Armstrong, Tom, Lola et les autres
Neil Armstrong est le premier homme à avoir posé le pied sur la Lune. Il est aussi l′auteur de la déclaration la plus plate qu′on ait pu faire à ce sujet : « C’est un petit pas pour l’homme, mais un bond de géant pour l’humanité ». C’était le 21 juillet 1969.
Pourquoi Armstrong a-t-il été sélectionné pour aller sur la Lune ? Selon Michel Tognini, directeur du Centre européen des astronautes à Cologne : « (…) la Nasa (…) a choisi Neil Armstrong, parce qu’il avait le maximum de sang-froid et il arrivait à cacher ses émotions ». Il ajoute, parlant d′un film au sujet d′Armstrong « Dans le film, on voit bien qu’il les cache même trop. Le jour où il part sur la Lune, il doit dire au revoir à ses enfants. Sa femme lui dit ‘tu dois leur parler’ et il ne leur parle pas, parce qu’il a du mal à communiquer. » Un journaliste parle d′un astronaute « aux deux vies » : « L’homme part s’entraîner et quand il revient le week-end, il est normal, il boit un coup, il fait un barbecue avec ses copains. »*
C′est exactement le contraire du portrait de Tom Hagerty, l′astronaute de The First interprété par Sean Penn, personnage tourmenté et d′une sensibilité à fleur de peau.
The First débute très spectaculairement par l′explosion d′une fusée et la mort de son équipage. L’accident est décalqué sur celui de la navette Challenger. Les sept épisodes suivants nous racontent les mois qui séparent cette catastrophe du lancement de la mission suivante. Tom, le responsable de l′entraînement des astronautes, aurait dû être à bord. Laz Ingram, la patronne du programme, le promeut commandant de bord pour la mission suivante. Comme ses astronautes, elle est convaincue que la mort fait partie de la mise. Il n’y a qu’en acceptant ce prix que l’homme parviendra à gagner l’espace.
Si Tom avait été écarté du premier envol, c’est parce qu’il n’était psychologiquement plus apte à assumer sa tâche. Sa femme venait de décéder. Sa fille Denise traversait (et traverse toujours) des phases de dépression et de prise de drogues. Il doit désormais mener de front l’entraînement d’un nouvel équipage et subir les bourrasques émotionnelles de Denise
À présent qu’un équipage est mort, il lui faut aussi réconforter les familles, défendre la poursuite du projet devant les autorités, remonter le moral des membres de l′équipe au sol. Sa patronne étant incapable de manifester l′empathie nécessaire, Hagerty, lui seul, trouve les mots. Humble, devant sa fille ou ses collègues, il se montre éloquent devant les politiciens et compréhensif avec les familles. S′il fallait définir ce qu′est l′empathie, Tom Hagerty serait l’illustration parfaite.
En effet, contrairement à Armstrong, contrairement à Laz, Hagerty sait laisser s′exprimer ses émotions, sans jamais en submerger les autres. Cette capacité d′écoute et de compréhension n′appartient pas d’ordinaire à l′un de ces battants que l′on envoie dans l′espace. Pour preuve, au cours d′une épreuve d′entraînement, lui-même élimine une candidate qui fait passer la solidarité avec une collègue « blessée » avant l′objectif à atteindre.
Là où Hagerty rompt les amarres, c′est quand il laisse filtrer sa fascination pour les étoiles. Au fond de lui-même, il n′est que cela : un homme qui est allé sur la Lune, qui a flotté dans l′espace et pour lequel la vie n′a de sens que soutenue par la promesse d′y retourner. Cette fois, ce sera son tour.
Pourtant, aller sur Mars, accomplir la mission et revenir représente deux ans et demi d′absence, un voyage dans des conditions de confinement éprouvantes avec, pour seul but, l’exploration d′une planète désolée. Qu′importe !
Au travers de cette histoire d′exploration spatiale, The First est une réflexion sur le bonheur.
Encore une fois, le hasard apporte, sinon des réponses, du moins de quoi penser. Durant la période où j′ai regardé The First, j′ai aussi revu Lola de Jacques Demy. Et comme toujours, une œuvre dit quelque chose de l′autre. De quoi s′agit-il dans Lola ? De personnages qui ne rêvent que de fuir l′ennui de la vie provinciale et de partir n′importe où, à l′étranger, à Marseille, à Matareva, du moment que l’horizon soit différent. Pour la plupart, ils n′y parviennent pas ou s’ils finissent par partir, c’est pour s’enliser un peu plus loin. Leur recherche du bonheur échoue. Roland, l’un des personnages, dit : « Vouloir le bonheur, c′est déjà un peu le bonheur ». Rien n′est acquis, en effet, dès que l′on touche au bonheur, il menace toujours de se défaire. Les films de Demy s′achèvent ainsi, sur des bonheurs suspendus **.
