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Il peut paraître indécent, à cette heure précise, de parler d′esthétique. Les questions d′esthétique valent pour ceux qui sont en bonne santé et ont le ventre plein. Force est, néanmoins, de constater que la « mise à demeure » de l′ensemble de la population a réveillé certains des liens sociaux engourdis. On se téléphone, on s′écrit, on prend des nouvelles. Quand les bureaux et les usines ralentissent, internet prend le relais et accélère les échanges tandis que la télévision réaffirme son empire. Immédiatement, ces liens sociaux revivifiés ont trouvé leur représentation, leur forme esthétique. Oh certes, celle-ci n′est pas tout à fait nouvelle, mais elle traduit si bien cet éclatement de la société en une multitude de petites cases individuelles qu′il est impossible d′évoquer le confinement sans lui rendre justice. Je parle – on l′aura deviné – du split-screen, cette division de l′image en plusieurs parties, qui n′eut pas une grande destinée au cinéma en dépit d’une vogue dans les années 60-70, mais qui s′épanouit à la télévision.

Un exemple : depuis le 22 mars, cette belle leçon de cuisine donnée sur M6 par un chef, Cyril Lignac,  à des « amateurs » répartis chez eux, dans leurs cuisines, sous l′oeil de leurs téléphones portables. Un intrus surgit même, sans doute un ami de l′animateur, pour demander ce qui se passe, comme un voisin se pencherait à sa fenêtre pour s′enquérir des activités du voisin.

M6 a
Car le split-screen est l′une de formes où se manifeste le plus évidemment ce qui fait que la télévision est de la télévision : l′effet de direct. Deux espaces ou deux temps différents se retrouvent en effet présents à l′écran au même moment. En direct l′un par rapport à l′autre et les deux vis à vis de nous. Ils ne se succèdent pas, comme au cinéma, ils ne se raccordent pas, ils s′accordent.
La télévision partage ceci avec la science : elle commence par la comparaison. Godard l′a bien compris avec ses formidables Histoire(s) du Cinéma mais, bien avant, Nam June Paik a propulsé le concept au travers de ses vidéos et ses installations jusqu’à ce point d’orgue que furent ses émissions par satellite : Good Morning M.Orwell, Good Bye M.Kipling et Wrap around the World. Avec lui, la comparaison devient addition, multiplication, division, redondance, contrepoint, harmonie, dissonance… en un mot : musique.

Parmi les séries, le split-screen a donné par exemple 24 heures chrono et ses actions simultanées.

Ailleurs, dans les journaux télévisés, par exemple, la pratique du duplex est si commune qu′il est passé dans les habitudes que le journaliste du plateau s′entretienne avec le correspondant de New York ou de Pékin, côté à côte à l′écran.
Mais ce que l′épidémie a inventé, c′est l′extension de cette forme visuelle hors de la télévision, son appropriation comme extension d′une pratique sociale. Aux habitants d′immeubles en vis à vis, dans des villes d′Italie, qui improvisent de joyeux concerts, chacun à son balcon, répond le chanteur Cali, par exemple, qui organise ses répétitions avec ses musiciens, à distance, par « multicam », autre nom du split-screen.

Capture d’écran 2020-03-22 à 10.08.01

Ou c′est L′International Opera Choir qui, en réponse à un décret du 4 mars interdisant tout spectacle en Italie, réunit à l′écran ses choristes, chacun chez lui, devant son téléphone portable, pour nous livrer le célèbre Va Pensiero du Nabucco de Verdi. L′Orchestre philarmonique de Nice et l′Orchestre national de Lyon lui ont emboité le pas avec respectivement l’inévitable Boléro de Ravel et la non moins inévitable Arlésienne de Bizet.

« Aujourd’hui, monstre à mille yeux, le « split-screen » (nous) surveille peut-être plus qu’il (nous) réveille, le débat est ouvert. Mais, alors que la vie se démultiplie et se contrôle chaque seconde davantage via les caméras accrochées dans les rues, ou derrière les faux miroirs de la « télé réalité », jusque dans les visions panoptiques de « Google Earth », nous sommes de plus en plus partout absorbés et digérés (dirigés ?) par des écrans, dématérialisés, éparpillés aux quatre vents. Etat des lieux d’un monde où, pour emprisonner, on ne vous immobilise plus, mais où on vous disperse à l’infini. « Trop de contrôle décompose », pourrait être ainsi le cri sourd, voire le spleen, de bien des « split-screen » contemporains. » nous disait Alexandre Tylski (1), critique à Positif et héritier de l′antique méfiance des cinéphiles à l′égard d′un procédé si outrageusement contraire au montage cinématographique autrefois théorisé par André Bazin (2). La nostalgie cinéphile ressemble par bien des points à une nostalgie du monde de l’enfance, ce monde fusionnel, continu et uni. La robe sans couture du réel…

Il faut aujourd′hui se rendre à l′évidence : les coutures ont craqué. Mais plutôt que de traduire une fragmentation du monde, le split-screen est au contraire devenu l′expression la plus efficace d′une cohésion sociale née au coeur de l′état de confinement. Il en est l′outil et la traduction visuelle, il fait émerger la puissance collective, que ce soit à la télévision ou sur les téléphones portables avec Skype ou FaceTime. On manifestait sur les boulevards depuis qu’Hausmann nous avait empêché de nous barricader dans les ruelles. Maintenant que l’on nous confine, la télévision et ses dérivés nous ouvrent l’immensité des écrans. À nous la Liberté !

Notes:

En image de titre, Diapolyekran de l’artiste tchécoslovaque Josef Svoboda

1- Dans : Le split-screen audiovisuel. Contemporanéité(s) d’une figure, Positif n° 566, avril 2008. A lire ici.

2 – Qu′aurait-il écrit sur El Año del Descubrimiento, le film de Luis López Carrasco entièrement en split-screen et qui vient le reporter le grand prix de Cinéma du Réel ?

 

Une réflexion sur “Split-screen

  1. Merci pour ce bel article. C’est vrai que les écrans fabriquent le lien social qui nous manque cruellement en ce moment. Et pas seulement à la télévision. Nous avions abandonné le Skype en groupe des années 2000 et il revient en force pour réunir les familles et les groupes d’amis.
    Esthétique et convivial !
    Encore une fois merci pour ce beau moment de lecture

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