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Imaginons être posé à la fenêtre d′une chambre d′hôtel, quelque part dans une grande ville indienne, et nous remémorer les jours ou les semaines passés là. Il est probable que l′on balancera entre l′extraordinaire densité du spectacle auquel on a assisté tout ce temps et, simultanément, sur le sentiment d′absence que l′on en a finalement retiré. C′est là tout de drame de l′exotisme, cette maladie aussi grave que le sentiment amoureux et qui lui est peut-être plus semblable qu′on ne l′imagine.

Sacred enfant
Sacred Games donne ce sentiment et, aussi plate que paraisse cette réflexion à l′égard d′une série indienne, elle n′est peut-être pas si vaine. Sacred Games est un feuilleton d′une rare consistance, construit sur un récit complexe, animé par une variété de personnages et tout ce qu′il faut de péripéties mais qui laisse aussi un curieux sentiment d′absence. Dans ces conditions, de quoi cette fresque est-elle le récit ?
Il est difficile de la réduire à un propos unique, d′autant que l′essentiel des références historiques, politiques et religieuses nous échappent, en dépit du soin des auteurs à nous rappeler la chronologie de l′Inde moderne.

Vu de là où nous sommes, de cette fenêtre qui donne sur l’interminable Mumbaï (Bombay), l′histoire est celle de Sartaj Singh, un policier sikh, fils de policier sikh, qui, en mémoire de son père et par conviction intime, s′entête à garder les mains propres et rester un « bon flic » au sein d′une police pourtant l′une des plus brutales et corrompues qui soit. Dans la plus pure convention du flic « hard-boiled », Sartaj est un solitaire taiseux, taillé d′un seul bloc. Méprisé par ses supérieurs et ses collègues, il vit seul, sans femme ni ami, et s′entretient le moral aux anti-dépresseurs.

Sacred Sartaj 2 CCHSacred pauvres justice
L′histoire commence alors qu′il est appelé par Gaitonde, un parrain recherché depuis quinze ans. Au téléphone, Gaitonde prévient qu′une catastrophe menace Mumbai dans un délai précis de 25 jours avant d′entamer un récit de sa vie qui se s’étendra tout au long des 8 épisodes. Lorsque Sartaj réussit à localiser le bandit et s′apprête à l′interpeller, celui-ci se suicide sous ses yeux. A quelques instants près, Gaitonde, pourtant, allait évoquer son père, à lui, Sartaj…

Tout découle de là et se partage entre un présent qui est celui de l′enquête de Sartaj et le récit de Gaitonde, poursuivi d′outre-tombe, en flash-backs. Les deux partitions alternent, indépendantes l′une de l′autre mais progressant synchroniquement pour finalement se rejoindre.
Des images d′archives contextualisent le discours post-mortem de Gaitonde, rappelant la tumultueuse vie politique indienne depuis la fin des années 70. S′il en ressort l′impression d′une course vers le chaos, avec, pour marqueurs, l′assassinat d′Indhira Gandhi, celui de son fils Rajiv puis la destruction de la mosquée d’Ayodhya, il apparaît clairement que nombre politiciens ont sciemment soufflé sur les braises des tensions religieuses entre hindous et musulmans pour s′emparer du pouvoir, notamment les nationalistes du Bharatiya Janata Party tel que Lal Krishna Advani, qui deviendra ultérieurement premier ministre.*

Sacred émeutes hindouistes
Plusieurs fois dénoncée comme le business le plus profitable au monde, la religion pétrit l′ensemble du récit. L′histoire du fantasque Gaitonde, le paria devenu le truand le plus puissant de Mumbai, est celle d′un homme qui, de prime abord, refuse tout conflit religieux, embauchant indifféremment des hommes de main musulmans et hindous. Les circonstances et son désir de revanche font qu′il se trouvera entraîné dans une guerre qui n′est pas la sienne. Car en s′attaquant à des parrains en place et notamment en enlevant la fascinante maîtresse d′un rival musulman, il crée un conflit qui, à son corps défendant, ne sera perçu que sous l’angle de la religion. Poussé dans cette logique absurde et enivré par sa propre puissance, il en vient à se proclamer seul Dieu devant ses troupes, c′est à dire au-dessus des Dieux et des superstitions qui les nourrissent.

