Aussi étrange que cela puisse sembler, il y a peu de distance entre l′histoire que nous raconte Homecoming et l′épisode des Lotophages de l′Odyssée.
La première saison de Homecoming suit Heidi Bergman, une thérapeute embauchée par Homecoming, une institution privée appartenant au groupe Geist et chargée par le Ministère de la Défense de ramener à la vie civile des soldats victimes de syndromes post-traumatiques. Des soldats de retour de guerre, comme les compagnons d’Ulysse.
Quatre ans plus tard, devenue serveuse de restaurant dans une marina, en Floride, Heidi est démarchée par un enquêteur du Ministère de la Défense qui l′interroge sur son travail à Homecoming. L′homme a des allures de bureaucrate insipide mais c′est un têtu. Une plainte a été déposée par la mère d′un soldat, il subodore des pratiques irrégulières. Le récit raconte en parallèle ces deux époques, celle de Homecoming et celle du restaurant, sautant sans cesse de l′une à l′autre.
Au grand étonnement de l′enquêteur, la Heidi qu′il interroge ignore ce qu′elle a vécu 4 ans plus tôt. Son insistance réveille néanmoins vaguement la mémoire de l’ex-assistante sociale et l’amène à reconstituer les fragments du puzzle mental de rares souvenirs flous. Qu’a-t-elle donc absorbé, de quel sort a-t-elle été victime pour ne se souvenir de rien ? On finit par comprendre, en même temps qu′elle, que les soldats dont elle s′occupait, à Homecoming, étaient drogués avec une substance qui effaçait leur mémoire. Ainsi « remis à neuf », « rebootés » dirait-on de nos jours, ils pouvaient repartir combattre.
Heidi est un personnage étrange, dont on ne parvient pas à comprendre les raisons d′agir. Maltraitée par un supérieur qu′elle ne parvient à joindre qu′au téléphone, on la sent flottante, hésitante. Julia Roberts, qui tient le rôle, avoue elle-même qu′elle incarne « une femme qui ne sait jamais trop où elle en est et dont on ne peut lire les pensées ». Colin, son chef, est l’un de ces carnassiers qui sévissent dans toutes les grosses entreprises. Il la maltraite, la terrorise, l′humilie constamment et elle ne peut guère compter sur ses collègues, plus prompts à la dénoncer qu′à la soutenir. Elle trouve heureusement des rapports plus gratifiants auprès de ses « patients », notamment le soldat Walter Cruz dont elle s′occupe plus particulièrement et avec lequel les entretiens virent insensiblement au flirt.
Le scénario file une métaphore durant plusieurs épisodes : Heidi possède un aquarium dans son bureau. La mémoire limitée des poissons rouges est de notoriété publique. Walter Cruz lui apprend qu’il faut nourrir le sien une fois par jour et non pas deux. Finalement, Heidi vide son aquarium. Elle ne parvenait pas à s’y faire explique-t-elle au soldat, celui-là même qu’elle aide ensuite à s’enfuir de Homecoming une fois que la nourriture de l’établissement l’a rendu amnésique.
« Réveillée » par l »inspecteur, Heidi va mener sa propre enquête et elle va tomber, par le plus grand des faux hasards, sur Colin, qu’elle ne reconnaît pas et qui va manœuvrer pour l’empêcher d’accéder aux coupables secrets de Geist.
Pour bien distinguer les deux époques, le réalisateur Sam Esmail rétrécit brutalement l′écran. On passe d′une image 16/9 à une image presque carrée (1), sans la moindre justification esthétique ni narrative, si ce n′est de nous faire comprendre le saut dans le temps. Ordinairement, un simple montage cut suffit mais cela incite certains critiques à voir dans Homecoming une série « hyper stylisée »… La bande son, quant à elle, ne nous épargne aucune citation musicale, de Hitchcock à Brian de Palma. La palme revenant à la musique de Carrie qui accompagne l′apparition de Sissy Spaceck, interprète ici du rôle de la mère de Heidi et qui, pour ceux qui l′ignorent, interpréta autrefois le rôle-titre de Carrie.
La seconde saison perd Julia Roberts et suit dès lors Alex, une jeune femme qui s′éveille dans une barque flottant au milieu d′un lac. Elle aussi ne se souvient de rien.
La première ligne du récit va la mener droit à l′empire de Geist. La seconde nous montre la même Alex, quelques temps plus tôt, en couple avec l′étoile montante de Geist, Audrey Temple. Celle-ci a évincé l′affreux Colin et, à rebours des intentions de son patron, elle s′apprête à faire passer le groupe Geist sous le contrôle du Ministère de la Défense. Deux récits en parallèle, donc, comme lors de la première saison, mais décalés seulement de quelques jours.
Alex n′est pas un personnage plus limpide que Heidi. Ses airs énigmatiques, son quasi-mutisme en font un personnage aussi opaque que celle qui l′a précédée.
