Un jour Dieu abandonna les hommes et l′Ouest fut livré à lui-même. Tout le temps où il s′absenta, ce ne furent que coups de feu, attaques de diligences et de banques, hors-la-loi sans morale, affairistes rapaces, amours sans lendemain et vengeances sanglantes sur fond de chevauchées haletantes dans des paysages grandioses. Tout cela fit autrefois un cinéma. Et cela fait maintenant de la grande télévision.
On est loin du Bonanza, des Mystères de l’Ouest ou du Au nom de la Loi de la télévision classique des années 50 à 70. On est tout aussi loin du Soldat bleu ou du Little Big Man du cinéma contestataire des années 70. Mais comme tout genre, le western impose un cadre, des personnages et des thèmes obligés auxquels Godless se conforme consciencieusement.
C′est donc l’histoire d’un village perdu au fin fond d’une terre poussiéreuse, d’une horde de hors-la-loi qui sème la terreur, d’un shérif dépassé, d’une histoire d′amour impossible et d’une solitude sans borne. Mais Godless interprète la partition à sa façon, qui est moderne et répond aux mouvements idéologiques de notre époque. En 2017, en pleine éclosion d′un néo-féminisme qui, par moment, cède au moralisme, Godless oppose un féminisme héroïque, sans doute masculinisé, mais dont l′emphase est celle des grands western. Le scénariste-réalisateur Scott Frank botte d’ailleurs en touche. Pour lui, le sujet n’est pas là.*
Taisons les récriminations, oublions les mises en garde, soyons bon public quitte à se voir reprocher une indéfendable naïveté, laissons-nous emporter par cette nouvelle déclinaison du mythe du Far West. Un Western est un Western est un western.
Soit un village du nom de La Belle dont tous les hommes valides sont morts dans l′accident d′une mine. Il ne reste que les femmes, quelques rares enfants et les hommes trop vieux ou invalides. C’est une « Terre sans homme » comme l′annonce l’affiche de la série.
Un jeune cavalier échoue dans ce village. Il s′appelle Roy Goode, il est séduisant et aussi doué pour le dressage des chevaux que pour le maniement du pistolet. Et pour cause ! Il est le fils adoptif de Frank Griffin, chef d′une bande de hors-la-loi qui terrorise la contrée. Il vient cependant de déserter cette (mauvaise) compagnie et de rompre le lien filial, ce qui en fait un renégat aux aux yeux des bandits et toujours un bandit aux yeux de la justice. La bande de tueurs le traque, bien décidée à lui faire la peau et à éliminer par le feu ou le fer tous ceux qui lui auront porté secours. La justice aimerait, elle-aussi, lui mettre la main au collet.
Ce n′est pourtant pas un mauvais bougre. La farouche Alice qui tient un ranch dans le voisinage de La Belle et qui héberge un temps le bel étranger, s′en apercevra dès leur première rencontre.
Ainsi, dès le premier épisode, on sait qu′un jour où l′autre, le village de femmes aura à affronter la bande de criminels. Ce sera quelque chose entre La Horde sauvage de Sam Pekinpah et Les 7 Mercenaires de John Sturges. Ne pouvant compter sur des hommes qui sont tous malhonnêtes, couards ou invalides, les femmes devront s′organiser en laissant de côté leurs différences et leurs rivalités. Grande leçon d′Amérique.
Question différences, la proximité d′un hameau peuplé seulement de noirs, vestiges d′une unité de Rangers, rappelle opportunément qu′il n′y a pas que la différence des sexes à créer de l′inégalité. Le fait qu′ils aient autrefois traqué le gang de Griffin range ces afro-américains parmi les alliés naturels des femmes de La Belle, en dépit de conflit passés au sujet de la pollution de la mine.
Des critiques plus exigeants pourraient reprocher à Godless son côté bon élève de la classe de Western. Effectivement, de la musique grandiloquente aux paysages démesurés, tout y est. La solitude, premier sujet de tout bon Western habite chaque plan. Alice est seule depuis son viol par un bande d′indiens, Roy est seul depuis qu′enfant son frère l′a abandonné, le shérif est seul depuis que sa femme est morte, toutes les femmes de La Belle sont seules depuis que leurs hommes ont morts dans la mine et toute l′histoire n′est rien d′autre que celle d′une quête de celui qu′on ne retrouvera jamais. L′immensité du paysage l′affirme à chaque plan.
« Même toi, tu aggraves ma solitude » dit Calvero-Chaplin à sa belle dans Les feux de la Rampe. C′est ce que chaque personnage de Godless rétorque silencieusement à celui qui lui prend la main. Les rares tentatives d′amour se soldent par la mort ou par une séparation. La quête de l′autre passe avant l′autre lui-même.
