Les films ou séries biographiques – appelés en anglais « biopics » – forment un genre un peu ennuyeux, parfois même totalement assommant, à une exception près : ceux qui traitent d’authentiques salopards. Car rien de tel qu′un personnage qu′on puisse haïr et haïr encore, toute la durée d’une série.
« Il était presque onze heures et, au Commissariat aux Archives, où travaillait Winston, on tirait les chaises hors des bureaux pour les grouper au centre du hall, face au grand télécran afin de préparer les deux Minutes de la Haine. » (George Orwell, 1984). C’est ainsi sur Internet, dans les forums et les blogs, dans tout un pan de la presse, à la télévision, un peu partout si l’on y réfléchit. La vision d’Orwell s’est réalisée. Alors, retour à l’envoyeur, détestons le temps d’un bref feuilleton, mais pour toujours, un de ceux qui ont enseigné la haine.
Ce formidable objet de détestation nous est offert par Tom McCarthy et Alex Metcalf qui ont adapté The Loudest Voice in the Room, le livre de Gabriel Sherman sur Roger Ailes. Car comment ne pas détester ce Roger Ailes de la première image à la dernière ? On ne le connaissait pas en France. On connait Fox News, ce chaudron où mijote les pires rancoeurs de l′Amérique, on n′ignore pas complètement le rôle du richissime australien Rupert Murdoch, propriétaire d’un empire médiatique, mais de Roger Ailes, nous ne savions rien.
The Loudest Voices nous raconte son ascension, après son licenciement d′une autre chaîne d′information, CNBC. Immédiatement embauché par Rupert Murdoch, Roger Ailes a été le créateur et le premier PDG de Fox News. C′est lui qui lui a donné son esthétique, sa méthode et sa ligne politique. On peut le comparer à un autre sorcier de sa génération : Steve Bannon, fasciste assumé, président exécutif de Breibart News, mentor de Trump et désormais grand stimulateur des extrême-droites européennes. Ce sont les mêmes.
Si l′on a un idée imprécise du rôle de Fox News dans le paysage politique américain, au sortir de The Loudest Voice on est atterré par sa violence et sa totale absence de déontologie. On n′imaginait pas que les choses se soient passées si brutalement, au fil d′une destruction progressive mais systématique des règles du journalisme et accessoirement de tout rapport à la vérité. Ces gens n′ont cessé de créer et d′entretenir une fiction qui, partant de faits réels, les transformaient en récits fantasmatiques où s’épanouissaient les thèmes classiques du fascisme : l′anti-sémitisme, le complotisme, la haine des intellectuels, des féministes, des homosexuels, du cosmopolitisme, des immigrés, etc.
À plusieurs reprises, au cours de la série, on voit de jeunes journalistes protester soit contre le traitement de l′information, soit contre sa pure et simple invention. Mais avec Alies, il n′y a pas à discuter, il n′est jamais question de déontologie mais seulement de loyauté à son égard. Davantage à son égard qu′à celui de Fox News, d′ailleurs, l’adhésion à la personne du chef est une constante, chez ces gens.
Le jeune rédacteur en chef d’un journal local qu′il a acheté craquera et démissionnera mais ce ne sera qu′après avoir avalé toutes les couleuvres imaginables. De la même façon, le responsable de la presse de Fox News claquera la porte avec fracas et l’on peut imaginer que quelques autres suivront.
Ce qui se passe lorsque le magnat Rupert Murdoch confie au journaliste Roger Ailes la mission de créer une chaîne de télévision n′est donc pas un fait insignifiant de l′histoire moderne. L′extraordinaire ascension de l′empire audiovisuel de la Fox est synchrone avec le développement des extrêmes droites de part et d′autre de l′Atlantique. C′est la même histoire. Le sabotage minutieux du journalisme, le mépris des faits, le mensonge instillé chaque jour par ces chaînes de télévision sont le reflet du sabotage minutieux de la démocratie, des « fake news » et des provocations de l′extrême-droite. Agora des temps modernes, la télévision est le lieu des conflits politiques, c′est une banalité que de le dire.
Sous Obama, l′extrême-droite – ce que l′on a appelé alors le « Tea Party » – a phagocyté le Parti Républicain et n′a cessé de diviser les USA. Fox News a été son arme. Ce climat de guerre civile était nécessaire à Fow News pour remporter le marché de l′information face à des concurrents qui respectaient encore les règles du journalisme, sans viser leur public mais en gagnant celui qu′ils délaissaient : les populations déclassées et peu éduquées. Pour ce faire, tous les coups sont permis. « On ne suit pas l′info, on la fabrique ! » enseigne Roger Ailes à un jeune reporter. On ne participe pas au débat politique, on le fabrique aurait pu dire pareillement le ténor de l′alt-right Steve Bannon.
