Parler d′un mouvement de libération à partir de sa défaite. Parler de la révolution irlandaise de 1916 à partir de la guerre civile de 1920. Parler du Che à partir de son chemin de croix en Bolivie. Parler du mouvement de libération des noirs américains à partir de l′assassinat de Malcom X. Parler de la Commune à partir de la Semaine Sanglante. Parler de la Guerre civile espagnole à partir de Guernica. Parler de l′émancipation des peuples africains à partir de Patrice Lumuba ou de Thomas Sankara. Parler du mouvement de libération des femmes à partir de l′échec de l′Equal Rights Amendement qui devait inscrire l′égalité entre les sexes dans la constitution des USA au début des années 70. Il n′y a peut-être qu′ainsi que l′on peut parler de nos espoirs. À partir des défaites. Avec un goût de cendres sur les lèvres mais aussi la conviction qu′elles n′ont pas été inutiles, ces défaites, pour que la conscience collective évolue. Il n′y a pas d′émancipation sans conscience du sacrifice. Les autres, en face, ne pleurent jamais, l′a-t-on remarqué ?
Mrs America parle de ces « autres », justement, au travers du portrait de Phyllis Schlafly, bourgeoise conservatrice au flair politique exceptionnel et à l′intelligence retorse. Catholique, diplômée en Droit de l′Université privée de Saint Louis, spécialiste des questions de défense, très vite impliquée dans les campagnes politiques républicaines, figure de proue des mouvements anti-avortement et anti-égalité des droits des femmes, opposante au mariage pour tous, fondatrice et présidente jusqu′à sa mort de l′Eagle Forum, lobby « pro-famille » qu′elle mettra au service de ses ambitions politiques, Phyllis Schlafly fut l′exacte incarnation de tout ce que haïssaient les féministes. Douée d’un talent indéniable pour la communication et l’organisation, elle publie plus d’une vingtaine de livres au cours de sa vie en plus du bulletin mensuel de l’Eagle Forum. Ainsi se crée autour d’elle un réseau national qui alimentera son mouvement anti-féministe : S.T.O.P (Stop Taking Our Privileges), habile réponse au N.O.W. (National Organization for Women) de Betty Friedan.
Le premier épisode s’ouvre sur un défilé en maillot de bain où Phyllis Schlafly se produit en soutien à la réélection de Phil Crane, le candidat républicain de son État. La scène est aussi stupide qu’humiliante. Quelques dizaines de minutes plus tard, l’épisode s’achève, du moins pour Phyllis, par un viol conjugal. On ne peut faire raccourci plus net du droit de disposer de son corps. On ne peut faire contraste plus frappant avec les aspirations des femmes de l’époque.
Car s’engage au même moment une grande mobilisation qui cristallisera la deuxième vague du féminisme américain : la proposition d′Amendement de la Constitution qui interdirait la discrimination sexuelle, l’Equal Rights Amendment. Le projet est né en 1923, de la main d′Alice Paul. Depuis, rien n′avancé. Le moment est venu.
Le texte se réduit à une cinquantaine de mots :
Section 1 : L’égalité des droits en vertu de la loi ne peut être dénié ou restreint, ni par les États-Unis, ni par aucun État, en raison du sexe. (Equality of rights under the law shall not be denied or abridged by the United States or by any state on account of sex.)
Section 2 : Le Congrès aura le pouvoir de faire respecter, par une législation appropriée, les dispositions du présent article.
Section 3 : Cette modification prend effet deux ans après la date de sa ratification.
Il faut que 38 Etats l′adoptent pour qu′il soit ratifié. Les mouvements féministes sont mobilisés. Ils profitent de la campagne électorale des présidentielles pour amener le candidat démocrate McGovern non seulement à le soutenir mais à se prononcer aussi en faveur de la légalisation de l′avortement. Côté Républicain, l’amendement est promu par Betty Ford, la femme du président.
Le mouvement féministe n′est (heureusement) pas monolithique. S′y croisent activistes aguerries (Bella Abzug), fondatrices sourcilleuses (Betty Friedan), idéalistes modernes (Gloria Steinem), droitistes modernes (Jill Ruckelshaus), juristes pointues (Brenda Feigen), pionnières intersectionnelles (Shirley Chisholm), tout ce qu′il faut pour générer de l′enthousiasme, d′innombrables débats mais aussi ce qu′il faut de fâcheries, de ruptures et de réconciliations.
