Le Grand Guignol n′a pas disparu en 1963. Cette salle de théâtre où se donnaient depuis 1897 des pièces horrifiques où d′innocentes victimes étaient la proie des médecins fous, de sadiques échappés d′une prison ou de simples égorgeurs avait fait frémir des générations entières au fin fond de l′impasse Chaptal, dans le 9ème arrondissement de Paris.

Le prolifique André de Lorde y adapta Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume d′Edgar Allan Poe, cette histoire d′hôpital psychiatrique où les fous ont enfermé médecins et infirmiers et ont pris le pouvoir. Une petite troupe d′auteurs parmi lesquels Maurice Level ou le trop méconnu Henri-René Lenormand, livra au Grand Guignol des centaines de pièces terrorisantes épicées d’érotisme bon marché pour le plus grand plaisir d′un public en quête de frisson. La production suivit les aléas du temps, traversa même l′Occupation – qui l′aurait crû ?-, avant que le théâtre ne soit acculé à la faillite par la désertion d′un public désormais acquis au cinéma des Frankenstein et autres Dracula.
J′écris que le Grand Guignol n′a pas disparu parce qu′en réalité il s′est simplement accouplé à son rival pour donner naissance à un cinéma fantastique français dont Georges Franju fut le maître et qui annonçait le giallo italien, cette production de films de série B au croisement du film policier, du film d′horreur et de l′érotisme où s′illustrèrent Mario Bava et Dario Argento.
Plutôt que de la nouvelle d′Edgar Poe, le générique de chaque épisode de Ratched revendique ses liens étroits avec le roman de Ken Kesey ultérieurement adapté au cinéma par Miloš Forman : Vol au-dessus d′un nid de coucou . Ce film produit par le même Michael Douglas que la série dont nous parlons, connut à son époque un succès formidable et remporta plusieurs oscars, non seulement pour les qualités de son interprétation mais aussi pour la dénonciation qu′il portait d′un système psychiatrique carcéral où l′on procédait encore aux électrochocs et aux lobotomies. Il succédait de peu à un autre brûlot, Family Life, de Ken Loach dont le retentissement fut lui-aussi immense. L′anti-psychiatrie menait alors son combat contre la psychiatrie institutionnelle.

Dans Vol au dessus d′un nid de coucou, McMurphy (Jack Nicholson), auteur de 5 agressions et d’un viol sur mineure se fait passer pour malade mental pour échapper la prison. Il se rend vite compte que l′hôpital psychiatrique est une prison peut être pire que la prison ordinaire. La détresse des internés le bouleverse et il en vient rapidement à se heurter à la très autoritaire infirmière en chef Mildred Ratched. Le conflit dégénèrera à force de provocations d′une part et de répression de l′autre. McMurphy finira lobotomisé.
Préquelle du roman comme du film, Ratched raconte la vie de l’infirmière dans les années qui précèdent Vol au dessus d′un nid de coucou comme le faisait le Perry Manson de 2020 vis à vis du Perry Mason de 1957.

On y découvre ainsi une Mildred Ratched cherchant à se faire embaucher comme infirmière à l′hôpital psychiatrique de Lucia, en Californie, où se pratiquent de nouvelles méthodes mais où, surtout, son frère Edmund, meurtrier de quatre prêtres, attend son évaluation psychiatrique dans une cellule au sous-sol.

Le seul médecin de l′hôpital, le Dr Richard Hanover, est un toxicomane, l′infirmière en chef, Betsy Bucket, est une grincheuse farfelue, tout comme sa copine la tenancière du motel voisin où est descendue Mildred. Quant à celle-ci, pseudo-infirmière mais manipulatrice pathologique, elle se révèle être à la fois proie et prédatrice. Ajoutons à la galerie de personnages une milliardaire dont le fils a perdu bras et jambes et le tueur à gage qu′elle a embauché pour liquider Hanover, supposé être responsable de l′accident, une jeune infirmière, Dolly, sexuellement attirée par les meurtriers et donc par Edmund et enfin une patiente inattendue, Charlotte, frappée de trouble de dissociatif et qui alterne les crises de violence et phases de calme. Hanover expérimente sur elle une toute nouvelle technique, moins agressive que les bains bouillants ou la lobotomie : l’hypnose.