On comprend peu à peu que les substances qui affectent la mémoire des patients sont extraites d′un fruit produit par le groupe Geist. Ce sont ces fruits qui ont donc été utilisés pour effaçer les souvenirs des soldats. Son fondateur et encore patron, Leonard Geist, est une sorte de démiurge, d′agro-gourou, qui vit à l′écart et choisi d′ignorer les dérives de ses recherches botaniques. Nous sommes bel et bien au royaume des Lotophages, ce peuple qui offrit aux compagnons d’Ulysse de goûter au lotos, ce fruit à la saveur sucrée qui fait perdre la mémoire. « Sitôt que l’un d’eux goûte à ces fruits de miel, il ne veut plus rentrer ni donner de nouvelles » racontait Homère.
En dépit des efforts d′Alex pour le tenir à distance, Walter Cruz finit par remonter la piste de Geist et découvre un Leonard Geist en plein conflit avec le Pentagone. Devant la menace de voir ses plantations saisies, Geist menace de tout arracher mais il ne s′y résoud pas. Ce seront tous les témoins qui seront éliminés, ou, pour être exact, leurs souvenirs. C′est plus radical et cela permet à celui qui se considère comme le légitime propriétaire de conserver le fruit de ses manipulations botaniques.
Le réalisateur de la seconde saison, Kyle Patrick Alvarez, est, lui, un adepte du split-screen, il en use pour nous faire comprendre que deux actions se déroulent en même temps, ce qui est la fonction usuelle du split-screen, mais sans qu′il y ait la moindre urgence à le faire. Ordinairement, un simple montage cut suffit. Si aucune tension ou aucun intérêt spécifique ne naît du découpage de l′écran en deux ou trois, autant s′en passer. Le dernier épisode de la première saison y recourrait mais avec une réelle légitimité puisqu’il s’agissait pas d’établir une simultanéité mais de condenser un long trajet au travers d’une région de Californie.
Dans une série dont le sujet est la mémoire, dont le récit est chaque fois dédoublé et court sur deux époques parallèles, s′amuser à multiplier à l′écran les actions simultanées ne fait que compliquer inutilement le propos. Tout comme les recadrages d′images de la première saison ne faisaient que gêner l′écoulement du récit et renvoyer le spectateur à sa condition. Les cadres sont eux-aussi affaire de morale.
La clef de voûte de cette histoire présente un réel intérêt parce qu′elle touche à la mémoire et sa fragilité, qui n′est pas seulement due à la vieillesse humaine ou à la maladie, mais qui est celle d′une société toute entière édifiée sur des mémoires, humaines ou informatiques, chaque jour plus faillibles. Il n′y a là rien de totalement original, mais le traitement en deux récits parallèles, décalés de quelques années dans la première saison ou quelques jours dans la seconde offrait la possibilité de mises en abîme passionnantes. Hélas, n′est pas Philip K. Dick qui veut et il faut se satisfaire de l′indécision du récit, de son incapacité à se situer par rapport au spectateur et de l’opacité des personnages qu’il propose. Les citations, les clins d’oeil, ne suffisent pas à nous séduire.
Il faut peut-être prendre les choses autrement. Trouver une autre entrée. Par exemple la visite qu′effectue l′inspecteur, à la fin de la première saison, dans les locaux abandonnés de Homecoming, puis sa rencontre inattendue avec Colin et Heidi sur le parking. J’y vois un aveu involontaire. Car quel est-il cet explorateur qui rôde dans les vestiges d’un décor avant de croiser presque accidentellement les personnages de l’histoire qu’il essaie de reconstituer ? Le narrateur ? Non, le narrateur sait tout, Homère connaît la fin de son récit avant même d’entamer le premier vers. Le spectateur ou son double, sa projection dans le récit ? Peut-être bien, tant il s’obstine à tirer l’histoire des limbes où elle flotte, éparse. Un spectateur passe son temps à cela. À suturer, à raccommoder, à mettre les bons corps à la bonne place, à entendre même ce qui n’est pas prononcé. L’expression scandalisée de l’inspecteur devant Heidi et Colin dit exactement cela. Il n’en croit pas ses yeux ! Et nous non plus…
Note : 1 – Comparer la première illustration à la deuxième et troisième.
Homecoming est un feuilleton américain créé par Eli Horowitz et Micah Bloomberg pour Amazon Prime Video à partir de leur podcast diffusé sur Gimlet Media. Il a été diffusé en 2018 puis 2020 et est interprété notamment par : Bobby Cannavale, Hong Chau, Stephan James (1ère et 2ème saisons), Sissy Spacek, Shea Whigham, Julia Roberts, (1ère saison), Janelle Monáe, Chris Cooper, Joan Cusack (2ème saison).
Merci pour cet excellent article qui s’attaque à la manière dont cette série est réalisée et notamment au split screen qui « fait moderne » mais n’offre aucune subtilité.
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Merci, Danielle !