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La cause des femmes s′est trouvée une porte-drapeau planétaire en la personne de Margaret Atwood dont deux romans viennent d′être adaptés, à un an d′intervalle, pour la télévision. On avait déjà parlé de la dystopique Handmaid ′s Tale, voici « l′historique » Alias Grace. Toute les deux étant des histoires de « servantes ».

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Alias Grace traite d′une affaire criminelle survenue dans la région de Toronto, au Canada, en 1843. Garce Mark et James McDermott, deux serviteurs d′un propriétaire terrien, furent accusés du meurtre de celui-ci et de sa maîtresse, Nancy Montgomery, la gouvernante. Ils furent tous les deux condamnés à mort mais la peine de Grace Mark – 16 ans au moment des faits – fut commuée en prison à vie avant qu’elle ne soit graciée, trente ans plus tard. Nul ne sut jamais si elle participa activement au double meurtre ou ne fit qu′y assister, impuissante. Elle nia, son complice l′accusa. De cette affaire assez banale, Margaret Atwood tire une leçon sur la condition des femmes au XIXème siècle, dans ce qui était encore un peu une colonie britannique. Plus qu′une reconstitution historique, largement documentée, c′est la sujétition des femmes au système patriarcal qui concentre toute l′attention des scénaristes. À l′exploitation de leur force de travail s′ajoute l′aliénation par la religion et l′asservissement de leurs corps au désir de leurs maîtres.

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Le contexte politique est celui des années qui suivirent l′échec de la rébellion des Patriotes contre le régime ploutocratique de l′époque. Mêlée pour partie de républicanisme et de tensions religieuses, la tension de ce conflit de classe subsiste sous forme de confidences, de ruines abandonnées dans la nature et de fanfaronnades des vainqueurs. L′immigration en provenance de l′Europe est à flux continu, essentiellement issue d′Irlande, dans des conditions épouvantables. La mère de Grace meurt au cours de la traversée. Son corps est inhumé en mer. A peine débarqués, les immigrés grossissent les rangs du lumpen-proletariat de la colonie.

Alias Grace narre plus précisément la courte vie d′une toute jeune fille, qui, à peine débarquée des cales d’un rafiot asthmatique, se place comme domestique dans une famille bourgeoise et échappe ainsi à un père alcoolique et abusif. Elle se lie à une autre employée, Mary Whitney, une révoltée-née qui n’hésite pas à tenir des propos séditieux. En dépit de ses convictions, cette Mary se laissera néanmoins berner par le promesses du fils de la famille. Son décès des suites de l’avortement conséquent aux promesses et la façon dont les maîtres dissimulent le scandale est le drame fondateur, davantage, peut-être, que la mort de la mère au cours de la traversée. Aux yeux de le jeune irlandaise, l’hypocrisie sociale est démasquée. L’exemple de Mary signe l’échec de toute révolte. Quelques temps plus tard, Grace est embauchée chez ce propriétaire terrien, au meurtre duquel elle participa ou ne participa pas.

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Le système d′exploitation patriarcal est parfaitement décrit par Margaret Atwood. Les servantes sont tout autant lingères ou éplucheuses de légumes qu′objet sexuels et celles qui savent monnayer ce dernier aspect de leurs fonctions, parviennent à obtenir un statut plus favorable, quoique plus fragile. C′est une règle dans la hiérarchie sociale, il y a toujours une frange à choisir de s′allier aux oppresseurs plutôt que de leur résister. Ce sont eux le plus dangereux, et c′est sans doute pourquoi Nancy est la première à se faire trucider par les deux rebelles.

Ce récit, et toutes les circonstances qui l′émaillent, n′est possible que par le truchement d′un personnage inventé, Simon Jordan, un aliéniste auquel le comité de soutien à Grace demande d′examiner et d′entendre la prisonnière. Le directeur de la prison, qui utilise Grace pour des travaux ménagers, accepte d’accueillir ces entretiens, aussi invraisemblable cela soit-il. Jordan procède avec méthode, il note chaque phrase et commence par interroger Grace sur ses rêves. Nous sommes au mieux en 1873, Freud ne s′intéressera aux rêves que vers 1896. La psychanalyse a, semble-t-il, eu des antécédents au Canada.

