Rejouer Les 3 jours du Condor de Sydney Pollack ou reprendre le roman original de James Grady pour le ré-interpréter à l′écran – ce qui revient au même – , présente un risque réel : celui de se confronter à un beau film de Sydney Pollack et de ne parvenir à faire oublier ni Robert Redford, ni Faye Dunaway, ni Max von Sydow ni le New York d′un mois de novembre des années 70.
Si l′on revoit Les 3 jours du Condor aujourd′hui, plus de quarante ans après sa sortie, tout y paraît lointain et pétri de sentiments qui ne sont plus les nôtres. On détesterait pourtant qu′il y soit porté atteinte. On voudrait que l′idéalisme de ces années soit protégé de la dureté des temps actuels, que ce mélange de générosité et de naïveté qui sévissait alors, ne soit ni rabaissé ni sali. Et un mot, que la légèreté reste intacte dans notre souvenir.
L′histoire du Condor n′a pas changé : Au hasard de ses recherches bibliographiques, un jeune analyste de la CIA, Joe Turner, met le doigt sur un complot. Sa petite unité secrète est massacrée, lui-même ne parvient à échapper à la mort que par miracle. Il est devenue une cible, ses proches sont tués, il lui faut fuir un ennemi dont il ignore tout et improviser à chaque instant pour survivre. Son amateurisme d’une part, la paranoïa qui s’empare de lui d’autre part, s′avèrent être les meilleurs atouts face à des tueurs professionnels calmes et prévisibles. Quant aux commanditaires des tueurs, ils restent invisibles jusqu′au dénouement.
Le film avance vite, il doit tout raconter en une heure quarante. Le feuilleton, lui, a dix fois 52 minutes devant lui. Le film est de 1975, le feuilleton de 2018. Deux mondes à la fois liés et totalement différents. Le Condor télévisuel procède des 3 jours du Condor de Pollack qui lui-même procède des 6 jours du Condor de James Grady. 6, 3, 0… rétraction du temps. Et ce n′est pas parce que l′intrigue est la même et les dialogues souvent semblables, mot pour mot, que toutes ces versions racontent la même chose.
C′est l′effet Pierre Ménard, du nom du héros de Borgès qui ré-écrivait le Quichotte au XXème siècle, mot pour mot. La même histoire racontée à des époques différentes ne parle pas de la même chose et n′engage pas les mêmes références. On y reviendra.
Les 3 jours du Condor sortent en 1975, en plein choc pétrolier. Si l′intrigue évoque les pays arabes, c′est parce qu′ils possèdent les plus grandes réserves de pétrole mondiales et qu′ils font flamber le prix du baril. Condor, le feuilleton télévisuel, paraît en 2018, en plein conflit avec les mouvements radicaux islamistes. L′intrigue évoque encore évidemment les pays arabes, mais cette fois moins pour leur pétrole que parce que la situation politique et militaire au Moyen Orient est devenue incandescente. 2018, c′est l′époque des reculs des démocraties occidentales en guerre avec l′islamisme radical et gangrénées de l′intérieur par des mouvements politiques autoritaires.
Les 3 jours du Condor ne dissociaient pas réellement la CIA des comploteurs qui agissaient en son sein. L′organisation toute entière était mise en cause. Il y avait le souvenir d′Allende, de la guerre du Vietnam, du plan Condor (!) en Amérique Latine, des liens avec le trafic international de drogue, du Watergate, etc… Partout où elle passait, la CIA ne laissait derrière elle qu′un lourd parfum de pourriture. Or l′époque était encore à l′idéalisme. « Les gens de ma génération se sont battus pour des idéaux auxquels ils croyaient dur comme fer. Quand John Kennedy a été élu, nous étions sûrs que le monde allait changer. Et nous nous sommes retrouvés à devoir digérer nos désillusions. » disait Grady.
Dans Condor-la-série, un groupe secret de fanatiques chrétiens mène une stratégie anti-musulmane secrète au sein même de la CIA. L′agence en tant que telle n′est pas mise en cause. Si la réticence des scénaristes envers une organisation qui s′est illustrée par quantité de bassesses est incontestable, leur dénonciation vise d′abord les soutiens de Trump : intégristes évangélistes et Alt-Right.
À l′époque où il a recruté son neveu pour la CIA, l′oncle de Joe a argumenté sur la nécessité de faire entrer des personnes de qualité au sein de l′organisation, pour relever le niveau général *. Il s′agissait sans doute de contrer l′Extrême-Droite. L′organisation est donc perfectible. Nous sommes à l′ère du pragmatisme. Mais nous sommes aussi aussi à l’âge du mensonge, des « fake news », de la « vérité alternative », de la « post-vérité ». Ce n’est plus la CIA qui propage ses mensonges au travers du monde mais la société toute entière qui se ment à elle-même.
