On imagine, en regardant un feuilleton, que ce qui va arriver ne s′est pas encore produit et que nous le découvrons au fur à mesure. C′est là une foi enfantine dans la nouveauté de tout récit, à l′instant où il s’énonce, comme s′il s′inventait au fur et à mesure qu′il nous est conté. Après tout, on ne sait jamais comment les choses vont terminer, même dans un livre déjà dix fois lu. Pour avoir vu au moins cent fois Vertigo, je peux témoigner que chaque fois ce fut un film différent.
Tell Me a Story aurait pu nous emmener sur le chemin habituel et nous aurions découvert l′inattendu avec bonheur. Après, peut-être, en y réfléchissant, aurions-nous débusqué quelques influences ou même des récits sous-jacents qui nous auraient autorisé à y repenser, ou même, qui sait, à le revoir sous un autre angle. Mais Tell Me a Story ne choisit pas cette voie classique.
Le générique est explicite. Il évoque au moyen de peintures à la palette graphique l′histoire des Trois petits cochons, celle du Petit chaperon rouge et celle d′Hansel et Gretel. Trois contes parmi les plus célèbres mais dans une version plus brutale et avec des connotations qui ne sont certes pas celles de l′enfance.
Ces histoires sont interprétées par des personnages contemporains et se déroulent au coeur de la jungle urbaine new-yorkaise en lieu et place de la forêt germanique ou de la campagne française originelles. Les trois petits cochons sont immédiatement identifiés, il s′agit des braqueurs d′une bijouterie. Nous cherchons dès lors qui et où sont le Loup, le Chaperon Rouge, Hansel et Gretel. Les plus lents d′entre nous – dont je suis – ne rassemblent tous les fils qu′au milieu du second épisode. Le Loup est Jordan, le fiancé d′une cliente de la bijouterie tuée au cours du braquage mais il est aussi Nick, le prof d′anglais de Kayla, une lycéenne délurée, fraîchement débarquée de Californie et qui vit chez sa grand-mère. Accessoirement, elle porte un loup tatoué sur sa cuisse. Leur relation débordera les limites de l’univers scolaire et virera au cauchemar.
Le Loup a donc deux facettes : il est à la fois Jordan la victime et Nick le prédateur.
Quand à Hansel et Gretel, il faut un peu plus de temps pour les identifier sous les traits de Hannah, un entraîneuse de salle de gym, vétéran de l′armée, et son petit frère Gabe, un camé.
Le père de Kayla, le petit chaperon rouge, est chef de cuisine dans l′hôtel chic qui appartient à Jordan. De l′écheveau composé de ces trois histoires mêlées commence à se tisser une toile où, de manière assez artificielle, des liens se forment entre les personnages des histoires.
Si, pour l′essentiel, tout se joue au sein de milieux aisés et libéraux dans des quartiers paisibles, on aurait tort d′espérer une version « Greenwich Village » de Perrault ou Grimm. Très vite, les scènes nocturnes, les tonalités fortement contrastées et les couleurs saturées, créent un univers inquiétant, plus fantasmatique, d′ailleurs, qu′urbain. Les scènes de violence étirées avec une évidente complaisance tirent le récit vers un ensemble sombre et paranoïaque. Ce monde ressemble à celui que prédisait la fiancée de Jordan avant de mourir, celle qui refusait un enfant auquel elle ne voulait donner vie dans un univers aussi terrifiant que le nôtre. Ce monde « divisé », disait-elle en pensant « fracturé ».
Histoire, sans doute, de rappeler son propos au spectateur, le feuilleton accumule les rappels balourds aux contes originaux. C’est la cape d′un rouge éclatant dont est affublée Kayla dans l’un des épisodes ou le constat moqueur de la même Keyla devant une caricature de Nick : « Que tu as de grandes oreilles… ». Il accumule également les rebondissements inutiles notamment en ce qui concerne Hansel/Gabe et Gretel/Hannah dont l’histoire semble manquer tellement de consistance qu’il faut rajouter des tentatives d’évasions aux évasions ratées. Mais tous ces pêchés reconnus et avoués, on reconnaîtra au récit une nervosité dont le spectateur peut difficilement s’arracher.
Reste l′essentiel. Pour adapter trois contes anciens à nos temps modernes, de la forêt d’autrefois à la jungle d’aujourd’hui, il faut postuler ce qu′ils veulent dire et surtout ce qu′ils peuvent nous dire de nous. Pour ce faire, il aurait déjà fallu choisir d′où l′on partait, des contes de Perrault ou des versions de Grimm ? Et pourquoi trois récits ? Et pourquoi ces trois là, spécifiquement ?
