La surproduction de séries télévisées et l′inflation massive des coûts de production devait bien finir par s′essouffler. Nous serions arrivés à cette échéance à en croire la prolifération des mini-séries voire des micro-séries au détriment des œuvres au long cours ou la décision d′une chaîne telle que USA Network de se recentrer sur les émissions en direct et d’abandonner l’essentiel de sa production sérielle. (1)
Il est aussi dans la nature des choses que les succès engendrent les déclinaisons qui s′agglutinent en sous-genres, comme par exemple le « Nordic Noir » qui encombre les écrans comme les rayons des librairies. La lassitude pointe son vilain museau dans les salons. On regrette le temps des séries de 30 épisodes dont les héros s’incrustaient dans la mémoire collective comme les personnages des grands romans. On pouvait les évoquer dans une discussion parce qu’ils relevaient d’une culture partagée et non pas, comme aujourd’hui, d’un « marché de niches », pour reprendre le vilain vocabulaire du marketing. C′est pourquoi une idée aussi simple que celle de Perry Mason, traitée avec conscience et doigté, fait figure de petit miracle.

Pourtant comment imaginer un Perry Mason en 2020 ? Le projet a tout l’air d’une plaisanterie. On peine à croire qu′un scénariste ose adapter aux années 2020 ce monument de l′histoire de la télévision. Quelque part au fond de nos mémoires flottent encore la carrure et le visage massifs de Raymond Burr. D′abord dans Fenêtre sur Cour, où il interpréta le méchant, ensuite dans Perry Mason, la série qui fonda le genre de la série de procédure judiciaire comme dans les mêmes années Dragnet fonda la série policière, I Love Lucy le sitcom et Twilight Zone l′anthologie fantastique. Perry Mason connut 271 épisodes, à raison d′une trentaine par an pendant neuf ans, entre 1957 et 1966. Heureuse époque où l′on n′enchaînait pas les séries de 8 épisodes de 50 minutes en trois soirées. Raymond Burr interpréta ensuite l′inoxydable commissaire Robert T. Ironside qui, rivé à sa chaise roulante, traquait les criminels dans L′Homme de Fer, entre 1967 et 1975. Autrement dit, une référence.
En réalité, le Perry Mason de 2020 est la préquelle de la série de 1957, c′est-à-dire le récit de ce qui s′est passé avant. Elle raconte les origines de l′avocat qui, par petit écran interposé, régna dans les tribunaux de Los Angeles et fit quasi-systématiquement acquitter ses clients, toujours faussement accusés des pires crimes.
Une préquelle est le contraire d′une uchronie. Ce n′est pas « où en serions-nous si les choses avaient été différentes ? » mais « comment a-t-on pu en arriver là ? » En l′occurrence, « comment Perry Mason est-il devenu Perry Mason ? »
Du détective employé par un vieil avocat pour battre en brèche les accusations abusives d’un procureur arrogant au jeune avocat arrachant un premier et inespéré non-lieu dans une affaire de meurtre d′enfant, on assiste en effet à la lente et minutieuse constitution d′un personnage.

Nous sommes dans les années 30. Si la partition musicale n’est pas véritablement celle de l’époque, les costumes et accessoires sont conformes. Dans ce cadre directement issu des romans et scénarios de Dashiell Hammet ou W. R.Burnett, ce nouveau Perry Mason fait figure de un roman d′apprentissage. Asocial, cynique, traumatisé par la guerre de 14, le héros est à l’intersection d’une jeunesse abîmée par la guerre et d’une maturité qui tarde. Sa morale personnelle, assez éloignée des règles communes, tient à quelques rares loyautés, comme tout vrai héros des films noirs. Il vit dans la vieille ferme de ses parents, en limite d′un terrain d′aviation dont la propriétaire couche avec lui mais à laquelle il refuse de vendre son terrain. De temps à autre, il fait chanter un gros bonnet après l’avoir photographié en situation scabreuse. Le tout-venant d’une vie de bricoles qui lui vaut régulièrement une raclée.

