Hymne à Fortune
J′avoue avoir eu les larmes aux yeux aux trois cinquièmes du quatrième épisode de Luck, lorsqu′après un départ catastrophique, Gettin′ up morning, le poulain monté par Rosie, franchissait la ligne d′arrivée avec je ne sais de combien de longueurs d′avance. Les larmes étaient celles du vieux Walter Smith (Nick Nolte), le propriétaire du cheval dont j′avais épousé la respiration haletante et les gestes mimétiques tout au long des 1200 mètres de la course. Il y avait quelque chose de très lointain qui remontait à la surface de son visage, quelque chose qui lui venait de son Kentucky natal, patrie américaine des chevaux, et, sans doute aussi, de l′Irlande de ses ancêtres, tous fichus obsédés de chevaux. Cet homme pouvait mourir en paix. Et la cavalière, pure irlandaise, elle, la voir triomphante, rayonnante, débordante de fierté dans ce monde d′hommes, illuminait jusqu′au jour.
C′était une leçon à tout ce monde des courses, parieurs, entraîneurs, propriétaires, palefreniers, vétérinaires, employés et gestionnaires d′hippodrome, spectateurs ordinaires pour lesquels les chevaux sont, ou ne sont pas, de simples numéros à cocher sur un ticket, de simples investissements, de simples moyens de gagner sa vie ou de simples objets d′excitation passagère.
Et tout cela emporté par une caméra virtuose, un montage époustouflant et un rare sens de la couleur.
Il peut paraître ridicule de céder à ces élans de lyrisme, à cet héroïsme de l’ordinaire, mais ils sont ce qui subsiste de la puissance de la télévision à l′ère post-télévisuelle des séries tirées au cordeau.
Après, tout s′est évanoui. La tension est retombée. La vie a repris son cours monotone, la mienne comme celle des protagonistes de Luck. Que reste-t-il d′un moment aussi éphémère, de ces quelques minutes d′exaltation ? J′ignore si les courses de chevaux sont un art ou un sport ou autre chose mais il y a, à leur sujet, quelque chose d′indicible. Comme pour la danse, la corrida, la chasse à courre ou la boxe. C′est un monde en soi. Un monde avec sa langue, ses règles, ses codes, sa population. Un monde à l′écart du reste du monde. Impossible de s′y intégrer, on ne peut qu′observer de l′extérieur en tentant vainement d′en décrypter les arcanes.
Ecrite par David Milch, parfait connaisseur du milieu, produite en 2011 par Dustin Hoffman et Michael Mann (qui réalisa le pilote), interprété par Dustin Hoffman et Nick Nolte, Luck affiche alors d′immenses ambitions.
Trois lignes narratives se côtoient : celle de quatre lascars, Lonnie, Marcus, Jerry et Renzo, parieurs invétérés, incrustés dans leur angle d′une tribune, hébergés toute la saison dans un motel à proximité du champ de course. Les talents de pronostiqueur de Jerry leur font gagner 2,6 millions de dollars. Jerry ira claquer l’essentiel de sa part sur les tables de poker mais le groupe décide d′investir dans un cheval. Peu à peu, ces parieurs pour lesquels les courses n′étaient que numéros et stratégie, vont découvrir ce qu′est un cheval. Parallèlement, le vieux Walter Smith, prépare son poulain, Gettin′ up morning, pour ses premières courses. Avec lui, c′est l′ancienne tradition qui survit. La compréhension de la nature propre de chaque cheval, la monte respectueuse (cravache interdite), le lien intime avec l′animal.
Vient enfin Chester « Ace » Berstein (Dustin Hoffmann), tout juste sorti de prison et frappé d′une interdiction de s’occuper de jeux d′argent. Ace reprend quand même ses activités, sous le couvert de Gus, son homme de paille. Son projet naît d′un constat : la baisse de fréquentation des hippodromes et la crise de l′immobilier. Quand on a des millions à investir, racheter des parts d′hippodrome et y développer une activité de casino semble être plus judicieux que de faire couler du béton. Des circonstances inattendues vont cependant moduler son projet : la rencontre d′une femme engagée dans une association d′aide aux prisonniers au travers de l′entretien de chevaux âgés et l′achat d′un brillant cheval de course. Tout ceci va amener Ace à approcher les chevaux et tomber lui-aussi sous leur charme. Ses anciens complices vont toutefois lui rappeler la violence d’un milieu dont il fait encore partie.
De nombreux personnages gravitent autour des champs de courses et vont de l′un à l′autre, soudant efficacement les trois histoires : l′entraîneur Turo Escalante, l′agent de jockeys Joey Rathburn, la vétérinaire Jo Carter, les journalistes spécialisés et enfin les jockeys eux-mêmes, notamment Rosie, Leon et Ronnie.
On comprend que le projet de Luck est bien plus vaste que de seulement portraiturer l′univers des courses. Le talent de David Milch est d′en faire un paysage complet de ce monde, avec sa noirceur et ses triomphes, ses ombres et ses aurores, ses bassesses et ses éclats de gloire. Hors de l′hippodrome, rien de cela n′existe. En retour, métaphoriquement, l′hippodrome devient le monde.
