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Au plus profond du delta du Mississippi se trouve une oasis de sable et de paillettes dans une zone rugueuse de l’existence humaine où la beauté peut être difficile à trouver. Cette série dramatique d’une heure (par épisode) raconte l’histoire kaléidoscopique d’un petit club de strip-tease qui survit et des mémorables personnages qui franchissent ses portes : les optimistes, les perdus, les brisés, les danseurs, les beaux et les damnés. Elle pose la question de ce qui se passe lorsque les habitants des petites villes rêvent au-delà des limites du supermarché et du prêteur sur gages.

Voici pour le synopsis officiel de P-Valley, feuilleton où l′esthétique revendiquée du film noir s′impose à la fresque sociale. En introduction, la série prend en effet le temps de décrire, par petites touches, en brefs travellings, le paysage désolé d′une bourgade dénommée Chucalissa (1) avec ses maisons en ruines, ses petits commerces de survie et sa population à l′abandon. Nous sommes dans le « Dirty Delta », le delta du Mississipi.

On se retrouve en fin de semaine dans un club de strip-tease, le Pynk, où les danseuses-acrobates recréent chaque soir sur leur barre de pole-dance la magie d′un érotisme bon marché. Dans cette atmosphère moite, où virevoltent les corps dénudés et où pleuvent les billets d′un dollar sur la piste, les ombres sont tranchées, la palette est réduite à des roses et violets intenses et les angles sont exacerbés dans la tradition expressionniste du film noir. On y cultive les personnages propres au genre : la femme au passé mystérieux, les pigeons et les voyous cyniques. En ces mêmes fins de semaines, une autre partie de la population expulse ses démons à l′église, à renfort de gospels endiablés – si je puis dire – sous l′impulsion de Patrice, la cheffe de choeur, également mère de Mercedes, la strip-teaseuse vedette du Pynk.

Katori Hall, l′auteure de ce feuilleton est originaire de la région. Elle a longtemps enquêté sur les clubs de strip-tease du Sud des Etats-Unis et tiré de son enquête une pièce de théâtre, Pussy Valley, donnée sur scène en 2015 à Minneapolis et donc devenue par la suite la mini-série P-Valley. Son intention était d′approcher cette industrie du sexe où les femmes « ont toujours été déshumanisées ou ignorées » avec le maximum d′empathie, ce que l′on peut comprendre.

En plus d′un accueil unanimement louangeur, de multiples critiques américaines insistent sur le fait que le feuilleton est la création d′une afro-américaine, que le scénario comme la réalisation de tous les épisodes sont uniquement assurés par des femmes et que la majorité des personnages sont des afro-américaines, en l′occurrence les danseuses du club de strip-tease. Ce que ces critiques tendent à affirmer est que le regard féminin porté sur ces dernières vise à « mettre en valeur [leurs] talents phénoménaux, d′une manière qui se concentre sur les femmes elles-mêmes et non plus sur le regard masculin ou la consommation masculine de strip-teaseuses ». Le regard masculin, le fameux « male gaze », est, dans ce contexte, disqualifié.

Si l′on compare avec The Deuce de David Simon et George Pelecanos qui traitait de la prostitution et de l′émergence du film porno à New York dans les années 70, on est frappé par l′écart des choix esthétiques. l′exaltation de la beauté des corps dans P-Valley, par exemple, quand The Deuce laissait toujours paraître la fatigue et l’âge, rappelant ce que la vie sur le trottoir avait de sordide et de dangereux. On ne pouvait échapper à l′analyse de classe à laquelle les auteurs de The Deuce se livraient, analyse abandonnée par Katori Hall au profit des critères de couleur de peau et du genre. Plus d′une fois, par exemple, une collègue fait remarquer à Autumn qu′elle est créole donc que la vie lui est plus facile. Dans le même ordre d′idée, Uncle Clifford, le patron du club, qui s′affiche comme « non-binaire », est lui aussi afro-américain et est interprété par un acteur homosexuel afro-américain. Pas de distance possible sous peine d’appropriation culturelle.

Dans The Deuce, le Sida avait vite fait de remettre les pendules sociales à l′heure. Blancs ou noirs étaient à la merci du même virus, celui du Sida, tout comme les bars, bordels ou simples chambres fréquentés par tout ce petit monde était simultanément menacé par un autre virus, mais propagé celui-là par les promoteurs immobiliers, le virus de la gentrification. Prise dans cet étau, la population des trottoirs et des hôtels borgnes se décomposait. P-Valley a ceci de commun avec The Deuce que l’urbanisme vise aussi à nettoyer l’endroit de sa mauvaise réputation mais la solidarité entre les danseuses et leur patron fait, cette fois, miroiter l′espoir d′une résistance.
Venue de la Gauche (2), une critique du mouvement Black Lives Matter, dénonce justement cette faiblesse du discours antiraciste qui ne parle pas de pauvres mais de noirs et qui néglige les blancs pauvres parce qu′ils sont blancs. Au moment où les écarts sociaux virent à l′obscène, le racialisme créerait une fausse image des rapports sociaux et détournerait, comme si besoin était, des véritables enjeux socio-politiques.
C′est d′une certaine manière ce que fait P-Valley, en dépit de ses qualités d′écriture. À éviter la crudité et tirer vers la sensualité plutôt que la sexualité, cette série donne une image valorisante, éroticisée, d′un genre d′établissement dont le rôle dans l′histoire de l′émancipation de la femme n′est pas franchement avéré.

