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Des chaînes de télévision frileuses et une presse spécialisée acquise au néo-Hollywood nous entretiennent dans un occidentalo-centrisme paresseux. Il faut – c’est un comble !- que ce soit Netflix, la major américaine dominante qui nous fasse découvrir une formidable série turque, écrite et dirigée par Berkun Oya et interprétée par des acteurs de grand talent.

Nous ne soupçonnions pas les trésors recélés par le détroit du Bosphore. La Turquie est pourtant le deuxième producteur mondial de séries télévisées. Avec des budgets très modestes (on parle de 200 000 dollars par épisode) et donc dans des conditions de travail très difficiles, elle exporte dans tout le Moyen Orient, dans les Balkans, en Russie et en Asie du Sud des œuvres conséquentes – du moins mesurées au poids – puisqu’à l’opposé de nos ridicules 8 épisodes de 52 minutes par saison, la production turque offre 40 épisodes de 90 à 130 minutes. Quelques spécialistes mis à part, on a longtemps méconnu la production cinématographique indienne ou égyptienne avant de tomber sous le charme d’un Satyajit Ray ou d’un Youssef Chahine. C’est pourquoi, la production télévisuelle turque mérite qu’on l’explore au plus vite.

Commençons donc, comme je l’annonçais, par une série turque mais produite et donc normalisée par Netflix : Bir Başkadır, alias Ethos pour l’exportation. Elle n’est composée que de 8 épisodes de 52 minutes, son interminable générique de fin compris. Bir Başkadır signifie “ Quelque chose de différent ” ce qui rappelle la chanson populaire Bir Başkadır Benim Memleketim (Mon pays a quelque chose de différent). Quant au mot grec Ethos, qui a été choisi pour la traduction, il signifie “ coutume ” et désigne ce qui relève de l’habitude, de la manière d’être.

L’impression qui nous reste du feuilleton, le dernier épisode achevé, est la beauté des visages et des paysages. Beaucoup de visages, serrés en gros plans, intenses, et, en contrepartie, quelques sublimes paysages d’une nature paisible, souvent brumeuse, ou des panoramas beaucoup moins séduisants des tours d’Istambul. Le paysage et le masque, la nature et le héros, on a parfois le sentiment d’un récit très ancien.

Pour relier les visages aux paysages, la campagne à la ville il faut des maisons, souvent très pauvres ou des appartements, plus cossus, il faut attendre des bus et, comme Meryem, traverser à pied des ponts qui enjambent des autoroutes, remonter des sentiers de terre qui deviennent des rues goudronnées, faire tout le trajet du faubourg rural aux buildings de la ville moderne, chaque jour, comme un leitmotiv. L’histoire commence là, dans cette distance à parcourir inlassablement et que l’on pourrait comparer aux aller-retours de la navette sur le métier à tisser. Dans un tapis, les nœuds donnent le motif tandis que la trame et la chaîne assurent la tenue de l’ensemble. Je ne dis pas cela pour la couleur locale, parce que nous sommes en Turquie, pays renommé pour son art des tapis, ce serait idiot, mais parce que réellement l’intrigue est composée de conflits, de nœuds dramatiques, au sein de plusieurs groupes ou couples de personnages et que celle qui fait le lien, les aller-retours, est justement Meryem.

Elle est celle qui tisse inlassablement la trame en allant et venant entre ses heures de ménage en ville et la maison où elle cohabite avec son frère, sa belle-sœur, sa nièce et son neveu. Yasin, son frère, est un ancien militaire qui a conservé des séquelles de la guerre. Il a ensuite perdu une petite affaire montée avec un ami et n’a retrouvé qu’un travail de videur de boîte de nuit. Sa femme, Ruhiye, est dépressive et tente de se suicider. Rien ne va. Son petit garçon ne parle pas. Yasin terrorise sa famille, ses éruptions de colère sont l’expression d’une souffrance inextinguible. Premier nœud.

Meryem, elle-même, tombe parfois en syncope. Le médecin de l’hôpital l’adresse à une psychiatre, Perri. Meryem est croyante, elle porte le hijab et le long manteau serré des femmes pieuses. Elle ne cesse de ponctuer ses phrases d’un « si Allah le veut ». Elle aurait dû rapporter au hodja* le contenu de ses entretiens et lui demander la permission de continuer sa thérapie mais, comme elle l’avoue, elle sait ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas dire au hodja. Perri, elle, est comme son négatif. Elle a fait des études à l’étranger, elle a des diplômes élevés, elle a beaucoup voyagé, elle pratique le sport et flirte avec le new age. Bref on ne la distinguerait pas d’une occidentale. La rencontre de Meryem et Perri est celle de deux Turquie qui s’observent en chiens de faïence, celle de la bourgeoisie kemaliste et celle des masses traditionalistes sur lesquelles s’appuie Erdogan. Deuxième nœud.

Meryem cache donc un temps à son hodja qu’elle consulte Perri. Parallèlement, Perri consulte sa propre thérapeute et amie, Gülbin. Elle lui exprime toute la difficulté qu’elle a – mais aussi le trouble désir – d’avoir à écouter la représentante d’une Turquie qu’elle hait.

Gülbin, qui est d’origine kurde, vit de son côté une relation épisodique avec Sinan, un célibataire progressiste et, simultanément, endure un conflit familial virulent avec une sœur autoritaire qui porte le hijab même à la maison et débite des prières à n’en plus finir. Le prétexte au conflit est l’existence d’un frère lourdement handicapé dont les vieux parents ne peuvent plus s’occuper sinon en lui témoignant leur amour. Troisième nœud.

