Lorsque l′on manque d′une réelle culture des Comic′s américains et des super-héros, que l′on ne connaît rien des romans graphiques ni des romans tout court à ce sujet, découvrir un feuilleton tel que Watchmen procure le sentiment d′être singulièrement étranger au monde dans lequel on pénètre. Vite, on regarde le film sorti en 2009, Watchmen – les Gardiens. D’autres, plus courageux, dénichent le roman graphique d′Alan Moore et Dave Gibbons, qui date de 1986-87 et a été publié en France sous le titre Les Gardiens (1). Cette méta-bande dessinée est le terreau originel d’une uchronie mouvante qui évolue en passant d′un médium à l′autre et semble pouvoir indéfiniment se transformer à partir de quelques personnages, d′un état du monde figé dans une Guerre Froide alternative et de quelques évènements récurrents. À défaut, il ne reste qu′à accepter de suivre le récit tel qu′il est, en faisant confiance aux scénaristes.
Le premier épisode s′ouvre sur le flashback d′un massacre racial à Tulsa, Oklahoma, en 1921 (2). Entre les 31 mai et 1er juin 1921, pour être exact, lorsque le Ku Klux Klan a assassiné entre 100 et 300 noirs américains et réduit en poussière un quartier entier avec l′appui d′avions. Tout part de ce drame, aujourd′hui méconnu aux USA eux-mêmes ou réduit à de simples « émeutes » raciales, ce qu′il n′est pas.
Cet évènement fondateur est suivie d′une scène de contrôle routier en 2019, de nuit. Nous sommes donc un peu moins d′un siècle plus tard. Un pick-up est arrêté par un policier noir dont la moitié du visage est masquée par un bandeau jaune. Le chauffeur du pick-up, un blanc, enfile une cagoule et mitraille le policier. Ce qui n’est pas ce que l’on s’attend ordinairement à voir dans une série télévisée américaine…
Raconter la suite, avec pour seule ambition de donner les informations suffisantes pour se faire une idée du récit est une opération complexe. Cela fait pourtant partie de l’enjeu d’une histoire qui, à elle seule, prétend résumer les 50 ans de fictions super-héroïques qui l’ont précédée.
L′épisode se poursuit avec l′enquête sur le meurtre du policier et plus généralement avec le combat de la police contre un groupe de suprémacistes blancs appelés 7ème Kavalerie (3) qui a troqué les tenues de fantômes du Ku Klux Klan pour des cagoules, dites masques de Rorschach. Les policiers dissimulent eux aussi une partie de leur visage, depuis une certaine « Nuit Blanche » qui vit une attaque coordonnée des policiers et de leurs familles par les suprémacistes blancs. Certains de ces membres des forces de l′ordre, entièrement cagoulés, apparaissent comme des super-héros, mais pour la plupart dénués super-pouvoirs, vieillissants et désabusés. Ces super-héros ordinaires, pourrait-on dire, s′appellent Sister Night, Miroir (Looking Glass) ou Peur Rouge (Red Square) et ils traquent les suprématistes qui grouillent parmi les rednecks racistes de Nixonville, une aire de caravanes et de mobilhomes déglingués. On croit reconnaitre le noyau dur de l′électorat de Donald Trump, ce qui donne à la série, à la différence du film et du roman graphique, une actualité aigüe. Mais dans la réalité alternative de Watchmen, en 2019 le président ne s′appelle pas Trump. Il s’appelle Robert Redford et il soutient la communauté afro-américaine.
Le chef de la police, Judd Crawford, qui enquête sur le meurtre de son homme par le 7ème de Kavalerie est bientôt retrouvé pendu. Son assassin est assis au pied de l′arbre. C’est un très vieux noir, en chaise roulante. Il est lui-aussi un ancien justicier, peut-être même, sous le nom de Hooded Justice, le premier justicier masqué de toute cette histoire parallèle. Accessoirement, on comprendra vite qu’il est aussi le grand-père d′Angela Abar, alias Sister Night.
