Si l’on s’interroge sur les raisons qui ont poussé Netflix a produire Fatma, il y a de fortes chances que l’on soupçonne la « major » de la série TV de retenter une recette qui lui a déjà valu un succès public, en l’occurrence celle de Bir Başkadır également connue sous le nom de Ethos et dont nous avions parlé ici. Qu’on en juge : Voici deux pauvres héroïnes, Fatma et Meryem, toutes les deux femmes de ménage, toutes les deux logées dans un faubourg d’Istambul, toutes les deux travaillant en ville et effectuant le trajet chaque jour de la banlieue à la ville et toutes les deux issues de l’immigration rurale. Les deux histoires se fondent sur le même traumatisme : le viol de préadolescentes par un ou des hommes du village d’où elles sont issues (1). Sur ce dernier point, ce n’est plus à la Meryem de Bir Başkadır que correspond Fatma, c’est sa belle-sœur Ruhiye. Les petites Fatma et Ruhiye devenues grandes sont épousées par des hommes au courant de leur passé et qui en souffrent soit du fait de l’état dépressif de leur femme, soit par incapacité, dans Fatma, à assumer ce drame. L’une et l’autre ont des fils, celui de Fatma est autiste, celui de Ruhiye ne parle pas.
Si Fatma correspond à deux personnages de Bir Başkadır, Meryem et Ruhiye, elle a aussi une sœur, Mine, qui remplit le rôle du troisième grand personnage féminin de Bir Başkadır, Perri, la psychothérapeute de Meryem. Tout comme cette dernière, Mine est occidentalisée, urbaine et moderne. Elle rejette tout ce qui vient du village, donc de la vie traditionnelle, quand Perri cultivait de surcroît une islamophobie viscérale.

La coexistence tendue entre la Turquie moderne et la Turquie traditionnelle sous-tend les deux récits. La violence à l’égard des filles dans les zones rurales est aussi bien dénoncée que les dangers et la superficialité de la ville moderne. S’il y a une différence entre ces deux feuilletons, elle est d’un autre ordre, qui tient davantage à la forme du récit.
Pour résumer très brièvement l’histoire, Fatma raconte l’histoire d’une femme de ménage abandonnée par son mari et dont le jeune garçon vient d’être tué dans un accident de circulation. Il ne lui reste donc rien si ce n’est l’espoir que son mari, tout juste sorti de prison, l’appelle enfin. Chaque jour son téléphone portable sonne sans qu’une voix se fasse entendre. C’est au cours de l’un de ces appels que son fils lui échappe et tombe sous les roues d’une voiture trop pressée.

Pressée par les dettes, par la nécessité de retrouver son mari et par un enchaînement de faits qui la dépassent, Fatma tue un mafieux. L’acte est plus accidentel que volontaire mais le résultat met en émoi simultanément la police et la mafia. Contrainte de se dissimuler, Fatma n’a rien d’autre à faire que de jouer sa partition habituelle de femme passe-partout, de celle qui fait partie du décor comme tous les personnels de nettoyage des lieux publics, de femme invisible. Qui suspecterait l’humble et discrète femme de ménage d’une série de crimes ? Un des mafieux, Bayram, comprend la stratégie de Fatma ou du moins ce qu’il prend pour sa stratégie : ne pas chercher à se cacher, demeurer la plus visible possible donc la moins soupçonnable. Visible pour mieux être invisible, le camouflage absolu. Et au cas où le spectateur ne l’aurait pas compris, il l’explique très clairement.

Fatma est donc une série à suspense qui va sans cesse jouer sur les dangers qui menacent son héroïne : se faire prendre par la police ou se faire tuer par la mafia. Les films d’Hitchcock dépeignent souvent un héros innocent dans un monde de coupables, ce pourrait être le cas ici si Fatma n’était pas amenée à tuer pour sa propre survie.
Un tel feuilleton nécessite un bon mécanicien capable de faire tourner la machine et de relancer méthodiquement le suspens en convoquant le danger à point nommé. À l’exception de Fatma, aucun personnage n’est particulièrement développé. Les mafieux sont des voyous, les policiers des policiers, la logeuse une grippe-sou, l’écrivain chez lequel Fatma fait des ménages butine la vie des autres, le mari est absent, etc. La seule à vraiment exprimer une densité humaine est Fatma, interprétée avec talent par Burcu Biricik, mais le scénario l’accable de tant de douleurs qu’il n’est guère de scène où elle n’apparaisse contrite ou larmoyante. Les choses se comprennent mieux à mesure que l’on nous dévoile l’histoire de cette femme dont la vie a été dévastée de fond en comble depuis l’enfance, l’exclusion de son village, puis l’échec de son mariage, sa marginalisation sociale et jusqu’à la perte de son enfant. Il faut que sa colère prenne le dessus pour l’extraire du dolorisme où le récit la confine et lui donner la dimension d’une héroïne tragique. Cela se produit dans deux scènes seulement, celle du meurtre du chef mafieux, particulièrement sauvage, et celle des « retrouvailles » avec Zafer, son mari.

