Bis repetita non placent (ce qui se répète ne plaît pas), disaient les anciens, malheureusement, le hasard d′une programmation personnelle font se suivre deux séries qui tirent sur le fantastique ou, pour être plus exact, sur le grotesque où sombre le fantastique plus souvent qu′à son tour.
D’ailleurs, ce n′est pas le seul hasard qui a cette fois joué, mais une coïncidence. Il y a d′abord l′interrogation d′un ami qui me demandait si j′avais vu Freud, la série diffusée sur Netflix. La question est devenue une suggestion et j′ai enchaîné les huit épisodes. Ensuite il y a eu l’incitation, par une autre relation, à relire Paris capitale du XIXème siècle et Sens Unique, de Walter Benjamin, dans lesquels il traite du décor de la bourgeoise parisienne comme d′un décor de crime. Il y avait dans ce rapprochement comme le début d’une piste. J′y reviendrai.
J′étais donc plutôt favorablement disposé à la découverte d′une Nième reconstitution historique qui, cette fois, prenait pour cadre la Vienne impériale. La production était aux mains de l′ORF, la chaîne publique autrichienne, donc garante de sérieux et de qualité.
Le héros est le jeune Sigmund Freud avant qu′il ne devienne Freud. Pourquoi pas ? L’idée d’insérer dans une période mal connue de la vie d’un personnage célèbre quelque aventure inédite est un bon prétexte. Après tout, les romans historiques qui encombrent les étagères des librairies ne font que cela : combler les lacunes des archives.
À cette époque, c′est à dire aux alentours de 1886, nous raconte-t-on, Sigmund Freud est affecté dans un hôpital viennois pour aliénés où il tente de convaincre ses collègues et les sommités de son temps des bienfaits de l′hypnose, pratique apprise auprès du grand Charcot mais dans laquelle, il l’avoue lui-même, il se montre assez maladroit. On est déjà assez loin de la réalité historique. Il a pour ami Arthur Schnitzler, ce qui est beaucoup trop tôt, il prend des distances avec la religion juive, ce qui n′est pas faux, et il consomme force cocaïne, ce qui, cette fois, est attesté.
Tout ceci prend place dans des décors habilement utilisés, grâce à la multiplicité des scènes nocturnes et de somptueux intérieurs.
Des décors bourgeois du Paris de la IIIème République à ceux de la Vienne de François-Joseph, il se trouve une forte ressemblance. « Le nihilisme est au cœur même de l’intimité bourgeoise. Cette humeur implique du reste une aversion pour l’espace aérien, pour l’air libre et pour ainsi dire uranien qui jette une lumière nouvelle sur les extravagances de la décoration dans les intérieurs de l’époque. Y vivre, c’était chercher refuge au centre d’une toile d’araignée serrée qu’on avait soi-même filée et tissée et à laquelle étaient accrochés les événements de l’histoire universelle, éparpillés comme autant de dépouilles d’insectes vidées de leur substance. On ne veut pas abandonner cet antre. » écrit magnifiquement Walter Benjamin dans Paris, capitale du XIXème siècle.
Décors de crimes, décors pour hystériques, décors pour médiums, il y a là un extraordinaire cadre à fantasmagories. L’imaginaire commun aux capitales européennes de l’époque est éclectique, encore gorgé de romantisme mais déjà bousculé par le réalisme, l’impressionnisme, l’Art Nouveau et toutes ces avant-gardes bouillonnantes. On puise aussi volontiers dans l’antique avec le cortège des théosophes, illuministes et autres ésotériques qui sillonnent la fin de siècle comme le montre Freud, avec un rite d’envoûtement particulièrement spectaculaire à base d’ingestion d’une momie d’enfant égyptienne .
