DS bleu ciel frappée du signe RTF, trompette à la Miles Davis, générique inspiré de ceux de The Hour ou de Mad Men, Speakerine s′annonce comme une méticuleuse reconstitution du tout début des années 60 à la télévision française. Nous sommes précisément en 62, année décisive pour le pays, les accords d’Evian ont été signés quelques mois auparavant. La Radio Télévision Française s′apprête à co-réaliser avec les USA une émission en Mondovision – on dirait de nos jours en duplex – à l′aide du satellite Telstar* récemment lancé et du radôme de Pleumeur-Bodou, flambant neuf. Les images américaines seront diffusées en France et les françaises aux USA. Kennedy et De Gaulle devaient s′entretenir par écrans interposés. La modernité technologique est devenue un enjeu politique majeur et les protagonistes de l′évènement pressentent déjà l′importance future des technologies spatiales.
Huit épisodes plus tard, on a le sentiment d′avoir assisté à une fiction néo-gaulliste tout autant qu′à une fiction sur l′époque gaulliste.
L′insistance de Speakerine à produire des preuves d′authenticité, les dialogues parfois trop écrits, le souci de coller au plus près du mode d′emploi de la série télévisée et l′ingénuité du récit produisent un constant effet d′artifice. « Cliffhanger » à chaque dernier plan, résumé des épisodes précédents une fois sur deux, hésitations entre son in et son de fosse, jeux de mots involontaires, mise en scène à deux doigts du photo-roman, narration plus proche de la bande dessinée que du cinéma, on en arrive souvent à se demander à quel second ou troisième degré l′histoire se joue. La leçon de The Hour, qui savait retenir le suspens et donner un enjeu dramatique à la naissance d′une émission de télévision n′a pas été digérée.
Tout aussi artificielle est la vision donnée de la télévision publique sous le Gaullisme, supposée être totalement inféodée au pouvoir politique.
Cette vision est celle qui ne cesse depuis quarante ou cinquante ans de justifier la privatisation de la télévision française. Car avant, nous répète-t-on, la télévision était aux ordres et c’était inacceptable. La RTF puis l′ORTF, entreprises d’État, systématiquement brocardées pour leur pesanteur, leurs coûts de fonctionnement excessifs et leur parole bridée, ont servi et servent encore de contre-modèle au libéralisme télévisuel, celui des Bouygues et des Bolloré. Un simple retour sur la réalité historique suffit à comprendre à quel point ce discours est biaisé et surtout insultant pour les créateurs de l’âge d′or de la télévision que furent les années 50-60. Si la partie journalistique de la RTF puis de l′ORTF était effectivement tenue en laisse, ce n′était pas le cas du documentaire et de la fiction qui était aux mains de réalisateurs en majorité communistes ou sympathisants**. La grande erreur du pouvoir de l′époque, comme de tous les pouvoirs à toutes les époques, était de croire qu′en maîtrisant l′information, on tenait les rênes de l′opinion. Le public de la comédie du pouvoir n′est pas aussi naïf. Il sait que l′information n′est que le pseudonyme de la fiction du pouvoir. Il sait aussi qu′en revanche, la fiction, la vraie, a le pouvoir de lui tendre un miroir où il se reconnaît. Même Bourdieu s′y est trompé.
Speakerine se limite donc à l′information. À peine une allusion au grand Claude Santelli, c′est dommage. Néanmoins, un évènement secoue ce petit monde de l′information télévisée : la Mondovision dont je parlais plus haut. La difficulté technique était réelle. Outre la communication avec un satellite accessible seulement une vingtaine de minutes, lors de son passage au dessus de l′Atlantique, il fallait assurer la synchronisation entre la station AT&T d’Andover , aux USA, et celle du CNET de Pleumeur -Bodou et transcoder les images américaines au format français. Une première expérience de liaison transfrontalière, la semaine Franco-Britannique de juillet 1952, avait soulevé l’enthousiasme. Un an plus tard, c′était le couronnement d′Elisabeth II, second grand évènement télévisuel international. Le temps et la distance étaient soudainement abolis.
En 1962, la Manche s’élargissait en Océan Atlantique et le défi technique était multiplié d’autant. Speakerine fait l′impasse sur la participation des Britanniques à cette grande première, participation malheureuse puisqu′une tempête endommagea leurs antennes. Elle fait également l′impasse sur l′absence de faisceau hertzien entre Pleumeur-Bodou et l′émetteur de la Tour Eiffel, qui contraignit de recourir à un motard pour transporter par la route les images enregistrées. L′effet de direct s′accommodait alors de ces broutilles.
À partir de cette première Mondovision, tout s′enchaîna très vite : à Telstar succéda la flottille de satellites géostationnaires Intelsat, puis ce fut Our World, la première émission véritablement mondiale. Comme le dit alors Pierre Dumayet en présentant Our World : le monde était devenu visible à lui-même.