Les critiques exigeants ont raison et j′ai tort. J′ai tort de m′être laissé abuser par le lyrisme de Godless, par ces plans si beaux qu′ils semblent sortis de Géo-Magazine, par ces histoires d′amour si prévisibles, par ces destins impossibles. La liaison homosexuelle de la sœur du shérif est une concession à la modernité, certes, mais la beauté héroïque de ces femmes qui, fusil à la main, défendent leur village est émotionnellement cent fois plus puissante que leur victimisation dans Alias Grace ou de The Handmaid′s Tale.**
Il reste la question de Dieu à régler, ce qui n′est pas rien. La série s′appelle Godless, ne l’oublions pas. Sans dévoiler la fin de l′histoire, on peut dire que son retour, à Dieu ou à son représentant sur Terre, clos l′intermède de sauvagerie que son absence a laissé prospérer. Tout au long des épisodes, on aperçoit les femmes occupées à construire l′église qui manque au village. Elles attendent le pasteur qui doit un jour prendre en charge les âmes. L’abominable Griffin se fait passer pour un pasteur. C′est le mauvais berger de la Bible ***, le voleur, le bandit. Le bon pasteur arrivera une fois le calme revenu dans le troupeau et il aura les paroles de consolation qui toucheront les esprits. La scène, sans tapage, l’énonce très justement. Autour d’un cercueil que l’on descend en terre, personne ne parvient à prononcer les mots justes pour honorer le mort. Le pasteur arrive sur ces entrefaites. Il ouvre son livre et improvise un petit discours. La tension retombe. Les paroles nécessaires ont été prononcées. Le mort n’est plus la victime d’un meurtre scandaleux, il s’est fondu à l’ordonnance immémoriale de l’humanité.
Lorsque Dieu est absent, tout manque. Il n’est pas de personnage de Godless qui n’en souffre. Roy Goode cherche obstinément son frère, le seul lien de sang qui lui reste. Il lui sacrifiera son amour naissant pour Alice. Alice Fletcher, autrefois violée, cherche celui avec lequel elle pourra partager sa vie, en dépit de son inguérissable blessure. Le shérif cherche celle qui pourra partager sa vie en dépit du souvenir de sa femme disparue. Griffin cherche un fils, lui qui a été arraché à sa famille. La sœur du shérif et veuve du maire cherche l′amour d’une femme en dépit des normes sociales. Whitey Winn, le jeune adjoint du shérif cherche l′amour de Louise Hobbs que la différence de couleur de peau lui interdit. Les désirs de chacun sont des impasses. Tout y fait obstacle. Le paysage est fait pour les dissoudre. Ou, pour être plus exact, Celui qui a façonné ces paysages se charge de les dissoudre.
Godless est une feuilleton créé par Scott Frank et produite par Steven Soderbergh pour Netflix et diffusée en 2017. Il est interprété notamment par : Jack O’Connell, Michelle Dockery, Scoot McNairy, Thomas Brodie-Sangster, Merritt Wever, Tantoo Cardinal, Jeff Daniels, Audrey Moore, Tess Frazer, etc…
Notes :
* « Je ne souhaitais pas faire une grande déclaration féministe. Ce que je voulais vraiment c’était me concentrer sur ces personnages dont l’histoire n’avait jamais été racontée, et parmi eux, il y avaient des femmes. Mon thème préféré est celui de ces gens qui se retrouvent bloqués dans des vies autre que celles qu’ils comptaient vivre. La plupart des personnes créées correspondent à ces attentes. » Scott Frank (Huffington Post)
** Les petits comptables qui ont méticuleusement additionné les répliques pour déplorer que les personnages masculins en aient davantage que leurs consœurs ou, plus grave, que les personnages féminins ne parlaient que pour évoquer les hommes, exécutent la basse besogne du féminisme. Un coup de pistolet (de femme) vaut plus que dix répliques (d’homme).
*** « Amen, amen, je vous le dis : celui qui entre dans l’enclos des brebis sans passer par la porte, mais qui escalade par un autre endroit, celui-là est un voleur et un bandit.
Celui qui entre par la porte, c’est le pasteur, le berger des brebis.
Le portier lui ouvre, et les brebis écoutent sa voix. Ses brebis à lui, il les appelle chacune par son nom, et il les fait sortir.
Quand il a poussé dehors toutes les siennes, il marche à leur tête, et les brebis le suivent, car elles connaissent sa voix.