Hooded Justice est issu des Minutemen, un groupe de justiciers masqués où ont puisé les auteurs de Watchmen. Ils tirent leur nom de milices patriotiques de l’époque coloniale. Cet écho historique permet de prendre conscience de la pérennité des milices d’auto-défense dans la société américaine. Elsa Dorlin éclaire le sujet dans un texte très documenté, intitulé Se défendre – Une philosophie de la violence, qui évoque dans sa seconde partie le « Vigilantisme ou la naissance de l’Etat racial » aux USA puis les évolutions des formes collectives d’autodéfense au cours de l’histoire américaine, qu’il s’agisse des Black Panthers, des homosexuels ou des femmes. Nous voici revenus au massacre de Tulsa et au substrat historique des nos groupes de justiciers masqués.
Créés dans les années 40, les Minutemen modernes luttaient contre le crime à New York, sans pourtant être tous doués de superpouvoirs ni posséder une moralité à toute épreuve. Certains futurs Watchmen s’y trouvaient déjà. Hooded Justice, dont on vient de parler, n’était pas alors présenté comme noir mais il dissimulait sa liaison « romantique » avec Captain Metropolis et simultanément des rapports sadomasochites avec de jeunes prostitués. Laurie Blake, alias Silk Spectre II, provient elle aussi directement des Minutemen puisqu’elle est la fille de Silk Spectre I, exclue du groupe pour liaison homosexuelle. De même, The Comedian, le moins recommandable de tous, figure dans les deux groupes, du moins dans les versions cinématographique et graphiques des Watchmen. Les distorsions entre les récits et entre les adaptations ne brisent en rien la continuité entre les diverses époques, les lignes narratives et les personnages s’entremêlent, créant un univers complexe, sans doute parfois confus et plein de contradictions mais où l’autodérision prospère.

De gauche à droite : Silhouette, Mothman, Dollar Bill, Nite Owl, The Comedien (à genoux), Silk Spectre et Hooded Justice.
Revenons là où nous en étions avec la série Watchmen. Pour comprendre où nous en sommes dans ce 2019 un peu différent du nôtre, il faut expliquer que dans l′uchronie, les USA ont gagné la guerre du Vietnam en 1985 grâce au Docteur Manhattan (3), un géant bleu dont on apprendra qu′il s′agit de Jonathan Osterman, un scientifique désintégré par mégarde en 1959 dans un centre de recherche nucléaire et qui s′est reconstitué peu à peu sous forme d′un géant omniscient, omnipotent, doué d′ubiquité. Autrement dit le nouveau super-héros américain n′est autre que Dieu. De nos jours, ce rapt n’est pas particulièrement blasphématoire du point de vue de ces évangélistes nord-américains qui voient dans Trump un nouveau Messie. À croire qu’une histoire inventée il y a plus de trente ans résonne avec notre époque plus clairement qu’elle ne le fit lors de sa première publication.
En 1985, donc, le Vietnam est devenu le 51ème Etat des Etats-Unis. Tous les scandales ayant été étouffés, Nixon effectue son cinquième mandat consécutif grâce à une modification constitutionnelle. Sous la présidence Redford, cependant, la tension avec les Russes a atteint son apogée et la guerre nucléaire a paru imminente. Un phénomène ahurissant va alors bouleverser le cours d′histoire : un gigantesque calamar tombé de l′espace crée une onde psychique qui tue 3 millions de personnes à New York. Devant les dégâts causés par ces pluies de calamars extra-terrestres, les USA et la Russie remisèrent leur hostilité commune pour lutter contre cette nouvelle menace. C’était le but recherché par un personnage déjà entraperçu, Ozymandias, alias Adrian Veidt, super-héros qu’une l’intelligence et une rapidité hors-normes distinguent de tous ses confrères et consoeurs.
Les années ont passé. Le spectre de la guerre atomique s’est éloigné, pas celui de la guerre raciale, toujours menaçante. Les justiciers masqués ont été interdits par une loi de 1977, à l′exception du Docteur Manhattan qui, lui, a été « mobilisé » pour la guerre du Vietnam. Ceux qui restent sont usés et réduits au sort commun.