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Grace va donner sa version de l′histoire au médecin. Sans être dupe, celui-ci se laisse happer par le récit. La narration est ainsi composée d’échanges entre Grace et Jordan qui alternent avec de longs flashbacks.

Ce qui n’est au fond qu’un long film découpé en six épisodes trouve ici sa limite. L’élocution monotone de Grace et la répétition des scènes d’entretiens freinent la progression du récit. Ce qui en ferait l’intérêt, c’est à dire l’ambivalence du discours de Grace, tantôt du coté de la vérité des faits, tantôt du côté du mensonge qui la préserve, n’est pas menée jusqu’à ses ultimes conséquences. N’est pas Raoul Ruiz qui veut.

Sur le tard, les auteurs ont vraisemblablement réalisé ce que le procédé pouvait avoir de fastidieux. Mais il faut attendre la fin de la saison pour qu′ils abandonnent cette scansion mécanique et qu′ils cherchent à donner aux entretiens entre le médecin et la prisonnière une autre densité. Jordan aurait des sentiments pour Grace et Grace, peut-être, pour Jordan. Un début de transfert ? Les auteurs, par défaut, semblent avoir cédé à cette facilité.

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Parmi les rares personnages qui rompent la monotonie de la vie de la servante, il en est un qui connaît un transformation particulière : Jeremiah Pontelli, le colpoteur, celui qui, à la belle saison, apportait un peu de fantaisie dans le morne quotidien des domestiques. Il courtise un temps Grace. Vers la fin du récit, il songe à devenir hypnotiseur. Hypnotiseur de foire ou hypnotiseur scientifique ? Il ré-apparait à la fin du récit, transformé en hypnotiseur de salon et vole à la rescousse du médecin épuisé. Là où l’écoute échoue, l’hypnose réussira-t-elle a extirper la vérité ? Charcot recourut à l′hypnose en 1878, nous sommes donc en phase avec la modernité de l’époque si tant est que les expériences menées à la Pitié-Salpêtrière aient été divulguées au Canada. Tout ceci nous vaut une scène très fin XIXème où l′hypnose se conjugue au spiritisme et qui a le mérite de précipiter le récit dans une salutaire confusion.

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Toute cette histoire aurait été placé sous le signe de ce XIXème nébuleux, nous aurions peut-être été plus réceptifs à la démonstration. Malheureusement, nous n’avons le droit ni à Flaubert ni à Zola.

Noir et blanc

Au chapitre des apparitions, ajoutons enfin une servante noire dont la seule fonction sera de faire remarquer à Grace que venant d′où elle vient, les difficultés de leur condition commune ne lui sont pas étrangères. C′est tout.

Déjà, dans The Handmaid′s Tale, noirs et blancs se fréquentaient sans l′ombre d′un sous-entendu raciste. La meilleure amie et le mari de l′héroïne (blanche) étaient noirs, son enfant métis. Le racisme restait hors-champ.

Dans Alias Grace, les esclaves noirs, même récemment affranchis, n′existent pas, hormis l’apparition tardive que je viens de citer. Les Améridiens, même convertis, arrachés à leurs familles et éduqués à la manière anglo-saxonne, comme il y en eut tant à cette époque, n′existent pas. Tout comme d′ailleurs les hommes qui peinent dans les champs, les mines ou les usines. Eux-aussi pourtant sont soumis, maltraités, humiliés et leurs corps, s′ils ne sont pas violés, sont détruits par la dureté du travail, les blessures, les maladies, l′alcool. La marchandisation des corps concernerait-elle que les femmes ?

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Il semble, à en croire ces deux séries, que ce soit le cas. L′exploitation décrite dans Handmaid’s Tale et Alias Grace se limite essentiellement à l′injustice de la hiérarchie sociale et aux abus sexuels. Quant à la figure de l′exploitée, elle est clairement identifiée : c′est celle de la servante, qu′elle astique les bibelots ou se fasse violer. Ce n′est pas la l’infirmière ou l′ouvrière derrière le métier à tisser, la marchande des quatre saisons ou la paysanne courbée sur la terre, c′est la domestique. Cet aspect est loin d’être innocent. Dans l’imaginaire social, la servante n’est pas autant une travailleuse que l’ouvrière. Elle partage l’intimité des patrons. Son statut ne tient pas à un savoir-faire spécifique. Elle ne peut revendiquer la plus-value qu’elle apporte à la production ni exiger d’être payée en conséquence. L’ouvrière, elle, le peut. Grace n’est donc pas l’exploitée du système capitaliste mais celle d’une simple hiérarchie sociale. La critique portée par Alias Grace évite ainsi la question politique. Le travail n’y est pas représenté comme une valeur mais comme une simple forme de soumission.

