(en mémoire de Carlos Munoz Portal, assistant de la série Narcos, abattu lors de repérages au Mexique le 11 septembre 2017)
Soy el fuego que arde tu piel
Soy el agua que mata tu sed
El castillo, la torre yo soy
La espada que guarda el caudal
Tu el aire que respiro yo
y la luz de la luna en el mar
la garganta que ansio mojar
que temo ahogar de amor
y cuales deseos me vas a dar
mi tesoro basta con mirario
tuyo sera, tuyo sera
Dès les premières notes du générique de Narcos, on sait à quelle disposition d′esprit elle nous invite. Indolence et moiteur de l′air.
Très vite, pourtant, la touffeur tropicale est lacérée de cris et de coups de feu. Tortures et assassinats règlent l’ordinaire des jours. Partagée entre les narco-trafiquants, la guérilla, la contre-guérilla et l’armée, la séduisante Colombie est, dans ces années 80-90, le pays le plus violent du monde. Et de loin.
Après avoir narré l′ascension du Cartel de Medellín, c’est à dire de Pablo Escobar, la troisième saison de Narcos évoque l′histoire de ses successeurs : le Cartel de Cali. En 1993, cette association de trafiquants s′était débarrassée d’Escobar en aidant les autorités à le localiser. Désormais, la place était à elle.
Le cartel de Cali fit encore mieux en terme de trafic que Pablo Escobar, allant jusqu′à fournir 90 % du marché nord-américain. Mais surtout, à la différence de leur meilleur ennemi, « les Caballeros de Cali » évitaient la lumière. Ils restaient discrets, corrompaient tout ce qui pouvait l′être et géraient leur affaires criminelles avec les moyens bancaires modernes, bien loin des entrepôts d′Escobar remplis de dollars rongés par les rats. Leur argent se fondait dans l′opacité des paradis fiscaux à celui des fraudeurs du monde entier. Quant à leur sécurité, elle était si obsessionnellement organisée, qu’ils restaient inapprochables.
À l’époque de sa gloire, le populiste (et populaire) Escobar avait réussi à se faire élire député et envisageait le plus sérieusement du monde d’accéder un jour à la présidence de la République. Il pouvait compter sur les classes les plus pauvres qu′il arrosait de logements, de stades ou d′écoles. Sous la conduite de Miguel Rodríguez Orejuela et de son frère Gilberto Rodríguez Orejuela, les Caballeros de Cali, eux, se contentaient de financer les campagnes électorales et tenaient l′Etat à leur merci, jusqu′au gouvernement colombien, président Samper en tête. Glorieuse époque des narco-états où la CIA barbotait comme un poisson dans l′eau, obsédée par sa lutte contre le communisme. La Bolivie, le Nicaragua, le Guatemala et bien d’autres pays en firent les frais.
Cette guerre, pourtant, les États-Unis d’Amérique étaient en train de la perdre irrémédiablement en laissant sur le champ de bataille des centaines de milliers de cadavres de junkies ou de simples adolescents fauchés par une overdose dans les rues de ses propres villes. Tel était objectivement la conséquence de l’aveuglement idéologique des années Reagan. Nous en sommes maintenant aux swinguantes années Clinton. Clinton a mis en place l’Alena, le marché libre et ouvert entre le Canada, les USA et le Mexique, bénédiction absolue pour les narco-trafiquants.
Tout ceci, la saison 3 de Narcos nous l′expose clairement. L′agent de la CIA en poste à Bogota essaie de faire comprendre la situation à son collègue de la DEA* : la guerre contre la drogue est déjà perdue, autant laisser tomber et préparer la prochaine.
Raconter par la télévision
Les deux premières saisons de Narcos avaient joué une partition originale qui combinait images documentaires, reconstitutions romancées et narration off. Elle poursuit en s′appuyant sur ce triptyque d′autant plus efficace qu′il revendique sa nature télévisuelle. En s′achevant sur l′extinction d′un signal télévisé analogique, le générique affirme d′emblée d′où vient la série. Aucune prétention cinématographique à la Lynch ici, de la télé, juste de la télé, mais de la télé juste.