Ce n′est pas la première fois, dans l′histoire de ce genre que la décrépitude des super-héros est abordée. Tous finissent n′éprouver au fond qu′une envie : prendre le métro, se marier, avoir deux enfants et un pavillon de banlieue. Superfolks, le roman de Robert Meyer, traita en son temps de cette décrépitude des demi-dieux modernes et son influence sur le genre tout entier ne fut pas anodine. Les Gardiens, l′adaptation cinématographique de Watchmen, qui se situe antérieurement à la série, insiste elle-aussi sur l′ambiguïté morale des personnages et leur lente dégradation, notamment celles du Comédien et de Rorschach, absents de la série.
Chez les Watchmen, donc, le coeur n′y est plus. Sister Night démissionne de la police pour s′occuper de ses enfants. Looking Glass, lui-aussi, finit pas baisser les bras, écoeuré par ce qu′il comprend de la vérité au sujet du Calmar extraterrestre et de son propre stress post-traumatique. L′arrivée de l′agent du FBI Laurie Blake, ancienne super-héroïne sous le nom de Silk Spectre II mais désormais chargée de débarrasser le pays de ses justiciers costumés, n′encourage pas à s′éterniser.
Au fur et à mesure que progresse le récit en son dédale, d′autres personnages prennent plus d’importance. Adrian Veidt, bien sûr, ce savant narcissique exilé sur une planète éloignée puis dans sa forteresse antarctique et auteur des bombardements de calmars, mais surtout Lady Trieu, elle-aussi savante richissime et hypernarcissique, sur lesquels le récit se focalise. Veidt a des prétentions à sauver le monde, en commençant par le terroriser pour faire cesser la guerre, Lady Trieu, elle, est plus objectivement obsédée par sa propre puissance, jusqu′à tenter de se substituer au Docteur Manhattan, donc de devenir Dieu.
Il faut attendre l′avant-dernier épisode pour assister à un long récapitulatif sous forme d′une discussion entre deux protagonistes, Sister Night et le Docteur Manhattan, entrecoupée de multiples flashbacks, pour reconstituer le labyrinthe du récit. Le double ou le triple d′épisodes aurait été plus utile et certainement une façon plus élégante de traiter le spectateur novice. Un peu ivre de tant de rebondissements et digressions, celui-ci aura manqué la somme de références glissées dans les dialogues comme dans les images qui ajoutent l′ésotérisme de ce récit trop court et trop dense.
Dans son ouvrage sur Watchmen, Aurélien Lemant consacre son premier chapitre à la lecture de la bande dessinée et il entame par cette explication d′une parfaite évidence : « Devant la page de bande dessinée, l′oeil humain appréhende une multitude d′espaces-temps ayant cours simultanément. » Chaque case, en effet, représente un fragment d′espace-temps équivalent à un plan cinématographique. La page – ou même la double-page – donne simultanément la lecture de chacune de ses cases, la vision de leur ensemble et tous les assemblages possibles des unes et des autres. L′espace comme le temps y sont donc composables et recomposables à souhait. C′est de là qu′il faut partir, de cette vision multiple, comme on doit partir de la construction sérielle pour comprendre une série ou de la salle de cinéma pour commencer à penser un film. Doctor Manhattan, le géant bleu aux pouvoirs illimités, vit simultanément dans le présent et dans toutes les époques. En discutant avec Sister Night, il parle en même temps à son grand-père, incarnant le principe ubiquitaire de la bande dessinée.
Si le Docteur Manhattan devient in fine le personnage autour duquel le récit se rassemble, que peut, que veut ce Dieu vivant ? Son omniscience et son omnipotence rendent ses désirs vains. Il s′exile sur Mars où il s′abandonne à la contemplation d′un paysage purement minéral, dépourvu de toute vie. Son opposé, le très baroque Adrian Veidt, alias Ozymandias, mégalomane insupportable, lui fait un pendant idéal. Inspiré du Joker de Batman, dans une version moins exubérante. Seul à ne porter aucun masque, parce son visage en est un à lui seul, Veidt, à l′exemple du Joker, « fait de la moindre de ses blagues un acte politique (…) pour exprimer à quel point tout acte politique n′est plus qu′une blague, même lamentable » écrit Aurélien Lemant.
