Il flotte comme un parfum de Sunset Boulevard autour de Feud.
Rappelons-nous de Sunset Boulevard (Boulevard du Crépuscule) : Gloria Swansson, Billy Wilder, William Holden, Erik von Stroheim. La star de l′époque du muet exhumée par un jeune scénariste avant de définitivement se consumer dans la folie. Nous en étions sortis, encore une fois, le coeur à sec, purgé de son sang. Dix fois vu, cent fois revu. Les yeux pareillement lessivés. Tout revenait dès les premières images et s′enfuyait aussitôt, à jamais, dans un lointain inaccessible. On avait beau relire Hollywood Babylon, rien n′y faisait. L′Olympe s′était dissoute, c′était fini, les Dieux étaient morts. La question restait en suspend : Comment ont-ils fait, ces petits juifs émigrés d′Europe Centrale pour ressusciter l′Olympe dans l′Amérique des années 40 ? Les frères Warner, Harry Cohn, Carl Laemmle, William Fox, Samuel Goldwyn, Louis Mayer… tous venus, les mains vides, des plaines insondables de l′Europe orientale. Comment ont-ils fait ? Quel désir de lumière, de gloire, de splendeur s′est emparée d′eux ? Pourquoi tant de projecteurs, de strass et de beauté ? Pour dissiper quelles ombres ?
On hésite sur les réponses, on les taira, Homère n′est plus là pour les mettre en vers.
Feud est produit et interprété par deux actrices considérables : Susan Sarandon et Jessica Lange. Deux figures tétulaires de la modernité cinématographico-télévisuelle. La première, élevée catholique, à l′ancienne, études solides, devenue figure de proue de la Gauche hollywoodienne, la seconde, enfance chaotique, grandie à la force du poignet, belle comme l’aube et découverte par Dino De Laurentiis pour un King Kong mémorable. Ces deux-là décident un beau jour d′interpréter ce qu′elles sont. Elles sont Bette Davis et Joan Crawford, leurs aînées. 40 ans d′écart, un océan.
La première, Bette Davis, solide éducation, formation à la danse par Martha Graham et au théâtre avec Georges Cukor. Une carrière immense, deux Oscars, douze nominations. « She did it the hard way », comme il est écrit sur sa tombe. Du travail, du travail et encore du travail. L′une des plus grandes actrices de cinéma de tous les temps.
De l′autre côté, Joan Crawford, partie de rien, violée par son beau-père dès ses onze ans, danseuse de revues, fugitivement actrice de pornos, doublure corps, avant d′accéder au rang d′actrice. Immensément belle. Le reste à la force du poignet et jusqu′au sommet. Un Oscar. Elle aussi est devenue une légende.
Le parallèle est stupéfiant. Susan Sarandon/Bette Davis, Jessica Lange/Joan Crawford, semblables destins, mêmes combats à des années-lumière d′écart. Et soudain ces deux-là, Sarandon et Lange décident de parler d′elles-mêmes au travers de leurs aînées. Ou plutôt le contraire : de rendre hommage à ces deux déesses à travers d′elles-mêmes, au travers de leurs corps et de leurs âmes. De leur rendre un hommage et plus que cela, de les faire revivre intellectuellement, physiquement, affectivement.
On peut difficilement être plus (ou mieux) acteur que cela : Interpréter celle que l’on est pour révéler celle qui vous a précédé et qui, en quelque sorte, par filiation artistique et morale, vous a engendré. Et quand j′écris acteur ou actrice, ici, je pense bien évidement que nous sommes tous de ce métier, d′une façon ou d′une autre.
Après un magnifique générique en hommage à Saul Bass*, le graphiste d′Hitchcock, la série prend la forme d′un docu-fiction qui fait alterner des interviews de témoins (Olivia de Havilland**, Joan Blondell, Victor Buono, Pauline Jameson) et la reconstitution des faits. Le récit commence avec le tournage de Qu′est-il arrivé à Baby Jane, le film que Robert Aldrich tourna en 1962. L′histoire de ce film est celle de deux sœurs actrices et rivales. Les deux stars se partagèrent les premiers rôles. Bette Davis se fit une tête digne de la Gloria Swanson de Sunset Boulevard.
Le tournage vira rapidement à la guerre ouverte entre les deux co-stars, à la consternation d′Aldrich mais au grand plaisir d′un Jack Warner manipulateur en diable. Attiser la haine de l′une pour l′autre pour qu′elle explose à l′écran, telle était sa stratégie et elle fonctionna. Joan Crawford finissant même par recevoir un coup de pied de Bette Davis dans la tête.