Cette galerie de figures grotesques n′est donc pas celle des aliénés de l′hôpital Lucia mais, on le constate, celle des personnels et de leurs relations. En début de saison, les patients, eux, sont tout à fait paisibles, sauf à considérer l′homosexualité, la dépression ou la rêverie comme des maladies mentales, ce qui pouvait être le cas dans les années 40 mais semble de nos jours révoltant. Il faut l′irruption d′Edmund puis de Charlotte pour bouleverser le calme de cet établissement où le personnel mériterait davantage de soins que les patients. C′est pour cela que je rappelais la nouvelle d′Edgar Poe qui fit les beaux jours du Grand Guignol, référence plus évidente que celle du Vol au-dessus d′un nid de coucou auquel Ratched n′emprunte finalement que la dénonciation de méthodes psychiatriques cruelles mais qui appartiennent à l’histoire, certes parfois déplorable, de la médecine…

Les circonstances font qu′à l′arrivée de Mildred, la campagne électorale bat son plein. Le gouverneur sortant, qui a un faux air de Charles Kane * au même âge, mise sur l′hôpital Lucia pour donner une image de modernité et d′empathie, suivant ainsi les conseils de sa conseillère Gwendolyn Briggs (Cynthia Nixon). Cette homosexuelle discrète tombe sous le charme de Mildred, il lui faudra cependant toute une saison pour en faire son amante.

Edmund, lui, parviendra à s′enfuir grâce aux bons soins de la jolie Dolly. Leur fuite s′achèvera à la Bonnie and Clyde, selon les propres termes de Dolly, avec une fusillade qui évoque le film d′Arthur Penn. Cette citation n′est pas la seule, comme on va le voir.

La galerie d′excentriques plus ou moins furieux que nous venons de décrire bénéficie de décors, de costumes et de véhicules d′un luxe rare. On se ment, on se manipule, on se torture et l′on se tue sans que les plis soient froissés ni les chignons défaits. Les couleurs sont si soigneusement choisies qu′on s′imaginer davantage dans une clinique privée haut de gamme que dans un hôpital public. En un mot, les années 40 qui inaugurent le classicisme américain sont ici reconstituées à la façon des magazines de mode, avec ce qu’il faut de références cinématographiques. On est chez Vogue, aux antipodes du réalisme énervé de Forman.
Et puisque l’on parle de Vogue, rappelons-nous de la flamboyance tragique des travestis de Pose, inspirée par les photographies du magazine. C’était le même auteur, Ryan Murphy. Cette fois, il ne nous offre hélas qu′un livre d′images plus maîtrisé que passionné. Pire, son recours systématique aux musiques de Bernard Hermann pour le Vertigo d′Hitchcock, tout en octroyant à bon marché un supplément de densité à la dramaturgie de sa série, bafoue le travail de l′un des plus grands compositeurs de musique de film de l’histoire. Voilà qui est beaucoup plus difficile à admettre que les petits clins d’oeil disséminé ici et là, même en ces temps de connivence post-moderne.
Le Grand Guignol, donc, mais passé d’une ruelle de Pigalle à l’Avenue Montaigne.
Note : * Charles Kane, le héros du film d’Orson Welles, Citizen Kane
Ratched est un mini-feuilleton américain en 8 épisodes imaginé à partir d’un personnage du roman de Ken Kesey et du film de Miloš Forman « Vol au-dessus d’un nid de coucou ». Créé par Evan Romansky et développé par Ryan Murphy, il a été diffusé sur Netflix en 2020. Il est interprété notamment par : Sarah Paulson, Cynthia Nixon, Alice Englert, Sophie Okonedo, Sharon Stone, Judy Davis, Jon Jon Briones, Finn Wittrock….
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