Chance a déraillé. Gentiment, comme si elle ne faisait que légèrement dévier, mais elle a divergé de son projet initial, laissant bien des espoirs à quai. Impossible, pourtant, de lui en vouloir. Il y a, dans Chance, quelque chose de profondément attachant qu′il est difficile de définir mais qui nous condamne à suivre cette série jusqu′au bout, quelles qu′en soient les conséquences.
La première saison relevait du cadre connu et répertorié du film noir. Une femme vénéneuse, un psy naïf et amoureux, un complot sordide, la nuit dans San Francisco, tout y était. Jamais on ne se serait attendu à ce que les écarts du psy deviennent la norme. Chargé de soulager les victimes d′agressions et de crimes, son recours à un homme de main pour améliorer le cours de la justice relevait de la zone grise. On fermait les yeux parce que la morale y trouvait son compte. A condition, bien entendu que cela ne se sache pas trop et que les choses reprennent le droit chemin aussi vite que possible.
Avec la saison 2, la position professionnelle du docteur Eldon Chance n′est plus qu′un paravent. Ses activités souterraines prennent le dessus. Son association avec D, un ancien militaire au physique impressionnant, devient une réelle complicité. Il existe désormais deux docteurs Chance : celui qui, le jour, traite les victimes à l′unité des Victimes de Crimes Violents et celui qui, la nuit, s′occupe de leurs agresseurs. Les harceleurs, violeurs et autres violents sont rapidement passés à tabac dans une impasse sombre. C′est plus rapide et plus sûr pour venir en aide aux victimes. Du moins, cela complète efficacement les longues thérapies au centre de soins. Le soulagement des victimes à l′annonce de la mise hors d′état de nuire de leurs bourreaux en est la preuve.
Pour désamorcer ce que ce résumé pourrait avoir de caricatural, il faut entendre les confidences d’Eldon Chance à sa fille puis, beaucoup plus tard à sa femme. Lui aussi, autrefois, a harcelé une jeune femme qui venait de le quitter. Lui aussi n’a pas supporté d’être abandonné et a eu recours à des méthodes affreuses. Cette histoire ne dresse donc pas un tableau séparant les bons des méchants, les justiciers des délinquants mais qui dépeint la cohabitation en chacun d’une part obscure et d’une part altruiste.
Au début de cette deuxième saison, un inspecteur de police placardisé par sa hiérarchie, met le docteur Chance sur la piste d′un personnage suspect du meurtre d′une femme. Il s′agit de Ryan Winter, le dirigeant d′une entreprise high-tech. Un intouchable de nos temps modernes.
Je passe sur les méthodes employées, mais Winter devient très involontairement le patient du docteur Chance et, de ce fait, se mettent en place deux lignes parallèles : côté jour une thérapie et côté nuit une enquête sur un personnage décidément trop lisse et dépourvu d′affects. La progression des deux lignes est synchrone, tout pourrait conduire à une résolution efficace si l′impondérable ne venait brouiller les pistes.
Simultanément, la propre fille d′Eldon Chance décide de régler ses problèmes de collégienne à sa façon, elle-aussi, et finit par avoir affaire à la justice pour mineurs. Troisième ligne narrative, en écho à la conversion du père à la violence. Quand à D, il s′éprend d′une femme de ménage mexicaine, immigrée sans papiers, accessoirement employée de Winter.
Ce qu′il y a de prenant, au fil de cette série, devient moins l′intrigue que l′irrémédiable dérive du héros vers la marginalité au nom d′une morale qu’il juge bafouée par les autorités légales. La police comme la justice sont corrompues, la médecine se réfugie derrière des protocoles, personne en réalité ne cherche à neutraliser les prédateurs qui règnent dans la ville. Chance et D s′en chargent à leur façon, quitte à y laisser bien plus que des plumes.
Chance avait déjà divorcé et il avait perdu beaucoup d′argent dans l′affaire, maintenant, c′est son propre emploi qui est en jeu ainsi que l′avenir de sa fille. Cependant, cette déchéance du héros, tant sur le plan affectif que social, est davantage une rupture consciente qu′un enchaînement de circonstances malheureuses. Chance abandonne volontairement un système incapable d′assurer la protection de ses membres et, pire, mieux adapté aux criminels qu′aux citoyens ordinaires. Les plus riches, les plus puissants le sont non seulement parce qu′ils enfreignent la loi, ce qui est de notoriété publique, mais surtout parce que leurs penchants criminels sont finalement des vertus dans un système social aussi féroce. L′absence d′empathie du psychopathe envers ses semblables est une vraie qualité pour celui qui veut faire fortune en ce bas monde. Tout cela, le docteur Chance ne le supporte plus. Il est médecin, avant tout, et son métier est de soigner ceux qui souffrent, en général les plus démunis, les victimes de travaux pénibles ou dangereux, les immigrés, tous ceux qui ne peuvent que subir leur situation.
Chance (la série) n′a pas abandonné le champ du film noir mais son héros se rebelle contre le fatalisme propre au genre. En dépit de toutes ses entorses aux règles (mais jamais à la morale) Eldon Chance reste un idéaliste. C′est en cela, peut-être, qu′il campe une figure singulière au sein d′un genre ordinairement peuplé de désabusés. A quel point tout ceci est-il crédible ? Est-ce même une question de crédibilité ? L′interprétation de Hugh Laurie et celle de son comparse Ethan Suplee sauvent bien des situations où le scénario menace de prendre l′eau. Mais entre l′immigration mexicaine illégale, le pouvoir de prédateurs capitalistes et la corruption de la Justice, c′est aussi le portrait d’une certaine Amérique qui se dessine.
Chance est un feuilleton télévisé américain créée par Kem Nunn et Alexandra Cunningham, et diffusée par Hulu depuis 2016. Il est interprété notamment par Hugh Laurie, Ethan Suplee, Clarke Peters, Diane Farr, Stefania LaVie Owen, Paul Schneider, Brian Goodman …