On retiendra de Watchmen une formidable capacité à entraîner le spectateur dans un labyrinthe de miroirs où les reflets du monde présent se confondent à ceux d′une étrange uchronie. Une seule certitude : la menace est celle du fascisme. Watchmen ne cesse de dénoncer le racisme propre à la société américaine en général – le massacre de Tulsa est là pour le réaffirmer – et, par conséquent, ce même racisme qui prospère au sein de la production culturelle la plus américaine qui soit : les bandes dessinées et les romans de super-héros. Alan Moore écrivait au sujet des histoires de super-héros : « Je ferais également remarquer que, à l’exception d’une poignée de personnages non blancs (et de créateurs non blancs), ces livres et ces personnages emblématiques sont toujours des rêves suprémacistes blancs de la race des maîtres. En fait, je pense que ce serait un bon argument que d’annoncer Naissance d’une nation de D.W.Griffith comme le premier film de super-héros américains et point d’origine de toutes ces capes et masques. «
Sans doute les super-héros déclinants que nous sommes tous, avec nos maladresses et nos désirs mal ficelés, doivent-il eux-aussi se défaire de leurs masques car ce n′est pas ainsi que l′on en viendra à bout. Du fascisme.
Notes :
1 – A lire également au sujet de Watchmen: https://resonnancespop.wordpress.com/
2– C’est à Tulsa que Trump a choisi de lancer sa campagne électorale pour sa réélection de 2020, assumant ainsi clairement la dimension raciste de son projet politique.
3 – Du nom du régiment commandé par le général Custer dont 5 compagnies furent anéanties par une coalition de Cheyennes et de Sioux lors de la bataille de Little Big Horn, en 1876, et qui commit 14 ans plus tard le massacre de Wounded Knee où périrent entre 300 et 350 Sioux Dakota.
3 – En référence au projet Manhattan dirigé par Oppenheimer et qui mit au point les premières bombes atomiques.
Watchmen est un mini-feuilleton adapté du roman graphique du scénariste Alan Moore et de l’illustrateur Dave Gibbons par Damon Lindelof. Il a été diffusé en 2019 sur HBO. Il est interprété notamment par : Regina King, Tim Blake Nelson, Jean Smart, Louis Gossett Jr., Jeremy Irons, Don Johnson, Hong Chau, Yahya Abdul-Mateen II…
Merci pour cet article qui m’a éclairée sur Watchmen. Je n’ai aucune culture de bande-dessinée. J’ai quand même apprécié le rythme des scènes, la réalisation, les acteurs excellents. L’on suit des mini-récits imbriqués les uns dans les autre. Pourquoi pas ? Mais personnellement je préfère une certaines continuité narrative.
Danielle, moi non plus, je n’ai pas cette culture de la BD américaine et des super-héros, je connais mieux la BD européenne. Mais il y a un second degré permanent dans cet univers et une formidable capacité à l’autodérision assez séduisantes. Tous mes voeux pour 2020 ! Alain
Bonjour votre analyse est très intéressante et bien argumentée, mais je ne partage pas votre enthousiasme. Je trouve qu’il y a dans la série une réduction des enjeux par rapport à la bande dessinée, ce que j’essaie d’expliquer sur mon blog. En tous cas, c’est toujours intéressant de confronter d’autres points de vue.
Bonjour et merci pour votre commentaire. je ne doute pas que la série puisse être décevante par rapport à la bande dessinée. J’ai d’ailleurs pris le précaution d’avertir que j’ignorais tout des antécédents graphiques de Watchmen et que je prenais la série telle qu’elle se présentait à la télévision. Mais vous me donnez l’occasion de mettre en lien votre blog, ce que j’aurais aimé faire si votre blog n’avait pas subitement disparu
C’est bizarre pour ce qui est du lien. Je vous le redonne : https://resonnancespop.wordpress.com/
En tous cas merci.