Et puis, les personnages, qui pourraient-ils être, aujourd’hui ? Le Loup, par exemple, Tell Me a Story nous le présente sous deux visages contradictoires et sous le seul angle moral. N′y avait-il rien d′autre à tenter, de façon plus ambigüe, plus subtile, sur la possible nature du loup ? Maints psychanalystes ont enchéri sur les thèses de Bettelheim. Ils ont fondu le loup et la grand-mère en une seule figure, par exemple. Cela aurait été un point de départ plus audacieux.
Et puis, pour commencer, 17 ans, pour un petit chaperon rouge, c′est bien trop âgé… Mais s’il s’était agi de véritablement adapter Le Petit Chaperon rouge à notre époque, à coup sûr cette même époque n’aurait pas volontiers pardonné ce que suggère le conte de Perrault des adolescentes.
« On voit ici que de jeunes enfants,
Surtout de jeunes filles
Belles, bien faites, et gentilles,
Font très mal d’écouter toute sorte de gens,
Et que ce n’est pas chose étrange,
S’il en est tant que le Loup mange.
Je dis le Loup, car tous les Loups
Ne sont pas de la même sorte ;
Il en est d’une humeur accorte,
Sans bruit, sans fiel et sans courroux,
Qui privés, complaisants et doux,
Suivent les jeunes Demoiselles
Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles ;
Mais hélas ! qui ne sait que ces Loups doucereux,
De tous les Loups sont les plus dangereux. »
Le chasseur/père est une invention de Grimm, dans Le Petit Chaperon Rouge de Perrault l′enfant se faisait croquer et voilà tout.
Enserré entre deux histoires de loups, Hansel et Gretel semble un peu perdu. Des trois, cette adaptation est la moins crédible et l’on se demande ce que cette variante du conte a de commun avec les deux autres. Elle s’y raccorde finalement in extremis, mais sans que sa fonction apparaisse indispensable. Gabe/Hansel est un jeune latino homosexuel camé et Hannah/Gretel, sa soeur, est une vétérante du Moyen Orient cousue de cicatrices physiques et morales, deux profils assez convenus dans la jungle urbaine. Ils découvrent accidentellement une grosse somme d’argent et devront passer les huit épisodes de la saison à fuir ou à se faire torturer par le gang qu’ils ont « volé ». On est là-encore assez loin de l’original en dépit de l’accent mis sur l’abandon dont ils furent victimes dans leur enfance.
Est-ce bien tout ? Certains ont considéré Tell Me a Story comme une « déconstruction » de contes classiques. Il n’y a ici rien de « déconstruit », les contes ne sont que des sources d’inspiration à partir desquelles le feuilleton brode librement. Certains aspects, comme la souffrance de l’abandon par la mère dans Hansel et Gretel restent fidèles à l’histoire originale, d’autres sont des transpositions astucieuses, telle que la faim du Loup dans Les Trois petits cochons devenue soif de vengeance ou telle que la ruse de l’autre Loup, assimilée à celle du tueur psychopathe. L’absence d’évolution des personnages au cours du récit (le petit Chaperon Rouge indécrottablement naïve, les deux Loups totalement obsessionnels, etc…) est la limite posée par les contes originels. Le feuilleton ne parvient à la dépasser et compense par des rebondissements inutiles. C’est la faiblesse d’une série pour s’appuie davantage sur la dynamique de l’écriture que sur celle, plus interne, plus secrète et plus subtile du récit lui-même.
D’autres, enfin, ont vu dans Tell Me a Story un tableau politique de l’Amérique d’aujourd’hui. Beth, la fiancée de Jordan, celle qui meurt au cours du premier épisode, refusait de faire un enfant dans un monde aussi effrayant que le nôtre. Elle donnait le ton. L’enfer que traversent Hannah et Gabe, l’implacable violence de Jordan, la terreur qu’inspire Nick, le psychopathe, la corruption de la police, tout cela dresse en effet le tableau d’un monde effrayant pour beaucoup de gens : les femmes, les latinos, les vétérans, les homosexuels et tous ceux qui n’ont pas de pistolets.
Tell me a Story est un feuilleton américain créé par Kevin Williamson à partir de la série d’anthologie mexicaine Érase una vez. Il a été diffusé en sur CBS All Access. Il est interprété notamment par : Danielle Campbell, James Wolk, Dania Ramirez, Billy Magnussen, Paul Wesley, Dorian Crossmond Missick, Sam Jaeger, Davi Santos, Kim Cattrall, Michael Raymond-James