À sa sortie, le film connut un succès énorme, Bette Davis fut nominée aux Oscars, pas Joan Crawford. Crise de nerfs. L′Oscar de la meilleur actrice fut finalement accordé à Anne Bancroft, Joan Crawford le reçut en son nom. Seconde crise de nerfs.
Pour nous, spectateurs de Feud, la mise en abîme est vertigineuse. Voici une actrice contemporaine, Susan Sarandon, qui interprète le rôle d′une actrice d′autrefois, Bette Davis, qui déteste sa concurrente Joan Crawford et qui, dans un film, interprète le rôle d′une actrice, Baby Jane, qui déteste sa sœur Blanche, elle aussi actrice. De même pour Jessica Lange qui interprète le rôle d′une actrice d′autrefois, Joan Crawford, qui déteste sa rivale Bette Davis, et qui, dans un film, interprète le rôle d′une actrice, Blanche, qui déteste sa sœur Baby Jane, elle aussi actrice.
Suit le récit du tournage d′une variante, Hush… Hush, Sweet Charlotte, avec laquelle Jack Warner ambitionna de rééditer le succès financier de Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? Malheureusement pour lui, Joan Crawford s′employa à saboter le projet lorsqu′elle se rendit compte que Bette Davis en était aussi la co-productrice et qu′entre sa rivale et Aldrich, il y avait un peu plus qu′une relation professionnelle. Olivia de Havilland la remplaça. Feud poursuit jusqu′aux derniers jours de Joan Crawford en 1977.
La détestation partagée entre Bette Davis et Joan Crawford avait été voulue par Jack Warner des années plus tôt, lorsqu′il embaucha la seconde pour concurrencer la première. Mais les auteurs de Feud ont l′intelligence de dépasser l′hostilité entre les deux tempéraments pour en faire une opposition entre deux visions du métier d′actrice au travers d′une fascinante mise en abîme.
Bette Davis, on l′a dit, s′appuyait sur une solide éducation et travaillait avec acharnement. Aldrich comme Jack Warner avouent que c′est elle, la véritable actrice, pas Joan Crawford. Celle-ci se forgea seule et, en dépit des humiliations, gravit les échelons grâce à sa beauté. Bien plus qu′entre deux actrices, le conflit qui se livre est celui qui oppose le mérite au don naturel.
C′est le contraire d′un effet de miroir. Un effet de miroir contrarié pourrait-on mieux dire. Avec l′impitoyable Hedda Hopper, la « commère » d′Hollywood, dans le rôle du miroir déformant.
Jessica Lange sait trahir le doute qui mine Joan Crawford, toujours taraudée par le sentiment de l′imposture. Elle n′a pas le métier d′une Bette Davis, elle n′a que sa propre beauté, du moins le croit-elle ou lui fait-on croire. Cette fragilité se perçoit et donne au personnage sa profondeur. Mais la beauté est faite pour se dissiper et, en dépit de tous les subterfuges, un jour viendra où il lui faudra rendre les armes. C′est d′ailleurs à la vue d′une photo de presse qu′elle décide de se retirer du monde. Susan Sarandon, quant à elle, interprète une Bette Davis digne de sa légende de dragon. Forte tête, autoritaire, fascinante d′exigence, elle parvient cependant, par moments (choisis), à en extirper d′inattendus élans d′humanité. Il s′en faut de peu que ces deux femmes deviennent les meilleures amies du monde. Leur orgueil respectif et les manigances des autres les en empêcheront leur vie durant.
La fin, toute onirique, stabilise les plateaux de la balance et nous laisse avec le sentiment d′un gâchis. Le « faire » contre « l′être », le travail contre le don de la nature, le mérite contre l’instinct, tels auront été les forces en présence dans cette guerre. Le cinéma gagna-t-il quelque chose à cette querelle dont les deux actrices furent les premières victimes ? Peut-être, malheureusement.
Feud est une série télévisée américaine créée par Ryan Murphy, Jaffe Cohen et Michael Zam et diffusée sur FX en 2017. Elle est interprétée notamment par Susan Sarandon, Jessica Lange, Judy Davis, Jackie Hoffman, Alfred Molina, Stanley Tucci, Alison Wright…
Note :
* On se demande d’ailleurs bien pourquoi…
** Qui aima si peu le portait que la série donna d’elle qu’elle attaqua la production en justice