Laz Ingram, de The First, répond au Roland de Lola : « Le bonheur, c′est la mort par anticipation ». Pour elle, une félicité constante détruirait toute ambition d′aller de l′avant. Si la définition du bonheur est bien d′être un état de satisfaction complète, stable et durable, il tuerait tout désir d′un ailleurs. La définition de Laz est strictement inverse à celle du personnage de Demy pour lequel il s’agit d’abord de partir pour ensuite être heureux.
Le bonheur n’est pas accordé en cadeau à Tom qui souffre de la perte de sa femme et de l′éloignement progressif de sa fille. Pour celle-ci, il n′y a plus de bonheur possible depuis le décès de sa mère. Il n′y a que les médicaments et les drogues. Le départ de son père la rendrait totalement orpheline, dramatiquement, intolérablement orpheline.
Pour Kayla Price, l′alter-ego professionnelle de Tom, homosexuelle et noire, sa condition, du moins telle qu′elle la ressent, est synonyme de discrimination et d′absence de respect.
Un autre membre du nouvel équipage dissimule un problème d′oreille. Une troisième se trouve devant un choix impossible vis à vis de sa vieille mère. Tous sont confrontés à et à la résistance de leur proches à leur départ. Ceux-ci, sans doute, perçoivent inconsciemment que la mission vers Mars n’est qu’un prétexte. Ou, plutôt qu′un prétexte, on devrait dire un cadre par rapport auquel ils sont sommés de se définir. Là où il faudrait des Armstrong, des êtres mutiques, on a des humains traversés d’affects ou soumis à des pressions morales considérables. Leur seul point commun est que leur bonheur ne tient qu′à la satisfaction d′une même nécessité impérieuse : partir dans l′espace. Il ne vivent que pour cela et c’est ce que saisissent trop bien leurs proches. La Terre leur paraît-elle si provinciale, comme Nantes pour les personnages de Demy ?
Qu′a dit Magellan à sa bonne amie avant de s′embarquer sur le Trinidad ? Et Colomb, en escaladant l’échelle de coupée de la Santa Maria, courait-il, lui aussi, vers le bonheur ? Et qu′a éprouvé Erik le Rouge en voguant dans le brouillard vers le Groenland inconnu ?
Contrairement aux personnages de The First, les personnages de Demy n′ont, eux, personne pour les retenir. Leur désir de partir est aussi un désir d′amour, les deux sont confondus. Ils le disent – Roland, du moins, le dit – : il suffirait d′un amour pour les retenir. Il y a un lien incontestable entre le sentiment amoureux et le désir d’ailleurs. Liens à faire ou à défaire, c’est chaque fois une histoire de noeuds.
En tout égoïsme, les astronautes de The First font passer leur désir avant leurs proches. Un seul craque juste avant le départ et avoue un problème de santé afin de rester auprès de sa femme. Les autres, Laz, Tom, Sadie et les autres… se satisfont de belles amitiés ou de compagnons (trop) compréhensifs. C’est d’ailleurs peut-être ce qui manque à The First : l’incandescence d’une histoire d′amour. Il y en a bien une, c′est vrai, mais c′est celle d′une fille et de son père.
Leur seule récompense, à ces êtres qui sacrifient leur amour à leur bonheur, c’est l’espace. Et l’on en a pour preuve ces images sublimes d’engins évoluant lentement à une vitesse extraordinaire dans un vide à la fois fascinant et terrifiant. On saisit alors pourquoi ces hommes et ces femmes n’ont eu que ça en tête. Pourquoi les drames humains ne sont rien en rapport à cette grandeur. Et c’est encore plus glaçant.
AB
The First est un feuilleton américain en 8 épisodes écrit par Beau Willimon et diffusé par Channel 4 et Hulu en 2018. Il est interprété notamment par : Sean Penn, Natascha McElhone, LisaGay Hamilton, Anna Jacoby-Heron,…
Notes :
** Citation empruntée à JP Berthomé auteur de l’excellent « Jacques Demy et les racines du rêve »
En tout cas ta critique, me dirige non pas sur Mars mais vers cette série…