Fortuna
Il y a quelques temps existaient encore en France des PMU à l′ancienne, puant le tabac froid, jonchés de tickets déchirés et de mégots, éclairés d′une lumière sale, clos de guichets grillagés, où errait une foule incertaine de chômeurs, de commerçants et d′employés en congé-maladie. Que des hommes. Les uns jouaient leurs allocations, les autres leur recette de la veille, les derniers ce qui leur restait d′économies. Nulle part, on ne voyait de chevaux. Pas même sur les écrans qui n′affichaient qu′une liste de numéros. Pas la moindre image, pas le moindre commentaire en direct des champs de course. Des chiffres, seulement des chiffres. Sur quoi donc venaient miser tous ces fantômes, pronostics en main ? Ce n′était pas un spectacle triste, c′était au-delà. Un univers de roman noir.
Produire une série sur le business des courses touche le problème très contemporain de notre rapport aux animaux et ne pouvait que déclencher les réactions des antispécistes. Ce qui ne manqua pas de se produire. D’autant que Luck ne dissimule rien de la dure conditions des chevaux, comme dans cette séquence au tout début où un cheval se brise une patte en pleine course et se voit immédiatement euthanasié.
Une association de protection des animaux s′est donc émue auprès d′HBO après les décès accidentels de trois chevaux. Mais on sait aussi que l′audience de la série ne fut pas à la hauteur des espérances. Un peu plus d′1 million de spectateurs pour le premier épisode contre le double pour le premier épisode de Trône de fer, diffusé à la même époque. Bref, Luck a été abandonnée au terme de sa première saison et a rejoint le cimetière des grandes séries tuées dans l′oeuf. Avec Rubicon, Carnivale, Berlin Station, Chance et tant d′autres. La décision est d′autant plus regrettable que Luck avait en réserve assez de ressorts narratifs pour se développer.
Ceux qui se sont mis à croire à une politique des auteurs télévisuels en seront pour leurs frais, les diffuseurs sont aux manettes et les chiffres d′audience font loi. La télévision est une industrie, aussi brutale que business des chevaux de course.
En notre époque néo-victorienne, une activité aussi vaine que parier sur les courses de chevaux a tout pour être suspecte. De nos jours, on ne dépense (et on ne se dépense) pas pour rien. Accumulation, accumulation. De bons points, de bonne santé, de liens sociaux, d′économies, de placements rentables, d′affection, d′amis Facebook, que sais-je ? Confier sa vie entière aux mains de la Fortune relève ici-bas de l′aberration mentale.
Pourtant, bien au contraire, consulter son oracle au guichet d′un hippodrome n′a rien d′insensé, c′est un acte quasi-religieux. C′est croire à une puissance supérieure, que l′on harcèle en lui faisant don de ses biens, tout en sachant qu′elle ne répondra jamais de la façon espérée. C′est une dépossession. L′obsession de Jerry à jouer, qu′il s′agisse de courses de chevaux ou de poker, à provoquer méthodiquement le destin, a quelque chose de démesuré, de surhumain. De nos jours, on traite sans doute le problème au moyen d′une bonne thérapie, mais pris autrement, sous l′angle tragique, le personnage porte en lui cette démesure qui l′extrait du flot commun. Sans compter qu′il est, physiquement, plus beau et, intellectuellement, plus fûté qu′on se satisferait de l′être. De toute la série, il est sans doute la grande figure tragique du récit. On s′étonne qu′il ne tombe pas, subitement frappé par la foudre.
Mais Ace, l′impérial Ace réinstallé sur son trône, livrant bataille aux traîtres, et Marcus, le paraplégique Marcus, chef de la petite bande hétéroclite de parieurs, qui ne cesse de vitupérer contre le monde entier, et le vieil homme, Walter, porteur du savoir antique sur les chevaux – autrement dit le roi, l’estropié et le sage – ne sont-ils pas, eux-aussi, des figures de tragédie ? Ou peut-être des figures de tarot, de celles qui servent à prédire l’avenir ?
D’un point de vue plus sociologique, les courses de chevaux tiennent à la fois de la compétition et du hasard. Le joueur y est à la fois actif et passif. On voit dans Luck à quel point les stratégies à élaborer pour gagner sont complexes, au point même d′échapper totalement au profane. Une part de savoir (qualités et ascendance des chevaux, qualité du terrain, etc..), de maîtrise des codes (système des cotes et des paris groupés) est indispensable mais aucun parieur ne peut faire avancer un cheval plus vite. Comme dans tout jeu de compétition ou tout jeu de hasard, les joueurs sont sur un pied d′égalité. Des règles très strictes sont là pour s′en assurer. Il n′empêche que l′imaginaire perçoit les choses différemment. Aux courses, on ne gagne pas parce qu′on est soit-même meilleur, mais, lorsque l′on gagne, qui pourrait contester qu′il ne s′agit que de chance ?
C′est dans cette perspective mentale qu′il faut replacer les personnages de Luck, car c′est en cela qu′ils échappent au monde profane du travail, de la propriété et de l′héritage, tous également sources d′injustice, pour un monde idéal gouverné par la déesse Fortune.
Luck est une série télévisée américaine crée par David Milch pour HBO et diffusée en 2011-2012. Elle était interprétée notamment par Dustin Hoffman, Dennis Farina, John Ortiz, Richard Kind , Kevin Dunn, Ian Hart, Jason Gedrick, Ritchie Coster, Jill Hennessy, Nick Nolte,…