Contrairement à la plupart des feuilletons, Strangers met en scène un héros qui ne prétend pas en être un. C’est l’anti-héros parfait. On craint à chaque détour du récit qu′il ne se fasse écrabouiller, suriner ou noyer.
Il s’agit de Jonah Mulray, un enseignant d′université anglais dont la femme passe la moitié de sa vie à Hong Kong, pour des raisons professionnelles. Elle décède là-bas dans un accident de voiture. Jonah n′a d′autre choix de prendre un vol pour Hong Kong, chose qu′il n′a jamais faite, par crainte de l’avion. Arrivé sur place, il identifie le corps de sa femme mais très rapidement il soupçonne qu′elle n′est pas morte accidentellement et surtout, il découvre qu′elle avait une double vie, qu’elle était depuis bien plus longtemps l′épouse d′un autre, un certain David Chen, avec lequel elle avait eu une fille, Lau.
Les deux hommes se rendent compte simultanément de leur infortune. Les choses en étant là, Jonah se lance dans une enquête sur l’assassinat de sa femme, tirant derrière lui un David rétif. Il a contre lui une police qui fait son possible pour le décourager et dissimuler les preuves du meurtre.
Chaque épisode est bâti de telle sorte qu′au moment où le mystère semble se dissiper, la dernière séquence le relance brutalement sur une voie inédite. C′est un peu le principe des feuilletons mais il y a manière et manière de faire… La série, avouons-le, a été un échec en Grande-Bretagne.
Si effectivement la conduite du récit est cousue de gros fil, si le récit lui-même offre ou trop ou pas assez de complexité au regard de ses ambitions, Strangers instaure cependant une saisissante disproportion entre un homme trop vulnérable, trop étranger et une mégalopole terriblement puissante. Les rappels du paysage des gratte-ciel de Hong Kong sont des ponctuations trop systématiques, certes, mais aussi des rappels de cette disproportion. Que peut le simple Jonah à 10 000 kilomètres de chez lui, dans un univers chinois de plus en plus éloigné de son héritage britannique, perdu dans un environnement où labyrinthes de ruelles et avenues modernes, bâtisses de bois et gratte-ciel se partagent l’énigme urbaine ?
Son alter-ego, David Chen, l’autre mari de sa femme, est un ancien flic, démis de ses fonctions pour corruption. Il mène une vie rangée et se tient à l’écart des mauvais coups. Il laisse sa fille vivre sa vie, incapable qu’il est de la retenir. Elle a une liaison amoureuse avec une jeune file de son âge dont très rapidement on devine le rôle trouble. Vraie piste, fausse piste, on ne saura pas.
Tout comme Jonah, David subit ce qui lui arrive mais, lui, il fait le gros dos. Il accepte de donner un coup de main à Jonah mais toujours avec la plus grande prudence. À le regarder on se dit que cet homme en sait trop pour réellement aider celui qui ne sait rien, d’autant que la mise en scène le maintien dans son attitude butée.
Jonah n’avance qu’à force d’entêtement. Son invisible adversaire pourrait le pousser d’une chiquenaude dans la baie, les pieds lestés de béton, et faire passer cela pour un suicide. Il ne le fait pas mais en élimine d’autres pour tenir Jonah à distance de la vérité. On fait un saut à Macao, c’est encore pire.
Le feuilleton ne se donne même pas la peine d′évoquer les contingences auxquelles Jonah devrait se plier, l’argent notamment, ses visas ou son billet de retour. La question n′est pas là, tout tient dans la disproportion entre un petit homme obstiné dans sa quête de vérité et le Moloch urbain.
Maladroit ? Certes. De toute évidence, Strangers est un ratage scénaristique mais il n’en reste pas moins qu’il prend le risque d’un héros démuni face au réel. C′est à dire d′une figure quasi-impossible de nos jours mais la plus pertinente alors que triomphent les gros bras et les grandes gueules aux journaux de 20 heures.
La Chine restera indéchiffrable aux yeux d’un occidental. C’est un lieu commun que de l’affirmer. Mais la corruption qui semble régner à tous les étages de la société hong-kongaise et qui touche même l’ambassade britannique relève sans doute du cliché. On soupçonne une énorme affaire politico-mafieuse, on n’en saura pas davantage. Il n’y aura vraisemblablement pas de deuxième saison.
Pourtant le sujet pouvait rendre justice à Hong-Kong comme au petit homme et s’aventurer sur des terres plus risquées que le cliché d’une Asie impénétrable pour aborder, par exemple, les rapports délicats entre la Chine et l’ancienne colonie britannique ou de celle-ci avec le Royaume Uni. Surtout, il y avait à faire sur une mégapole dont l’image, de ce côté-ci du monde, reste largement superficielle.
Strangers est un feuilleton britannique créé par Mark Denton et Jonny Stockwood diffusé sur ITV en Septembre 2018. Il est interprété notamment par : John Simm, Anthony Wong, Emilia Fox, Katie Leung, etc...