Walter Benjamin ajoute dans Sens unique : « L’intérieur bourgeois des années soixante à quatre-vingt-dix, avec ses buffets gigantesques débordants de sculpture sur bois, les angles sans soleil où se tient le palmier, l’encorbellement que retranche la balustrade, et les longs corridors avec la flamme chantante de gaz, ne peut abriter convenablement que le cadavre. ‘Sur ce sofa Tante ne peut être qu’assassinée’ La luxuriance sans âme du mobilier ne devient confort véritable que devant le cadavre. » Du cadavre à la convocation de l’âme de ce cadavre, il n’y a qu’un pas. On passe aisément du criminel au médium puis à l’hystérique, comme la série Freud le démontre. Les trois se trouvent pareillement « possédés » par une invisible puissance, cette puissance que Charcot puis Freud ont inlassablement traqué.
Mais les choses s’embrouillent vite et, au fur et à mesure que l′on découvre des personnages tous mûrs pour le divan, quels que soient leur sexe, leur âge ou leur condition sociale, on en vient rapidement à se demander si le virus de la psychanalyse n′a pas contaminé l’ensemble du scénario. Seule échappe à l’épidémie la bonne de Sigmund, incarnation du bon sens populaire, qui sert là, de façon très conventionnelle, de contrepoint.
L′histoire, elle-même, nous perd dans un embrouillamini de récits parallèles où se retrouvent mêlés les problèmes professionnels d′un jeune Freud avec la communauté scientifique de son temps, un complot contre l′empereur à base d′envoûtements prodigués par un couple d′aristocrates hongrois, la résurrection d’un culte chamanique magyar, une sordide histoire de meurtre de prostituée commis par un officier des hussards homosexuel et une série de meurtres commis à pleines dents par un chanteur d′opéra délirant. S′y ajoutent ultérieurement les problèmes de santé mentale du prince héritier, tandis que souterrainement, on nous suggère que l′immeuble où Freud lui-même loge a été construit sur les vestiges d′un théâtre détruit par un incendie meurtrier et qu′il abriterait donc quelques fantômes.
Le jeune Freud, à la fois médecin et enquêteur, tente de sauver ce qui peut l′être, à commencer par une jeune femme manipulée par le couple hongrois et qui se métamorphose en táltos, c′est-à-dire en sorcière dans les cultes chamaniques magyars. Là encore, dans le conflit entre la culture archaïque magyar et la modernité viennoise de l′époque, il y avait une matière passionnante que les scénaristes ont noyé dans la confusion de leur histoire.
La Psychanalyse étant (en principe) le sujet, chaque épisode porte un titre en rapport : Hystérie, Traumatisme, Somnambulisme, Totem et Tabou, Pulsion, Régression, Catharsis, Refoulement, dans cet ordre, ce qui ne fait qu′aggraver les choses. Il ne manque que le transfert qui pourtant occupe une bonne place dans le récit de la cure de la jeune Fleur Salomé à laquelle Freud ne résiste pas. On a donc droit à tout l′attirail de la psychanalyse de pacotille, le pire étant résumé dans le 7ème épisode, condensé de scènes oniriques qui voient Freud aux prises avec son inconscient. Pour analyser, il faut l′avoir été, mais certainement pas de façon aussi grotesque.
On est au Grand Guignol, ni plus ni moins, au premier rang de cette scène parisienne spécialisée dans les pièces d′épouvante, sanguinolentes et teintées d′érotisme, qui connut son heure de gloire entre 1896 et le milieu des années 30. On y venait voir des savants fous et des meurtriers implacables terroriser des jeunes filles innocentes. C′est d′ailleurs peut-être, contradictoirement, la seule possibilité de rédemption d′un feuilleton aussi caricatural : le regarder comme une série Z ou un vieux film italien du temps du Giallo. C′est à dire sans le prendre un seul instant au sérieux.
Freud est un feuilleton austro-allemand créé par Marvin Kren en 2020 et diffusé sur Netflix. Il est interprété notamment par Robert Finster, Ella Rumpf, Georg Friedrich, Brigitte Kren, Christoph Krutzler, etc….