À Xanadu, jadis, Kubla Khan
Fit construire un palais de plaisance :
Où courait Alphée, rivière sacrée,
Parmi des grottes que nul n’a sondées
Jusqu’en la mer sans soleil.
(…)
(Samuel Taylor Coleridge, 1797, traduction de Denis Podalydes)
Ainsi débute Kubla Khan, le poème de Coleridge, né d′un rêve induit par l′opium, où il évoque la cité merveilleuse de Xanadu édifiée par l′empereur Kubilaï Khan. Orson Welles prolongea le mythe en donnant le nom de Xanadu à la propriété de Charles Foster Kane, le mogul de Citizen Kane. Ainsi s′enchaînent les rêves de villes merveilleuses et les villes qui enfantent les rêves. Hollywood a été le Xanadu du XXème siècle. Hollywood, c′est l′imaginaire projeté sur grand écran mais les pieds coulés dans le béton. Des kilomètres-carrés de studios de prises de vues, de décors, de bureaux, d′ateliers, de laboratoires, de salles de projection, de logements, de salles de montage, de garages, avec pour seul objectif de raconter leur propre histoire. Tout au long de presqu’un siècle Hollywood a raconté Hollywood, l′a magnifié, l′a héroïsé, l′a glamourisé, l’a orné des attributs de la légende, car ses projecteurs ont su épargner les zones d′ombre. Sans elles, sans la pulsion destructrice du désir collectif, une si grande religion n′aurait su régner sur le monde.
Cela nous a donné des films aussi charmants que Chantons sous la Pluie (Singing in the rain), aussi séduisants qu′Une étoile est née (A Star is born), aussi poignants que Sunset Boulevard, aussi vains que Once upon a Time in Hollywood.
Cela nous donne aujourd′hui Hollywood, une mini-série en 7 épisodes focalisée sur l′homosexualité et le racisme à Hollywood, en plein époque du Code Hays, ce manuel de censure qui n’eut pour seul mérite que de pousser les meilleurs cinéastes à redoubler de métaphores.
À l′annonce de cette nouvelle production Netflix, on a vaguement espéré le ton d′Hollywood Babylon du terrible Kenneth Anger, hélas, ce n′est pas exactement le cas. Certes le souci d′exactitude historique est indéniable et beaucoup de personnages sont parfaitement identifiables, de Rock Hudson, l′homosexuel mal dans sa peau, à Vivien Leigh en parfaite peste, en passant par Anna May Wong, la première star sino-américaine, Hattie McDaniel, la première afro-américaine oscarisée ou le très pervers impresario Henry Wilson, le grand réalisateur George Cukor ou enfin le dramaturge Noël Coward. Apparaît aussi Ernie West, gérant d′une pseudo station-service et proxénète « officiel » du tout-Hollywood, librement inspiré d′un certain Scotty Bowers.
Nous sommes aux lendemains de la guerre. Le jeune scénariste afro-américain et homosexuel Archie a écrit un scénario à partir de la tragique histoire de Peg Entwistle, une jeune actrice qui se suicida en 1932 en se jetant du haut du H de la célèbre enseigne géante HOLLYWOOD qui trône au-dessus de la ville. On raconte que son fantôme hante désormais la colline. Le sujet dénonce donc la dureté du royaume du cinéma et le sort réservé aux moins solides des prétendants à ses gloires éphémères. Raymond, un jeune réalisateur talentueux défend le projet devant Ace, le patron des studios qui portent son nom. La couleur de peau du scénariste pose un problème, Raymond recule et impose un pseudonyme à Archie.
La fille d′Ace veut le rôle, Camille, la fiancée afro-américaine de Raymond le désire également. Rock Hudson, chaperonné par Henry Wilson et amant d′Archie, convoite le rôle masculin, Jack, un aspirant acteur, prostitué à ses heures, le désire aussi. Si les questions d′homosexualité sont tolérées dans le cadre d′une hypocrisie générale interne qui impose une stricte omerta vis-à-vis de l′extérieur, celles qui touchent à la couleur de peau sont plus sensibles parce qu′évidemment moins dissimulables. Pourtant Archie ré-écrit son histoire dont le titre Peg devient Meg et l′histoire celle d′une jeune actrice noire dépressive.
Un accident cardiaque d′Ace amène sa femme Avis à la tête du studio. Celle-ci, décidée à prendre sa revanche sur des années de dictature masculine et soutenue par Eleonore Roosevelt, la femme du président démocrate, donne le feu vert pour le film écrit par Archie, avec Raymond à la réalisation, Camille dans le rôle-titre et Jack pour partenaire. Le risque est manifeste que les salles de cinéma du Sud boycottent le film ainsi que toutes les autres productions du studio et que les organisations racistes s′en prennent violemment à l′équipe du film. Des croix flambent dans la rue. Des allusions antisémites deviennent également perceptibles à l′encontre d′Avis. Mais qu′importe !