Le substrat idéologique qui engendre cette exploitation, est néanmoins clairement dénoncé : c′est la religion chrétienne. The Handmaid′s Tale décrivait une société aux mains d′un Daesch protestant. Dans Alias Grace, il n′est de dialogue où l′héroïne ne se réfère à la Bible.

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Dès les années 70, des militantes comme Angela Davis ont dénoncé un féminisme « blanc », bourgeois, qui méconnaissait leur condition d′afro-américaines. Quand les premières se battaient pour obtenir le droit à l′interruption de grossesse, les autres se révoltaient contre les stérilisations contraintes pratiquées sur les femmes noires et pauvres. On pourrait aussi bien évoquer les Améridiennes, elles aussi stérilisées aux USA jusque dans ces années-là.

Il est frappant que les deux ouvrages de Margaret Atwood, The Handmaid′s Tale et Alias Grace, publiés respectivement en 1985 et 1996, soient adaptés pour la télévision en 2017.

2017, c′est aussi à la fois « Black Lives Matter », « #balancetonporc » et l′esclavage des réfugiés en Lybie. L′accumulation de meurtres de noirs aux USA, la dénonciation d′harcèlement et d’abus sexuels subis par des actrices renommées et la vente de réfugiés africains destinés au labeur forcé.

En 2017, on ne peut regarder The Handmaid′s Tale et Alias Grace qu′avec ces trois situations en arrière-plan.

En 2017, on est frappé par l’étonnante blancheur de peau des héroïnes de ces deux séries.

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Alias Grace (Captive en vf) est un feuilleton télévisé canado-américain en six épisodes, écrit par Sarah Polley à partir du roman de Margaret Atwood, dirigé par Mary Harron et diffusé à l′automne 2017 sur CBC au Canada. Il est interprété notamment par : Sarah Gadon, Edward Hollcroft, Zachary Levi, Rebecca Liddiard, David Cronenberg, Anna Paquin, Kerr Logan, Paul Gross.

4 réflexions sur “Alias Grace

  1. Pingback: The Sinner | les carnets de la télévision

  2. J’admets ne pas encore avoir regardé l’adaptation d’Alias Grace, mais le roman évite beaucoup des écueils que vous critiquez ici. Les questions féministes n’y sont pas du tout abordées de façon aussi évidente (oui le roman évoque la condition féminine, mais se contente de décrire, sans rien revendiquer ni dénoncer, ce n’est pas le propos), et Margaret Atwood réussit surtout le tour de force de faire parler Grace pendant des centaines de pages (avec un style « oralisé » très juste et intéressant) sans que l’on réussisse à trancher sur les questions de culpabilité, de manipulation, ou de maladie mentale. Le personnage monologue sans cesse, semble se confier très intimement, mais reste profondément opaque et énigmatique – une expérience littéraire que j’ai trouvée assez fascinante.

    Concernant la question du racisme dans The Handmaid’s Tale, je peux peut-être répondre à certaines de vos interrogations: dans le roman de Margaret Atwood, la république de Gilead est white-supremacist et a fait exécuter les afro-américains. Les réalisateurs de la série ont décidé de ne pas reproduire cet aspect car ils ne souhaitaient pas faire un casting exclusivement blanc: “What’s the difference between making a TV show about racists and making a racist TV show where you don’t hire any actors of colour? So that was part of it.”

    • J’ignorais que le roman présentait la « république » de Gilead comme suprématiste blanche. Je m’en doutais d’autant moins que dans un ou deux épisodes une délégation mexicaine est reçue très courtoisement par les hauts dignitaires de Gilead. Merci pour cette information.

      • Cela fait partie des nombreux changements opérés par l’adaptation! D’ailleurs, je ne trouve pas ce choix si incohérent, car Gilead semble être une société obsédée avant tout par la fertilité, on peut donc imaginer que les discriminations non liées à la sexualité et à la reproduction deviennent tout à coup secondaires.

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