En contrepartie et à en croire l′auteure, il faut accepter l′idée que les clubs de strip-tease font partie de la vie courante, dans ce sud des USA. Katori Hall raconte qu′elle les a toujours connus et que dans sa jeunesse, il était fréquent de venir y fêter les anniversaires entre copains. Sans doute peut-on la créditer de révéler et valoriser une culture populaire et un milieu d′afro-américaines précaires pour lesquelles ce passage à la barre peut devenir une façon d′échapper à leur sort. C′est le cas d′Eloise, qu′Uncle Clifford présente comme la première à avoir passé son « diplôme » parce qu′elle est devenue secrétaire du Maire.
L′histoire de ce petit monde à des racines qui remontent à très loin, à l′esclavage et à la ségrégation. Elle est résumée par la grand-mère d′Uncle Clifford lorsqu′elle raconte que ces clubs de strip-tease sont ce qu′il reste des bordels qui autrefois pullulaient et que l′on avait massés du côté de la digue, en une sorte de ghetto qui, au fond, les avaient protégés.
Mais que peut espérer une « travailleuse du sexe » ? Sans parler des traficotages d′Autumn, on constate que Mercedes a accumulé assez d′argent pour ouvrir une école de danse et que Keyshawn, une autre danseuse, se voit propulsée sur les réseaux sociaux après son passage en vedette au Pynk, un avenir soudain s′offre à elle. Celles qui préfèrent gaspiller au fil des jours, parce qu′elles sont incapables de résister à leurs envies, finiront comme elles l’ont choisi. C′est du moins ce que laisse entendre P-Valley.

Les questions d′argent ne sont donc pas escamotées. Elles sont d′autant plus cruciales que plusieurs danseuses ont déjà un ou une enfant, à commencer par Mercedes à laquelle on a retiré la sienne. Cependant, comme la troupe, on craint beaucoup plus pour le club que pour chacune des danseuses, donnant ainsi corps à la solidarité déjà évoquée. Un projet immobilier de casino, porté par André, le filleul du maire, pour le compte d′un entrepreneur blanc, prévoit la disparition du Pynk. Le projet s’est ébruité. Les dettes, accumulées depuis l′époque de la grand-mère, ne peuvent être remboursées. Il ne manque plus pour lâcher les bulldozers, que la signature des propriétaires du terrain, trois fils dont un bâtard, bien évidemment tous blancs et bien évidemment lâches et cupides. Glissons…
Le drame de Mercedes, qui se fait voler ses économies par sa mère décidée à ouvrir sa propre église, trouble cette fresque un peu simpliste. Affleure immanquablement un parallèle entre les transes des évangéliques et l’effervescence du Pynk. Katori Hall laisse les associations d’idées se développer, sans plus.

Si P-Valley relève du récit choral il n’en reste pas moins qu′au centre se tient Autumn Night, alias Hailey, l’astre voilé qui retient tous les personnages dans son orbite. Aussi dramatique soit la vie de Mercedes, aussi futile soit l’ambition de Keyshawn, aussi caricatural soit parfois Uncle Clifford, aussi ambigüe soit la fascination d’André pour Autumn, tous les récits mènent à elle d′une façon ou d′une autre comme si les planètes de cette petite galaxie du delta du Mississipi étaient destinées à se laisser absorber dans le trou noir de son regard.

D’elle, on ne connait que deux ou trois détails glanés au fil des circonstances et de ses confidences à André : elle vient d′une région qui a été inondée, elle a eu une fille qui est décédée et a vécu une relation abusive avec un homme, probablement l′inconnu que l′on ne distingue que de dos, très épisodiquement. Elle vit dans le plus grand dénuement mais effectue de très gros virements et retraits en banque à cadence soutenue sous divers noms d′emprunts. Peu douée pour la barre, elle se contente d′exhiber ses courbes envoûtantes, bref, tout le long de la saison, Autumn Night promène son mystère avec une rare élégance.
C′est un pari audacieux que de faire tenir un récit, choral ou non, sur un manque, un creux. Le personnage de la femme fatale a été mythifié par le film noir, mais c’était il y a presque un siècle. N’est-ce pas aussi le cas de tous ceux que l’on vient de citer ? On a déjà rencontré bien des Mère Courage comme Mercedes, des travestis au grand coeur comme Uncle Clifford, des midinettes comme Keyshawn, des naïfs sentimentaux comme André. Fermons les yeux et transposons-les n’importe quand, au XIXème comme au XXème siècle, il n’y aurait que le vocabulaire à adapter, les caractères resteraient les mêmes. Ce ne sont pas des personnages nouveaux. Pour faire un personnage nouveau, il faut une nouvelle idée de la fonction du personnage. C’est peut-être paradoxalement ce qui les sauve et, par bonheur, déroute le projet politique de P-Valley.

Notes :
1 – Dans la langue des indiens Choctaw, Chucalissa signifie « maison abandonnée » et il existe bien au Tennesse un lieu dédié à la culture indienne portant ce nom, mais pas de ville.
2 – lire ici

P-Valley est un feuilleton créé par Katori Hall et diffusé en 2020 sur HBO. Il interprété notamment par : Brandee Evans, Nicco Annan, Shannon Thornton, Elarica Johnson, Skyler Joy, J. Alphonse Nicholson, Parker Sawyers, Harriett D. Foy, Tyler Lepley, and Dan J. Johnson.

Une réflexion sur “P-Valley

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