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On aurait aimé aimer Dérapages.
Adaptée d′un roman de Pierre Lemaître, prix Goncourt 2013 et César du scénario en 2018, cette série française prenait le risque de reposer toute entière sur les larges épaules d′un ex-footballeur international et acteur désormais confirmé : Eric Cantona. Ce n′était pas rien. L’histoire tournait autour des méthodes louches d’une société d’aéronautique. Une légende du football, un prix Goncourt, un scandale lié aux méthodes de la grande industrie, c’est le patrimoine français qui était mobilisé !

dérapages moto
Cantona-la-légende incarne donc Alain Delambre, DRH au chômage, qui au moment où nous le découvrons, se trouve dans une impasse financière. En dépit des revenus de sa femme, le couple ne parvient plus à joindre les deux bouts. Delambre multiplie les emplois précaires pour rien. L′appartement se dégrade, les traites s′accumulent, aucune proposition d′emploi ne vient éclaircir l′avenir.

Parallèlement, à des années lumière de là, une entreprise d′aéronautique française subit un gros échec commercial et s′apprête à entièrement robotiser l′une de ses usines. Les actionnaires sont nerveux. Plus d′un millier de salariés doivent être licenciés, un conflit social particulièrement dur est prévisible. Pour mener la tâche à bien, le PDG désire sélectionner parmi ses cadres le plus solide, celui qui saura traverser la tempête en préservant les intérêts de la société. Une société de conseil en recrutement lui propose de mettre en place un jeu de rôle en forme de prise d′otages et, parmi les candidats pour piloter cette prise d′otages, elle propose Alain Delambre, recruteur inattendu parmi un panel de féroces chasseur de têtes. Mais la fausse prise d′otage déraille vite en vraie prise d′otage…

dérapages prise d'otages
Voilà donc pour l′histoire, pas plus sotte qu′une autre. La construction repose sur l′alternance de deux paysages : celui de la précarité et celui des dirigeants d′une multinationale, avec pour fil rouge du récit, les commentaires du héros comme une sorte de voix off qui ne se serait pas débarrassée de son corps et qui viendrait nous donner son point de vue en gros plan.
Pierre Lemaître est un auteur qui ne fait pas mystère de ses opinions politiques et a le mérite d′un engagement sincère auprès des défavorisés de notre société. En ces temps où une ribambelle de néo-conservateurs alimente une fâcheuse musique de fond, il est bon d′entendre de telles voix. Dans toutes les séquences consacrées au chômeurs, à la difficulté de survivre, à l′injustice sociale, le ton est juste. Les scènes de prison sont des dénonciations nécessaires de notre système carcéral. La chose est trop rare pour être négligée.

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Bien sûr, on peut regretter l’intervention d’un ami informaticien qui sait s’introduire sur tous les serveurs pour tirer le héros d’affaire, ou, pire, le plagiat un peu évident du film  de Frank Darabont, Les évadés, en ce qui concerne la prison. Mais la sincérité et le talent d′Eric Cantona emportent l′adhésion et si certains passages peuvent paraître outrés, ils le sont, en vérité, bien moins que la réalité sociale brute. Pour preuve, la fausse prise d’otage subie par des cadres de France Télévisions en 2005 qui inspira Pierre Lemaître pour son roman.

dérapages boss

En revanche, Dérapages peine à représenter le patronat. Tout sonne faux dès que l′on entre dans la tour d′Exxia à la Défense. Le PDG, le représentant de la société de conseil, les cadres dirigeants manquent singulièrement de consistance. Ce sont moins des personnages que les porte-manteaux de leur fonction. Il est d′ailleurs frappant que le PDG passe l′essentiel de son temps les mains dans les poches. L′incapacité à montrer le travail de dirigeants économiques tient toute entière dans cette image. Quant au troisième élément constitutif du récit, les commentaires du héros, s′ils lancent bien l′action, ils finissent vite par n′exprimer ce que l′on a déjà compris dans les plans précédents.
Dérapages tombe ainsi dans l’ornière de la « fiction de Gauche » autrefois dénoncée par les Cahiers du cinéma. Le personnage d′Alain Delambre a d′ailleurs plusieurs motifs d′être suspect. Cet ancien DRH de PME tombé au chômage se retrouve en effet à incarner la révolte contre un régime économique qui réduit les salariés à de simples chiffres, qu’il s’agisse de lui ou des 1250 salariés d’Exxia à jeter au chômage. Son changement de statut social peut manquer de crédibilité mais c′est surtout sa posture de porte-parole des déclassés qui suscite le doute. Il ne manque aucune explication, aucun détail de sa dépression au fil des factures impayées et des emplois précaires au point que ses confessions en gros plan finissent par devenir insupportables. Le rôle de porte-parole en général mais en particulier de cinéma, consiste souvent à confisquer la parole de ceux au nom desquels on parle. Delambre, lui, la monopolise.