Le hodja que consulte Meryem a, de son côté, un problème qu’il ignore : sa fille ne croit pas en Allah et elle préfère les filles aux garçons. Quatrième nœud.

Myriem fait le ménage chez Sinan, Perri croit comprendre qu’elle est secrètement amoureuse de son employeur mais ignore qu’il est l’amant de Gülbin, Celle-ci, en revanche, le comprend parfaitement et regarde Meryem d’un autre oeil. Cinquième nœud.

A la toute fin de la saison, Sinan a découvre incidemment la totale absence de sentiments de Gülbin à son égard. Il se retrouve donc seul, avec sa jeunesse derrière lui. Il doit simultanément subir les humeurs de sa mère, impotente et désorientée. Sixième nœud.

Les tapis turcs utilisent toujours le turkbaff autrement appelé nœud de Ghiordès, parce qu’originaire de Gordion, l’actuelle Yassıhüyük. C’est là qu’un pauvre paysan phrygien, du nom de Gordios, fut choisi par les Dieux pour engendrer le roi Midas. Le char de Gordios fut placé sur l’acropole, dans le temple de Zeus, en remerciement. Son timon tenait attaché au joug par le fameux nœud gordien “ sans commencement ni fin apparente ” et il était dit que celui qui parviendrait à le dénouer se verrait offrir l’Empire Perse. On sait comment Alexandre le Grand régla la difficulté.

Filons donc la métaphore des nœuds et de la trame. Tous les conflits d’Ethos, on le constate, ont un rapport proche ou lointain avec Meryem. C’est en cela qu’elle fait le lien entre tous les personnages, comme on l’a déjà dit. Et ces conflits ont toujours à voir avec la césure entre la Turquie urbaine occidentalisée et la Turquie rurale traditionaliste, fracture sociale mais aussi culturelle, idéologique et politique. Meryem est celle qui va de l’une à l’autre, qui écoute et parle aux deux.

Pour défaire les nœuds relationnels et affectifs, il y a la psychothérapie telle que Perri et Gülbin la pratiquent. Encore faut-il que quelque chose se passe qui engendre une prise de conscience, une révélation. Pour Perri, c’est un lapsus au sujet du prénom de Meryem qui lui faire mesurer son mépris de classe à l’égard de sa patiente. Pour Güblin, c’est l’irruption dévastatrice de sa sœur dans son bureau en présence de Perri qui l’amène à rompre brutalement ses rapports avec celle-ci. Elle réalise que ses difficultés et celles de Perri sont si proches qu’elle n’a pas le recul pour assumer les deux.

Mais l’acte le plus décisif est accompli par l’émouvante Ruhiye qui s’enfuit une nuit avec son petit garçon pour retourner dans son village. Elle veut faire le chemin à l’envers, remonter à l’origine de celle qu’elle est devenue et pour qui chaque jour est une souffrance. Autrement dit, affronter la cause de son traumatisme. Elle a été violée autrefois par un homme du village. Cela s’est passé dans un endroit dénommé le Champ de Ruines, parce qu’on y trouve un amoncellement de vestiges antiques. Le récit lui donne un second sens évident. C’est au milieu de ce chaos que la confrontation avec son violeur a lieu. Sans dévoiler ce qui est prononcé, il demeure qu’à partir de cette épreuve, de ce geste volontaire et courageux, le nœud qui l’enserrait au point de la rendre folle est tranché. Des mots ont été mis sur des actes. Ruhiye peut dès lors se reconstruire. Elle peut rentrer à Istambul, avec son petit garçon qui, soudain, recouvre la parole. Elle peut renouer avec son mari. Quelle héroïne antique a ainsi défié celui qui l’avait déshonorée ? Laquelle a cruellement abandonné son bourreau à ses remords plutôt que de l’achever comme il l’en suppliait ? Et dans les ruines de quel palais ?

Au lieu d’être dénoué, ce qui est impossible, on constate que chacun des nœuds est ainsi tranché, consciemment ou non. Seuls les deux derniers, qui concernent Sinan et Gülbin, qui apparaissent plus tard, ne le sont pas. Sans doute les a-t-on réservés pour une seconde saison.

Bien évidemment, les réactions à la diffusion d’Ethos en Turquie ont été très vives, on ne met pas le doigt sur les fractures identitaires d’une population sans se prendre des coups de bâton. S’il n’évoque pas ni la question kurde ni l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie religieuse, Berkun Oya a choisi de ne pas contourner les questions délicates. Le viol, les séquelles conservées par les jeunes soldats envoyés au combat, la liberté religieuse, l’homosexualité, par exemple, sont abordées avec pudeur ou même en forçant sur l’angélisme comme cela lui a été reproché pour la scène où le hodja découvre l’impiété de sa fille et réagit avec une tolérance exemplaire.

D’une façon générale, Bir Başkadır tire les antagonismes vers des résolutions apaisées où la parole et la tolérance ressuscitées finissent par l’emporter sur les non-dits et les incompréhensions. En ce temps de profondes divisions sociales et politiques, en Turquie comme en Europe ou ailleurs, rien de cela n’est inutile.

Note : * enseignant du Coran et, par extension, enseignant en général. Ici, guide spirituel.

Bir Başkadır (Ethos) est un feuilleton turc écrit et réalisé par Berkun Oya, produit et diffusé par Netflix en 2020. Il est interprété notamment par : Öykü Karayel, Fatih Artman, Funda Eryiğit, Defne Kayalar, Settar Tanrıöğen, Tülin Özen, Gökhan Yıkılkan, Alican Yücesoy as Sinan, Bige Önal, Derya Karadaş, Öner Erkan…

2 réflexions sur “Bir Başkadir

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