Autre changement, imposé par le directeur de production : Peg devenue Meg ne se jettera pas du haut de l′enseigne mais redescendra, cédant aux supplications de son petit ami, et elle repartira affronter courageusement le monde. Voilà qui sera plus américain. Archie fait la grimace mais modifie à nouveau son script. Cette trahison envers la mémoire de la véritable Peg Entwhisle n′est que la première d’une collection de manquements historiques.
Ace finit par sortir du coma. D′abord irrité par les initiatives de sa femme durant son séjour à l’hôpital, il cède et, s′étant fait projeter Meg, il reconnaît la valeur du film. Le vieux couple se retrouve. Le film fait un triomphe et rafle la quasi-totalité des oscars de 1947. Archie et Rock arrivent à la cérémonie main dans la main, Anna May Wong reçoit un Oscar tout comme Raymond et Archie, Camille est ovationnée et Hattie McDaniel, en personne, lui donne l′accolade.
Voici donc un récit qui s′achève bien après avoir étrangement louvoyé entre la comédie de mœurs et la tragicomédie. Le créateur de la série, Ryan Murphy, joue la carte de la séduction en magnifiant l′esthétique des années 40-50, l′âge d′or du design américain. Pas une rayure sur les carrosseries voluptueuses, pas un faux pli ni une tache de sueur sur les chemises ou les corsages, pas un mendiant sur le trottoir, on est aux antipodes du Grand Nulle Part de James Ellroy. Dans un décor si pétulant, la prostitution devient une activité presque ludique, la débauche est joyeuse et le racisme comme l′homophobie ne peuvent être l′apanage que des sudistes rétrogrades. La Californie se pare des couleurs enthousiastes du boum économique d′après-guerre et d′une liberté de mœurs qui n′a en réalité jamais existé qu’à l’abri des regards.
En réalité, il n′échappe à personne qu′en aucun cas un couple gay métissé n′aurait pu s′embrasser à l′occasion de la cérémonie des Oscars de 1947. Les mieux informés douteront également de la possibilité d′un premier rôle pour une afro-américaine dans un film commercial de la même période. Le Code Hays interdisait les romances inter-raciales. Le premier film a le tenter, Pinky, réalisé deux ans plus tard, put se permettre cette audace parce que le personnage noir était interprété par une actrice blanche, Jeanne Crain… En 1947, Meg aurait tout simplement été dénoncé comme relevant de la propagande communiste et immédiatement interdit.
On voit la série bien évidemment au travers des lunettes d′aujourd′hui, ce qui change bien des choses. Plus que les anachronismes, sans doute, ce sont les coïncidences avec l′actualité de 2020 qui sautent aux yeux. La référence au mouvement Black Lives Matter paraît saisissante, d’autant plus que le discours de remerciement d’Archie lors des Oscars ne dit pas autre chose : chacun compte, ce que chacun a à raconter, quel qu’il soit, est important. Le changement de ton d′Avis et sa prise de pouvoir sur le studio font également écho au renouveau féministe qui s′est imposé ces dernières années.
En réalité les (trop) bonnes intentions de la série deviennent beaucoup plus problématiques lorsque l′on s′intéresse à l′histoire et au film qui, dans la réalité, remporta les Oscars de 1947. Il s′agit de Gentleman’s Agreement, un film d′Elia Kazan, qui racontait les aventures d′un journaliste interprété par Gregory Peck qui se fait passer pour juif afin d′écrire un article sur l′antisémitisme qui sévit à New York et dans les Etats voisins.
Mieux, le film de Kazan fut alors accusé de faire doublon avec un film d′Edward Dmytryk, Crossfire, interprété par les trois Robert (Mitchum, Young et Ryan), qui dénonçait lui-aussi l′antisémitisme. Le plus troublant est que dans le roman de Richard Brooks dont était tiré le film de Dmytryk il ne s′agissait pas seulement d′antisémitisme mais aussi de racisme et d′homophobie… Voici donc les deux films auxquels se substitue le Meg de la série.
Entre le triomphe d′un scénariste, d’une actrice afro-américaine et d′une actrice sino-américaine et l′acceptation bienveillante des liaisons homosexuelles par la communauté du cinéma aux Oscars de 1947, on a le sentiment que le mini-feuilleton Hollywood repeint le monde en rose ou, pire, réécrit son histoire d′une façon parfaitement abusive. Il y a là comme une trahison du combat de tous ceux qui ont lutté durant des décennies contre le racisme et l′homophobie dans l′industrie cinématographique. De la vie aussi de ceux qui en ont souffert, à commencer par Rock Hudson, mort du Sida en 1985 après avoir révélé son homosexualité.
Hollywood est un mini-feuilleton créé par Ryan Murphy et Ian Brennan et diffusé sur Netflix en 2020. Il est interprété notamment par : David Corenswet, Darren Criss, Laura Harrier, Joe Mantello, Dylan McDermott, Jake Picking, Jeremy Pope, Holland Taylor, Samara Weaving, Jim Parsons, Patti LuPone,…