâce au montage et aux incrustations, se donnaient la réplique Charles Trenet et Smaïm, Gilbert Bécaud et Julie Zenati, Mike Brant et Cerena, Lara Fabian et Sacha Distel, Joe Dassin et son fils Julien, Léo Ferré et Richard Cocciante. Subjugué, le présentateur, Jean-Pierre Foucault, déclarait : « J′en ai eu la chair de poule ! ». Inquiétante étrangeté en effet que produisent ces couples impossibles.
La radio et le cinéma donnent naissance à la télévision. Celle-ci, par la grâce de l′effet de direct, abolit le temps entre l′image et le modèle. Elle abolit aussi le temps entre les images. Ce faisant, elle poursuit le désir intime du cinéma. Elle donne une visibilité aux âmes errantes qui hantent les ondes hertziennes.
Le puzzle s′assemble au fil des décennies. Dès la fin du XIXème siècle, Edison avait tout en main : la maîtrise de l′électricité, le kinétoscope, ce prédécesseur du cinéma, le phonographe et le nécrophone (le terme est de Philippe Baudouin), un « appareil scientifique permettant aux morts d′entrer en relation avec nous » qu′il considère comme un « téléphone psychique ». Mais surtout, il avait la prescience de la finalité de toutes ces technologies que son siècle faisait éclore. « Domestiquée par l′homme, déclarait-il, l′électricité a ceci de particulier qu′elle peut aussi bien servir l′homme que l′asservir, voire l′annihiler pour ensuite le faire revenir sous forme d′avatars magnétiques ». Les avatars d′Edison, ce sont les hologrammes dont un homme de sable, aujourd′hui, nous offre le spectacle.