La télévision ramène tout au temps présent. C’est la conséquence de l’effet de direct. Elle nous prend à témoin. Avez-vous vu les premiers pas sur la Lune ? Oui, j′y étais. Avez-vous vu la chute des Twin Towers ? Oui, j′y étais aussi. La visite de Clinton en Colombie ? Oui, je l’ai vu descendre de l’avion. Et la mort de Pablo Escobar, sur un toit de tuiles ? Oui, je crois que j′y étais… Document, fiction, narration off, tout est là, ensemble, simultanément et confondu. On pourrait appeler cela l’effet de synchronisation. Les différents niveaux de discours sont rapportés au même plan, au même instant, sur le même écran. Informations, arts, jeux, sports, fictions, débats… qu’importe, la télévision synchronise. Elle synchronise les images entre elles mais aussi avec nous. Et c’est de cet instrument dont joue Narcos.
Le héros à la triste figure
Dans cette histoire de lutte contre les narco-trafiquants, le chevalier blanc est l′agent de la DEA Javier Peña, l′ancien partenaire de Steve Murphy. La première saison racontée du point de vue du très anglo-saxon Murphy correspondait aussi à notre découverte d′un monde que nous connaissions mal : l’Amérique Latine des années 80-90. Elle avait en cela une fonction pédagogique pour nous autres spectateurs européens.
Pour les spectateurs latino-américains, c′était une autre histoire. L′accent de Wagner Moura, l′acteur brésilien qui interprétait Pablo Escobar, avait fait rire tout Bogota avant de sérieusement l′agacer. Cette fois, c′est l′accent chilien de Pedro Pascal, l′interprète de Javier Peña, qui énerve, et plus généralement le patchwork des accents dans une histoire supposée se dérouler en Colombie. Pour une production de Netflix destinée à séduire le public hispanophone, c′est un peu raté.
Passons. Maintenant que nous sommes au coeur du conflit, que nous connaissons les règles du jeu et les mentalités, le latino-texan Javier Peña a donc pris le relais. Latino contre latinos. La guerre est peut-être toujours celle du nord contre le sud mais elle devient aussi celle de deux facettes antagonistes de la latino-américanité. Ou peut-être même de la latinité tout entière tant la corruption semble y être viscéralement attachée, tout autant, au moins, que la figure malheureuse de Don Quichotte.
Car Peña incarne un parfait Quichotte qui fait de la lutte contre le narco-trafic sa guerre personnelle. La CIA lui met des bâtons dans les roues, l′ambassadeur US en Colombie lui cache la vérité, les policiers colombiens censés l′aider sont payés par le Cartel, il le sait ou le découvre. Qu′importe, il avance, profitant de la moindre faille, de la plus petite opportunité. Il a réussi à abattre Escobar, peut-être réussira-t-il à vaincre le Cartel de Cali ? Mais après, ce sera quoi ? Le Cartel del Norte del Valle est déjà prêt à prendre la succession. Après ce sera un autre… Il le sait aussi mais cela ne change rien.
Son collègue de la CIA a beau lui expliquer, Peña ne se résout pas au cynisme. Sa grandeur tient tout entière dans son obstination chevaleresque. Les autres, tous ceux qui ne cherchent qu′à limiter les dégâts ou qui sont déjà passés à autre chose, paraissent bien peu à ses côtés même si, on s’en doute, ce sont eux qui resteront, une fois l’idéaliste à terre. Narcos parle aussi de cela, de l’inutilité essentielle des seuls combats qui vaillent la peine.
Narcos est un feuilleton créé par Chris Brancato, Eric Newman et Carlo Bernard et diffusé depuis 2015 sur Netflix. Il est interprété notamment par : Pedro Pascal, Arturo Castro, Andrea Londo, Matias Varela, Damian Alcazar, Francisco Denis, Alberto Ammann, Michael Stahl-David, Matt Whelan, Eric Lange, Javier Cámara, Margarita Rosa de Francisco,
Note :
* Drug Enforcement Administration