Qui est Perry Mason ? On ne le sait pas vraiment et lui non plus. Il ne fait que survivre. Mais lorsque la défense d′une mère suspectée du meurtre de son enfant échoue à son employeur, l′avocat E.B. Jonathan, les enjeux deviennent beaucoup plus sérieux. L’avocat charge Perry Mason et son complice Pete Strickland de démêler les différentes pistes que présente l’affaire tandis qu’il s’occupe de la procédure et que son associée, Della Street, fait office à la fois de psychologue, de stratège, de documentaliste et de secrétaire. Concession à l′air du temps, Della Street est désormais homosexuelle.

La suspecte, Emily Dodson, affiche, elle, tous les symptômes de la cacatonie. Elle avoue, se récuse, admet une liaison avec un des ravisseurs, rejette son mari, fond en larmes… Le procureur tient sa proie. Mais Emily, unanimement haïe par la foule qui attend chaque jour sa sortie du tribunal pour la conspuer est simultanément prise en charge par Soeur Alice, la prêcheuse illuminée de la secte évangéliste l′Assemblée Radiante de Dieu.
C’est la seule référence directe aux troubles de notre époque. Les évangélistes délirants du feuilleton sont les ancêtres des actuels évangélistes, télévisuels ou non, dont l’influence néfaste sur la vie politique des USA et du Brésil n’est plus à démontrer. Entre leurs mains, Emily devient l′élue, celle dont le fils ressuscitera de jour de Pâques.

Car l′image du bébé mort hante tout le récit. Non seulement il a été assassiné mais une mise en scène sordide a ajouté du dégoût à l’horreur : ses paupières ont été cousues, ouvertes, post-mortem. Ce détail morbide crée une réelle dissonance dans le récit. Il est trop scandaleux pour n’être qu’une circonstance aggravante. À ce point, on ne sait qu’en faire ni qu’en penser.
Pourtant, l′enquête de Perry Mason progresse et, peu à peu, des liens inattendus apparaissent en filigrane. On voit se croiser un policier véreux, les dirigeants fascisants de la secte évangéliste et, par exemple, le gang des kidnappeurs. Un policier noir, témoin indirect, refuse longtemps de parler par crainte des représailles. Les preuves manquent et lorsque le procès commence rien n′est encore très clair du côté de la défense.

Son mentor E.B. Jonathan s′étant suicidé, c′est Perry Mason qui a repris les commandes du cabinet avec un diplôme d′avocat obtenu in extremis. Il lui faut interroger les témoins, exposer ses thèses devant le jury, il n′est pas prêt, le trac lui noue la gorge. Un avocat confirmé lui prodigue ses conseils, Della le soutient en dépit du peu de reconnaissance qu’elle en tire, Pete, lui aussi maltraité, accepte de revenir fouiller les zones d’ombre. Les derniers épisodes suivent parallèlement les dernières recherches de Pete, les séances au tribunal.
Perry Mason gagne chaque jour en confiance et en rouerie. Au fil des audiences, la brutalité et la morgue du procureur apparaissent de plus en plus odieuses tandis que le lyrisme de Perry Mason infuse dans les esprits la compassion et le doute consubstantiels à l’idée même de Justice. Il finira par obtenir un non-lieu, formidable victoire pour un néophyte.

Certes l′enquête n′a pas été d′une rigueur extrême et des détails aussi importants que celui des paupières cousues ne trouvent aucune explication. Dans les derniers plans, Mason tire d′une boîte d′allumettes un fragment du fil qui traversait une paupière du bébé et souffle dessus pour le faire disparaître dans le vent. L′important, nous dit ce plan, n′est pas là. Il n′est pas dans l′apparente véracité des faits ni dans la stricte mécanique du récit. Un personnage est né. Le papillon s′est extrait de sa chrysalide. La véritable histoire de Perry Mason peut donc maintenant commencer.
Note : Lire ici
Perry Mason est un feuilleton créé par Rolin Jones et Ron Fitzgerald d’après les romans de Erle Stanley Gardner. Il a été diffusé en 2020 sur HBO. Il est interprété notamment par Matthew Rhys, Tatiana Maslany, Gayle Rankin, John Lithgow, Chris Chalk, Shea Whigham, Juliet Ruylance,…
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