Arrive donc enfin le moment où Fatma peut réclamer des comptes à Zafer, le responsable de son plus grand malheur : la perte de son fils Oğuz, son enfant autiste, son amour. Responsable en premier lieu de ne pas avoir été présent. Elle lui tend l’une des multiples réclamations que lui adresse la compagnie d’assurance du chauffard qui, une fois réglé le dédommagement pour la mort de l’enfant – et l’argent disparu dans les poches percées du père -, réclame désormais aux parents les frais de réparation du véhicule.
Les mots de Fatma ouvrent alors le chemin vers le traumatisme originel. « Ils l’ont accusé d’être né et maintenant ils l’accusent d’être mort », lance-t-elle. Incarnation même de l’innocence mais aussi de l’exclusion sociale, le petit garçon est la personnification du mal-être de sa mère, elle dont l’innocence fut également profanée durant l’enfance.

Pour achever un récit aussi complexe en 6 épisodes, il faut au moins y consacrer les deux derniers épisodes et ne pas reculer devant les artifices. La scandaleuse démarche de l’assurance en est un, les visions de Fatma qui, cherchant à fuir du commissariat, poursuit le fantôme de son fils et butte ceux de ses victimes en est un autre. Ce dernier leurre permet l’étrange explication finale, aux allures psychanalytiques, qui condense toutes les agressions subies en un geste symptomatique, celui de pousser quelqu’un, à commencer par sa sœur pour lui éviter le viol, en finissant par un gangster qui la menace et qu’elle jette sous un train et en passant par son propre fils, Oğuz, qu’accidentellement elle repousse alors qu’elle est une nouvelle fois au téléphone à implorer un Zafer qui ne répond pas. Fatma se débarrasse ainsi symboliquement mais aussi très réellement de ce qui l’oppresse.

Bir Başkadır, qui n’était pas une mécanique, n’avait pour propulseur que les pulsions des uns et des autres dans un système déséquilibré qui n’avançait qu’en trébuchant. Le spectateur n’était pas dans l’attente anxieuse de ce qui allait advenir des personnages. Il était même parfois déçu de leurs comportements lâches ou trop impulsifs ou mal adaptés. Pour le dire autrement, par leur inaptitude à une vie paisible. La psychanalyse y intervenait mais de façon ambigüe, au travers des relations complexes de Meryem et de Pery, sa psy. Elle ne donnait aucune clef, elle ne faisait que mettre à jour les intrications affectives des uns et des autres. Peu à peu, nœud après nœud, on parvenait à retrouver le chemin d’une forme apaisée de vie commune. Presque le bonheur.
Ce n’est pas le cas avec Fatma qui n’imagine aucune issue. La fuite se sustente d’elle-même et lorsqu’elle devient inutile, soit parce qu’on s’est fait attraper, soit que les poursuivants se sont lassés, l’énergie retombe, la mécanique patine et finit par caler. L’explication, quant à elle, arrive trop tard et tout d’un bloc.

C’est ce qui distingue les récits où les affects dominent de ceux où la mécanique mène le bal. Rares sont les auteurs qui parviennent à donner à travers un récit à suspens un tableau assez subtil des âmes. Non seulement l’action emporte les personnages dans son mouvement mais elle l’emporte aussi sur les personnages qui se mettent, pour ainsi dire, à son service. Fatma n’y échappe pas.
Notes : 1 – Les trois histoires devrais-je dire puisque c’est aussi le cas d’une autre série turque contemporaine, Şahsiyet, dont nous avons parlé ici-même
Fatma (L’Ombre de Fatma) est une série turque écrite par Özgür Önurme et co-réalisée avec Özer Feyzioğlu. Produite et diffusée par Netflix, elle est interprétée par : Burcu Biricik, Uğur Yücel, Mehmet Yılmaz Ak, Hazal Türesan, Olgun Toker, Gülçin Kültür Şahin, Deniz Hamzaoğlu et Çağdaş Onur Öztürk.