Sacred cérémonie 2

De son côté, Sartaj représente une minorité monothéiste, les sikhs, a-priori tolérante vis à vis des autres religions et opposée au système des castes, même si, par le passé, voulant se défaire la domination hindoue, elle s′en prit violemment au gouvernement d′Indhira Gandhi, laquelle répondit avec plus de brutalité encore. Sartaj comme Gaitonde se placent donc tous les deux hors du conflit religieux hindo-musulman, l′un par indifférence, l′autre par tolérance. Tous les deux en seront pourtant les victimes.

sacred-halahala.png

Chaque épisode porte un titre en rapport avec la mythologie indienne illustré par un symbole graphique abstrait**. Le premier s′intitule « Aswatthama », du nom d′un personnage du Mahabharata ; le titre du deuxième « Halahala », désigne un poison ingurgité par Shiva pour empêcher tout autre de mourir, le troisième, « Aatapi Vatapi », tire son nom de deux frères démons, vient ensuite Brahmahatya, qui signifie « l′assassinat du brahmane », puis « Sarama », qui est le nom de la chienne des Dieux, etc. Les étapes du récit sont ainsi sous-tendus dans l′imaginaire indien par cette référence à des personnages ou des moments précis d′une mythologie qui, elle-aussi, échappe à la plus grande partie des spectateurs occidentaux.

Sacred Mumbai burning

Restons-en donc au palpable.
Le récit repose sur deux lignes temporelles adjacentes. Les personnages sont décalés dans le temps puisque Gaitonde est de la génération précédente à celle de Sartaj et qu′il meurt au tout début du récit. Leurs vies ont néanmoins un point commun : la figure du père de Sartaj. Le suicide de Gaitonde a ancré un doute dans l’esprit de Sartaj : par quoi un policier respectable comme le père de Sartaj et un voyou comme Gaitonde étaient-ils liés ? La question de l’honneur étant posée, l’enquête de Sartaj devient aussi la quête de la vérité sur son père.

Sacred image du père
Le double portrait qui est fait des deux héros n′est ni une comparaison ni une symétrie. Gaitonde et Sartaj s′opposent sans réellement s′opposer. Le voyou ne rêve que de puissance et de gloire dans des bas-fonds misérables quand le policier s′obstine, lui, à la vertu au sein d′un monde corrompu.
Au fond, ce ne sont pas les deux mêmes types de personnages. Gaitonde est ce que l’on appelait un « personnage collectif ». Jouisseur, il se laissera abuser, manipuler et finalement abattre parce qu′en réalité il incarne une classe sociale qui ne détient pas et ne détiendra jamais les codes qui lui permettrait de s′affranchir.

Sacred Gaitonde
Sartaj, lui, ne représente personne d′autre que lui-même. Il n’est ni la police, ni la petite bourgeoisie, ni l’administration. Sa quête est purement existentielle : devenir le fils de son père. Mais autant le personnage du truand évolue au fil des évènements en interaction avec le monde, autant celui du policier traîne à se développer, trop longtemps englué dans une posture désespérément sacrificielle. Au héros de la pègre, l′anti-héros policier n′oppose que sa faiblesse. Une des premières scènes en font le témoin du meurtre par son chef d′un gamin (musulman) désarmé, d′une balle dans le dos. Ce traumatisme fondateur paralyse Sartaj qui ne cesse jusqu’à la fin de prendre des coups, de se faire enlever ou tabasser, sans jamais répliquer, encore moins avec son arme.

Il est vrai que les enjeux sont plus clairement définis du côté des hors-la-loi, contrairement au monde « légal ». Chez les bandits, il y a des territoires à prendre, des femmes à voler, des hommes à tuer et une loi à faire régner à son profit. Dans le monde légal, c′est la même chose mais de façon dissimulée. Il faut organiser des meetings pour subjuguer les foules, imprimer de la fausse monnaie pour ruiner des économies, lancer une campagne contre la sécheresse pour faire circuler des d′armes dans des containers de ravitaillement d′eau, se faire élire au Parlement sans se faire pincer, etc.
Sartaj ne veut ni l′un ni l′autre mais seulement faire son boulot proprement, comme son père l′a fait avant lui, et en retirer la dignité conséquente. Et c′est en cela, pour cela, par cela, qu′en regard du flamboyant Gaitonde et de la grande machine sociale confuse, injuste et violente, Sartaj, l’anti-héros non-violent oppose la seule alternative crédible : s’en absenter. Autrement dit, sa propre solitude.

Sacred Games est un feuilleton indien adapté du roman de Vikram Chandra par Varun Grover, Smita Singh et Vasant Nath. Réalisé par Anurag Kashyap et Vikramaditya Motwane, il a été diffusé sur Netflix en 2018. Il est notamment interprété par : Saif Ali Khan, Alokananda Dasgupta, Nawazuddin Siddiqui, Radhika Apte, …

Notes :

* Le BJP est actuellement aux commandes de l′Etat indien.
** Lire ici

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