Cependant il faut croire en une justice transcendante puisque le pêcheur finit par chuter après vingt ans de règne et qu′il révèle alors ce qu′il est, ce qu′il a toujours été, et que l′hypocrisie qui cimente son palais est mise à jour. Tartuffe parmi les tartuffes, celui qui n′avait à la bouche que les « Valeurs de l′Amérique », à commencer par les sacro-saintes « Valeurs familiales », les bafouait chaque jour que Dieu fait.
À Fox News toutes les présentatrices étaient recrutées (et sont apparemment toujours recrutées) sur leur attrait physique, ce qui est déjà intolérable, mais Roger Ailes allait bien au-delà et abusait sans complexe du personnel féminin. Toute la haute sphère de Fox News le savait et se taisait, « parce que c′était Roger » comme la haute sphère de la Maison Blanche se tait aujourd′hui à chaque insanité de Trump, « parce que c′est Trump ». En français : « Il est comme ça, on n’y peut rien, et c’est le (petit) prix a payer pour les grandes choses qu’il réalise ».
En 2016, la journaliste Gretchen Carlson porte plainte. Après qu′elle ait refusé les avances de Ailes, son contrat n′a pas été renouvelé. Une enquête interne des avocats de Murdoch révèle l′ampleur des prédations de Ailes. Une vingtaine de femmes ont le courage de parler. Murdoch saisit immédiatement le danger et contraint Ailes à la démission en échange de 40 millions de dollars. Seul Trump soutient Ailes au cours d’une interview. En revanche, le journaliste Gabriel Sherman, qui écrivait à l’époque un livre sur la Fox, a eu, lui, tous ses voeux exaucés.
Certaines coïncidences sont troublantes : Roger Ailes est décédé en 2017, un an après son renvoi de la Fox, alors que l′affaire Weinstein déferlait dans les magazines et les prétoires. Voici que maintenant, en 2019, au moment où le magna d′Hollywood passe en procès pour viols et abus sexuels, une série télévisée, The Loudest Voice, raconte comment son alter ego à la télévision a lui-aussi construit son empire sur l′exploitation sexuelle et l′humiliation des femmes. Mais ce n’est pas tout. La mémoire de Roger Ailes, aura aussi à souffrir du film qui reviendra en janvier prochain sur ses turpitudes. Son titre : Bombshell (Scandale, en français). Bénéficiant d’une distribution luxueuse (Nicole Kidman, Charlize Theron, Margot Robbie…), cette contribution à la lutte contre les prédateurs sexuels laisse penser qu’à Hollywood comme à New York, les temps ont changé. Le reste du monde est encore à convaincre…
Pour le convaincre, ce reste du monde, il fallait aussi effectuer des choix esthétiques et ces choix ne pouvaient que radicalement s’opposer à la vulgarité de Fox News, s’il s’agissait de la dénoncer dans la forme comme dans le fond. The Loudest Voice, recourt à des procédés visuels tels que les « glitchs », ces défauts du signal vidéo censés évoquer la télévision en général mais qui, maladroitement, évoquent davantage l’âge de l’analogique que celui du numérique auquel appartient Fox news. Cette concession à « l’habillage » qui ponctue la série au fil de l’apparition de nouveaux personnages est hélas une reddition. C’est baisser pavillon devant une esthétique de « l’habillage » qui absorbe tout discours télévisuel et le recrache en bouillie visuelle. C’est battre en retraite devant Fox News et ses habillages indécents (on se souvient de ses tonitruants génériques à l’époque de l’invasion de l’Irak). On « n’habille » pas un discours aussi dénonciateur soit-il. On dénonce. La sobriété, l’austérité peut-être, auraient, en elles-mêmes, été de plus cinglantes réponses.
The Loudest Voice est un feuilleton américain en 7 épisodes adapté par Tom McCarthy et Alex Metcalf du livre de Gabriel Sherman « The Loudest voice in the room » et diffusé en 2019 sur Showtime. Il est interprété notamment par : Russel Crowes, Naomi Watts, Simon McBurney, Seth MacFarlane, Sienna Miller, Annabelle Wallis, Aleksa Palladino,…
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