Speakerine n′a pas l′ambition de nous détailler l′histoire de la télévision mais plutôt de nous mener dans une histoire rocambolesque dont le décor est la Mondovision mais dont le véritable enjeu est celui de l′émancipation des femmes.
Christine Beauval (Marie Gillain) est l′épouse du chef de l′information à la RTF, Pierre Beauval (Guillaume de Tonquédec). Tout comme Catherine Langeais fut l′épouse de Pierre Sabbagh, présentateur du premier journal télévisé de France (et du monde (1949)), producteur, directeur adjoint de l′information puis directeur de chaîne. Au dessus d′eux règne Darnet (Jean-Yves Chatelais), le patron autocrate, ulcéré de voir la Mondovision confiée à Beauval par De Gaulle. Coups bas, manœuvres, complots politiques, tout est bon pour déstabiliser le couple Beauval qui, de son côté, s′appuie sur le ministre de l′information et se prévaut de la bénédiction du président. Sur ce, une intrigante met son grain de sel dans le conflit, décidée à s’emparer de la place de speakerine en titre.
Lassée de faire la speakerine, Christine Beauval a un projet d′émission « sur les femmes, faite par des femmes pour les femmes ». Tandis qu’elle travaille à son projet, les rapports avec son mari et son patron se tendent. Quand elle réclame sa liberté, son mari la renvoie à son rôle de mère. Quand elle exige sa propre émission, son patron la confine à son rôle de « pot de fleur », selon sa peu délicate expression. Seul un journaliste de Gauche, amoureux d′elle, et la directrice des programmes, une homosexuelle, la soutiennent dans sa lutte.
En arrière-plan, les soubresauts de la guerre d′Algérie alimentent des colonnes. C′est l′époque des attentats de l′OAS. La peine de mort est d’actualité, les avortements clandestins abondent, le divorce s’étend. Mai 68 surviendra seulement six ans plus tard.
Pourquoi, alors, présenter Speakerine comme un feuilleton néo-gaulliste ? Un exemple, parmi d′autres, le plus drôle. Christine et son amant journaliste montent pour la première fois à l′appartement du jeune homme. Enivrés par le désir, ils se déshabillent l′un l′autre entre la porte d′entrée et le salon pour finir par basculer dans le sofa, sans prendre le temps de prendre un verre ou même d′échanger des mots doux. Bruits de baisers, halètements, vêtements froissés, la volupté n′attend pas. Les séries américaines nous ont habitué à cette sexualité inconfortable. Mais ici, un panoramique abandonne les deux amants avant que la pudeur soit égratignée pour nous mener à une splendide vue du Sacré Coeur, de nuit, au travers de la verrière. Le Sacré Coeur ! Même sous De Gaulle, l′éclat de rire aurait été général ! Plus tard, Christine constate avec un sourire de satisfaction que « C′est mieux que l′aspirine ». Je passe sur le jeu de mot involontaire de son partenaire qui achève peu après de naufrager la scène. Pourtant, ce feuilleton est déconseillé aux moins de 10 ans. Voilà pour le néo-gaullisme.
Néanmoins et en dépit de toutes les critiques négatives ci-avant formulées, Speakerine possède un charme certain. Impossible de savoir à quoi il tient. Est-ce le talent de Marie Gillain et de ses camarades, qui assument crânement la naïveté de cette histoire ? Est-ce la nostalgie d′une époque pourtant réputée étouffante ? Est-ce la cause des femmes sur laquelle le scénario ne cesse de revenir ? Ou ne serait-ce pas, plutôt, une certaine légèreté dans la façon de raconter qui, aussi tragiques soient les circonstances, nous laisse intacts. Si ce feuilleton est bien mieux qu’un « Mad Men à la française », comme le concevait sa productrice, c′est peut-être qu’il énonce schématiquement, abruptement, ce qu′il en a été de la vie, des couples, des familles, du monde du début des années 60. Il le dit sans l′avoir ressenti, certes, mais en dépit de ses maladresses et de son incapacité à en saisir l′âme, il en déploie les signes, condensant quelque chose de cette époque à la manière d’un graphisme.
Speakerine est un feuilleton français réalisée par Laurent Tuel et écrit par Nicole Jamet, Véronique Lecharpy, Sylvain Saada, Valentine Milville et José Caltagirone. Il a été diffusé en avril 2018 sur France 2. Il est interprété notamment par : Marie Gillain, Guillaume de Tonquédec, Grégory Fitoussi, Christiane Millet, Jean-Yves Chatelais, Anne-Sophie Soldaïni, Baptiste Carrion-Weiss,…
Notes :
*Le satellite Telstar a cessé de fonctionner en 1963, endommagé par des explosions nucléaires américaines et russes dans la stratosphère. Il est toujours en orbite autour de la Terre.
**cf « Les réalisateurs communistes à la télévision. L’engagement politique : ressource ou stigmate ? » par Isabelle Coutant, dans Sociétés et représentations, n°11, 2001.