Jamais elles ne suivront un étranger, mais elles s’enfuiront loin de lui, car elles ne connaissent pas la voix des étrangers. » Evangile selon St Jean, chapitre 10, 1-10
Je trouve souvent vos analyses intéressantes, mais cette fois-ci, je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, et j’ai été très déçue par Godless. J’ai trouvé la réalisation très convenue, l’histoire sans grand intérêt, et surtout, je n’ai pas vraiment apprécié que cette série ait été « vendue » comme féministe (j’entends par là: tournée vers des problèmes en rapport avec la condition des femmes, et portée par des personnages féminins intéressants) alors que finalement, la question des femmes et de leur entraide face à l’adversité n’y est que très secondaire (et réduite à quelques scènes de gunfight…). En voyant les trailers et divers pitchs, je pensais que l’on assisterait à l’accident dans la mine dans le pilote, et que le reste de la série nous montrerait la réorganisation et la reconstruction de la ville par les femmes survivantes. Finalement, la série commence bien après, et concerne avant tout l’histoire de Roy Goode et de Griffin, deux hommes. Les femmes ne sont qu’un décor, une trame de fond. On ne retient même pas les prénoms des personnages féminins tant la plupart d’entre eux sont anecdotiques. Même la fameuse Alice ne sert, finalement, que de faire-valoir à Roy Goode (« regardez, en fait il est sympa ») et seul le personnage interprété par Merritt Wever est à peu près intéressant. Ce n’est pas en mettant des fusils entre les mains des femmes pendant une scène que l’on fait une série féministe, c’est en traitant intelligemment des problèmes qui les concernent, et en construisant des personnages intéressants, forts, nuancés. Godless échoue sur ce point. Cela ne m’aurait pas dérangée outre mesure si la série avait d’emblée était présentée comme un simple western tourné vers le récit de la rédemption de Roy Goode. Mais présenter une série comme féministe, ou du moins orientée vers la question des femmes, alors qu’il s’agit, au mieux, d’un sujet secondaire dans la fiction; et utiliser l’intérêt actuel pour les sujets féministes comme argument de vente, me semble d’une rare hypocrisie.
été présentée*
Merci pour votre commentaire. Je me doute que beaucoup ne seront pas d’accord avec ce que j’exprime à la fois compte tenu du sujet et du fait du point de vue que je prends, un peu à contre-pied.
Scott Franck a conçu l’histoire une quinzaine d’années plus tôt, lorsque l’actualité du féminisme n’était pas celle que l’on connaît et lui-même se défend d’être féministe ou d’avoir fait une série féministe. « People are saying, ‘Won’t that be good for the marketing of it?' » he notes. « And it makes me a little uncomfortable, because I feel like it cheapens what’s happening now …and it also makes you look at this story in slightly different terms. »
« I never fancied myself any sort of feminist spokesman or storytelling because I don’t think I can be, » Frank adds. « I’m a man with all my flaws, and made all the mistakes one could make. I felt like what I could do is honor these women I was reading about, who seemed really interesting to me – these characters no one had ever told stories about. » (dans Rolling Stone)
Que Netflix ait utilisé le féminisme comme argument de vente, en revanche, cela est certainement vrai.
Mais, plus importante à mes yeux était l’ascendance de Godless : « Les 7 samouraï » de Kurosawa et ses descendants : « Les 7 mercenaires » et « La horde sauvage ». C’est en ayant ces films en tête que j’ai regardé Godless.
A la fin des « 7 samouraï », le vieux chef des samouraï dit : « Nous avons encore perdu ! Ce sont les paysans les vainqueurs, pas nous !… » De défaites en défaites, les samouraï disparaissent les uns après les autres, tandis qu’émergent les humbles, décidés à prendre leur destin en main.
Merci pour cet éclairage sur les intentions du réalisateur! Ce n’est en effet pas lui qui est en cause, mais Netflix qui a fait une promotion inadaptée (la bande annonce, l’affiche « welcome to no man’s land »…) Cette campagne publicitaire a, en tous cas, nui à la série qui s’est avérée déceptive pour beaucoup de spectateurs.rices.
Pingback: L’hypocrisie du marketing féministe de Godless – La Luciole écarlate
…. Votre article défend très pertinemment la position que vous aviez déjà amorcée dans ces commentaires. Je suis « moralement » d’accord avec vous sur cette question de la fusillade finale que j’ai pris de risque de louer pour son esthétique. Godless est un western et ce genre implique un usage des armes à feu sans doute déplorable mais constant. Mais surtout, j’avais pris soin d’évoquer « Les 7 samouraï ». Tout en étant, comme vous, moralement opposé à l’usage des armes, je trouve qu’il y a dans le combat final des villageois de Kurosawa contre les bandits, sous une pluie battante, une beauté héroïque qui émeut plus qu’un long discours (marxiste en l’occurrence) sur la condition de la paysannerie japonaise de la fin du XVIème siècle. Cette scène les montre capables d’une action collective de libération clairement associée au déclin historique des samouraï venus les protéger. J’insiste sur ce point sur lequel j’ai construit tout mon propos.
Même le rapport entre Goode et Griffin peut être vu comme la version conflictuelle et occidentale de celui de Kanbei, le vieux ronin, et de Katsushiro, le novice.
Merci tout de même pour votre message. Je mets votre blog en lien, il traite de plusieurs séries que je n’ai pas pris le temps d’analyser sérieusement et puisque vous le faites si bien…
AB
Vous me donnez envie de revoir Les 7 samourais, dont je n’ai, je dois l’avouer, qu’un très vague souvenir! Merci beaucoup pour l’échange fertile que nous avons eu autour de ces fictions, j’espère que nous aurons encore bien des sujets de discussion à l’avenir 🙂
J’espère bien ! Et si l’envie vous vient de collaborer à ce blog, la porte vous est ouverte…