Dérapages femme
Mais si ce problème récurrent dans un certain type de cinéma et de télévision reste posé depuis cinquante ans, il en est un autre tout aussi sérieux qui sévit dans cette série : l′exposé extraordinairement complaisant du système patriarcal. Car Delambre est d′abord un patriarche au sens le plus archaïque et autoritaire du terme. Lancé dans sa croisade personnelle contre le monde entier, il ne se soucie jamais de l′avis de sa famille tant lui paraît normal qu′elle se plie à ses choix. Pendant qu’il exige de l′une de ses filles, avocate novice, qu′elle le défende, il obtient de l′autre qu′elle lui prête ses économies. Il rend simultanément sa femme complice de fait de ses « dérapages », et ceci sans plus d’inquiétude que de la voir partir. Quant à son gendre, il lui brise tout simplement le nez. Au nom de son combat solitaire, Delambre détruit sa famille sans cesser, simultanément, d′exiger d′elle la plus stricte loyauté. Au moment où une nouvelle génération reprend le flambeau et que l′égalité des droits et de la considération progresse, on ne peut qu′être consterné par ce héros du combat contre l′injustice sociale portraituré en parfait machiste. Il n′y a pas différents combats, il n′y en a qu′un, toujours le même.

Le ratage est d′autant plus grand qu′Eric Cantona, soutenu par Suzanne Clément, prouve ici d′immenses qualités d′acteur. On se plaint à juste titre de la direction d′acteur, toujours un peu plan-plan, des séries françaises. Cantona, lui, ne calcule pas, il transmet sa formidable énergie au scénario, à ses partenaires comme à la mise en scène. En vain, pour les raisons citées ci-dessus.

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Une scène, au tout début, éclaire ce qu′aurait pu être ce feuilleton. Employé comme magasinier dans un entrepôt quelconque, Delambre est maltraité par un petit chef comme il en traîne dans toutes les entreprises. Un jour, il prend un coup de pied aux fesses. Il réplique par un coup de boule. On bondit d′enthousiasme, soulevés par ce rappel historique où se confondent Cantona et Zidane. Zidane, Cantona ou même Chabal sont nos héros, ces hommes qui affirment leur indépendance face à un système, que ce soit celui du foot, du rugby ou ici du capitalisme. Embaucher Cantona pour lui faire exécuter le geste historique de Zidane qui fit perdre à la France la Coupe du Monde de 2006 mais lui offrit les gamins des rues, des banlieues et des villages du monde entier, embaucher Cantona pour ressusciter le geste de Zidane, disais-je, c′est réactiver une fierté, rejouer le refus de l′humiliation. Tout était là. Inutile, par la suite, de faire ressasser à Cantona son dégoût et sa fatigue, il avait exprimé sa révolte dès les premières séquences . En donnant son coup de boule, il disait la puissance de la colère collective sans être le porte-parole de qui que ce soit. Plutôt qu′un tribun bavard, il devenait un exemple.

Dérapages est un feuilleton français adapté par Pierre Lemaitre et Perrine Margaine du roman Cadres Noirs de Pierre Lemaître, réalisé par Ziad Doueiri et diffusé sur Arte en 2020. Il est interprété notamment par :  Eric Cantona, Suzanne Clément, Alex Lutz, Gustave Kervern, Alice de Lencquesaing, Louise Coldefy,…

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