En face, si Phyllis Schlafly rencontre chez les femmes conservatrices des réticences à l′unification du mouvement anti-féministe, ce ne sont que petits dérapages racistes vite remisés ou crises d′ego vite résolues. Tout le monde se range rapidement sous la bannière de l′objectif commun : que rien ne change. Comme toujours à Droite. Dans sa controverse avec les féministes, Phyllis Schlafly ne recule devant aucun argument. Le plus pervers est de prétendre que la bataille pour l′égalité des droits est une attaque contre les femmes auxquelles on voudrait ôter leurs « privilèges ». Si l′amendement était adopté, les jeunes femmes seraient envoyées sous les drapeaux, par exemple. En pleine guerre du Vietnam, l′argument fait mouche. Ou bien elles seraient contraintes de travailler, ce qui terrorise toutes celles qui n′ont jamais eu d′autre emploi que femmes au foyer et n′ont souvent aucune formation. L′amendement ouvrirait également la voie au mariage homosexuel, donc les féministes militeraient en faveur des lesbiennes contre les autres femmes, etc, etc. Cette argumentation simpliste, stupide, contient tous les germes de la phraséologie populiste à venir. Elle s’enracine dans la déstabilisation de la petite bourgeoisie traditionnelle au cours des années de la Contre-Culture. Reagan, rappelons-le, est élu gouverneur de Californie en 1966, trois ans avant le Summer of Love. La contre-révolution et la révolution sont quasi-simultanées.
Au début des années 70, on n’en est pas encore au déferlement néo-conservateur. L’ERA figure toujours au programme des Démocrates comme des Républicains. Mais ce qui transparaît dans le débat interne au mouvement féministe de cette époque, au-delà des querelles tactiques, est qu′il appartient encore à la classe moyenne blanche. Certes, il commence à y avoir des élues noires, certes Ms Magazine a été fondée par une avocate noire et une journaliste blanche, mais les noires s′organisent aussi de leur côté et des frottements entre questions de genre et questions sociales apparaissent. Les conservatrices ont su s′immiscer dans ces failles et se présenter comme les vraies défenseures des intérêts des femmes.
Phyllis Schlafly offre ses listes d′adresses à l′équipe de Reagan et s′investit activement dans sa campagne. Elle ambitionne un poste d′ambassadrice à l′ONU. L′auteur de la « révolution conservatrice » lui préférera, in fine, la démocrate en rupture de ban Jeane Kirkpatrick. Le fait qu′il lui fasse remarquer au téléphone, pour justifier son choix, que le vote des femmes n′a pas été à la hauteur de ses attentes tend à confirmer la réaction de Gloria Steinem… Dans un récent interview, celle-ci, grande figure de la seconde vague féministe, co-créatrice de Ms Magazine, récuse en effet l′image donnée par Mrs America d′une victoire des anti-féministes en expliquant que c′étaient les compagnies d′assurances qui avaient bloqué l′adoption de l′ERA bien plus que les maigres troupes de Phyllis Schlafly (1).
Le point d′orgue de la série est la National Women’s Conference de Novembre 1977, à Houston. Cette immense convention, qui réunit des déléguées de tout le pays, doit se prononcer sur les grands sujets touchant aux droits des femmes afin de faire entendre au pays, aux États, au Congrès et au gouvernement la voix de l′immense majorité des femmes. Rosalynn Carter, Betty Ford et Lady Bird Johnson y font des discours, démontrant ainsi que le sujet dépasse alors les antagonismes politiques. Comme les conventions politiques américaines, l′affaire tient de la succession de discours et de conférences, du débat public et de la kermesse, c′est aussi un moment d′échanges, de rencontres, d′expériences. Les anti-ERA se mobilisent pour parasiter l′évènement et, selon certains historiens, elles y réussissent en réunissant de l′autre côté de Houston 15 000 femmes dont la seule présence prouve la division des femmes au sujet de l′égalité des droits.
Au travers d′un des rares personnages fictifs de la série, Alice Macray, la série tempère néanmoins cette opinion en montrant le propre bras droit de Phyllis Schlafly ébranlée par les femmes qu′elle découvre dans la convention féministe, par leur liberté et leur ardeur, au point de se détacher par la suite de la tutelle de Phyllis.
Mrs America n′arrive pas n′importe quand. En janvier 2020, la Virginie a enfin ratifié l′ERA. Les 38 Etats nécessaires sont donc atteints, mais le processus est juridiquement bloqué au niveau national du fait du dépassement des délais fixés. La Chambre des représentants a voté le 13 février pour la prolongation du délai. Mais depuis Reagan, les Républicains bloquent toute initiative en faveur de l’ERA. Ce qui signifie qu′aux USA au XXIème siècle la discrimination subie par une femme dans n’importe quel domaine ne peut être prise en compte.