Les auteurs ont adapté le sujet à l′époque. Les 3 jours du Condor était encore une affaire d′hommes blancs. Les personnages noirs ou asiatiques n′existaient pas. Les femmes faisaient figure d′objets de l′histoire plutôt que de sujets. D′ailleurs il n′y en avait vraiment qu′une, celle que Joe Turner prenait en otage pour se mettre à l′abri. La passivité qu′elle manifestait d’abord puis l’attirance qu’elle éprouvait pour son ravisseur apparaît de nos jours choquante, syndrome de Stockholm ou pas. Dans Condor-la-série, en revanche, l′otage résiste obstinément jusqu′à ce que Joe parvienne à la convaincre et que les faits justifient ses allégations. Il y a aussi un lanceur d′alerte noir. Une collaboratrice de Joe est asiatique et la distribution comprend autant de femmes que d′hommes. Le tueur incarné par Max von Sydow, ex-nazi aux manières policées dont « l′accent allemand » n′échappe à personne, est devenu une tueuse libano-israélienne-chrétienne ex-agente du Mossad dont l′accent, lui aussi est rapidement identifié par Joe. Changement d′époque.
Ce sont donc les intégristes chrétiens, vraisemblablement évangélistes, qui sont en ligne de mire. Ceux qui ont assuré la victoire de Trump puis celle de Bolsonaro au Brésil, ceux qui ont milité pour le transfert de l′ambassade américaine de Tel Aviv à Jérusalem, dans l′espoir de hâter le retour du Christ, ceux enfin dont est issu le discret mais redoutable vice-président Mike Pence. Ils sont représentés par un petit homme affable, capable de pleurer devant sa femme emportée par un cancer, mais dont le crédo est limpide : la guerre a déjà commencé entre chrétiens et musulmans, il s′agit de la gagner, quels que soient les moyens à mettre en oeuvre. En l′occurrence un monstrueux génocide. On est loin des vagues manœuvres autour du pétrole.
Pourtant, à la comparaison du film et de la série, plus que le récit, ce qui frappe en premier tient à la forme. Au comportement des personnages, à leur façon d′être entre eux, au montage, au choix des lieux, à la vitesse des évènements. Sur une durée extraordinairement plus longue que celle du film, la série semble saisie de frénésie, enchaînant tant d′évènements qu’à ses côtés le film paraît se réduire à bien peu. En revanche, la relative froideur des personnages de la série les uns envers les autres renvoie le film aux abîmes du sentimentalisme. Le feuilleton est pragmatique, il évite de s′attarder sur ce qui ralentirait l′action, comme l′histoire d′amour en Joe et son otage, ce sur quoi le film pourtant s′étend. L′impudeur moderne consisterait-elle à s′attarder sur les affects, quand la pudeur passée répugnait à exposer les tueries et aligner les cadavres ? Tout bien considéré, dans Les 3 jours du Condor, la transgression tient à l′attirance irréfrénable entre un kidnappeur et son otage, attirance doublée d′un adultère puisque Faye Dunaway n′est pas célibataire et qu′elle s′offre un écart en toute connaissance de cause. 69 est passé par là, l′émancipation des femmes se double du principe de plaisir. Les hommes et les femmes d′alors prennent le temps de s′aimer, même quand rôde la mort. Peut-être même pour l′esquiver.
À l′opposé, le principe de plaisir n′est pas le carburant du Condor 2018 où il ne s′agit que d′agir et de courir pour échapper à la mort. Joe, d′ailleurs, court tous les jours pour entretenir sa forme athlétique. Quand il ne court pas, il rame. Le dernier épisode le montre cavalant à travers tout Florence pour empêcher une catastrophe. Et Joe n′est jamais essoufflé. Les femmes qu′il aime ou a aimé meurent, elles-aussi. Il ne leur consacre que peu de larmes. Pas le temps. Joe court. L′homme moderne court pour échapper à la mort. Robert Redford, lui, roulait en Solex.
Condor est un feuilleton américain adapté par Todd Katzburg, Jason Smilovic et Ken Robinson du roman Les Six Jours du Condor de James Grady et de son adaptation filmée Les Trois Jours du Condor. Produit par AT&T, il a été diffusé en sur Audience Network. Il est interprété notamment par : Max Irons, William Hurt, Leem Lubany, Angel Bonanni, Kristen Hager, Mira Sorvino, Bob Balaban , etc…
Anecdote :
*Une scène montre l’oncle et son très jeune neveu Joe devant le corps d’un homme tout juste décédé. Très étrangement, l’oncle paraphrase (et contredit) Henri III devant le cadavre tout frais du Duc de Guise. Référence à nos guerres de religion ?