« Le double échec, dans les années 1970, à fonder les droits génésiques sur le principe d’égale protection (plutôt que sur celui du respect de la vie privée) et à faire ratifier un amendement à la Constitution sur l’égalité des droits (Equal Rights Amendment), qui aurait soumis les discriminations fondées sur le sexe au même degré strict d’examen que celles fondées sur la race, fait qu’il existe toujours une asymétrie entre hommes et femmes dans la relation à la loi, et que les droits des femmes sont moins profondément ancrés dans l’histoire et la tradition que ceux que revendiquent les hommes. » écrit Linda K.Kerber (2)
Ajoutons à ce catastrophique tableau le fait que si les USA ont signé la convention onusienne sur l′élimination de toutes les formes de discrimination envers les femmes en 1980, celle-ci n′a toujours pas été ratifiée par le Congrès.
Sous la houlette de Dahvi Waller, la scénariste et productrice canadienne déjà connue pour son travail dans Desperate Housewifes, Halt and Catch Fire ou Madmen, le feuilleton ne rate aucune ressemblance, aucun évènement ni date importante. Ce travail rigoureux comme l′interprétation magistrale des acteurs permettent de faire incarner par les personnages les idées qu′ils défendent. Plutôt que de longs discours, quantité de détails dévoilent l′articulation de l′opposition entre féministes et anti-féministes. Aristote, qui prônait l′action plutôt que le récit, aurait applaudi.
J’ai cité en début d’article les deux moments qui encadrent l’apparition de Phyllis Schlafly et résument à eux seuls la condition de la femme américaine. Quand Phyllis est invitée dans une réunion, à Washington, plus tard, et se retrouve dans un cénacle entièrement composé d′hommes, non seulement elle se fait toucher les fesses mais on la désigne pour prendre des notes, simplement parce qu′elle est la seule femme présente. Immédiatement après, son mari refuse qu′elle passe la nuit à l′hôtel et lorsqu′elle rentre fourbue à la maison, il lui impose (sans vraiment demander d′ailleurs) des rapports sexuels. En trois plans, on a compris. Elle accepte parce qu’à ses yeux c′est la règle du jeu pour accéder au pouvoir et donc intégrer le monde des hommes. C′est un moyen beaucoup plus efficace que de s′opposer frontalement à eux et risquer de tout perdre. À condition de faire partie de l′élite sociale, bien évidemment, ce dont son idéologie rigide n′a cure.
« Vous savez comment j′ai fait financer ma commission ? lui explique un jour Jill Ruckelshaus, pourtant elle-aussi républicaine, mais de la frange moderne. J′ai dû laisser une dizaine de députés me mettre la main sur le bras, la hanche, les fesses. Plus encore ont exigé de voir mon « joli sourire » avant d′accepter. J′ai dû dire « vous seriez notre héros » et « vous avez de l′influence » trop souvent pour m′en souvenir. Et ce n′est rien à côté de ce qu′endurent les secrétaires quotidiennement. » et quand son interlocutrice lui rétorque que « ce genre de femmes invite à ce genre de comportements », Jill, outrée, lui répond : « laissez-moi vous parler de « ce genre de femmes ». Ce pourrait être moi, ce pourrait être vous. Elles veulent être bien traitées. Travailler, gagner leur vie, rentrer chez elles. Elles ne demandent pas à être harcelées, tripotées, rabaissées, agressées ». Toute la différence s′exprime dans l′opposition entre ces deux Républicaines. Les féministes veulent la fin de toute discrimination, comme les noirs l′ont obtenue avant elles. Les anti-féministes, elles, passent une transaction avec le patriarcat : en échange des services sexuels, de la procréation, de l′éducation des enfants et des tâches ménagères, elles évitent les soucis matériels et obtiennent leur accès au pouvoir.
Mrs America a peut-être des défauts aux yeux des historiennes du féminisme ou des personnages qui ont vécu cette époque mais il est indéniable que cet éclairage sur le mouvement féministe a une authentique valeur documentaire et offre un éclairage lucide sur un mouvement qui date d′un siècle et demi mais est hélas encore loin d′avoir atteint ses buts comme quantité de scandales récents, de propos honteux et d′agressions « ordinaires » le prouvent.
Note :
1– « Elle vous donne l’impression que [Phyllis Schlafly] est la cause du rejet de la ratification de l’amendement. En réalité, je ne pense pas qu’elle ait changé le vote. Personne ne peut affirmer qu’elle a eu un quelconque impact sur les votes. C’est le secteur de l’assurance qui s’est fortement opposé à l’amendement sur l’égalité des droits car ça lui aurait coûté des millions et des millions de dollars de ne plus séparer ses tables de mortalité » (Les Inrocks, 29 mai 2020)
2- Histoire des femmes aux États-Unis : Une histoire des droits humains.
Mrs America est un feuilleton américain en 9 épisodes créé par Dahvi Waller et diffusé sur FX en 2020. Il est interprété notamment par : Cate Blanchett, Rose Byrne, Uzo Aduba, Elizabeth Banks, Margo Martindale, John Slattery, Tracey Ullman, Sarah Paulson…
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