La télévision suédoise nous offre actuellement l’une des plus belles séries télévisées que l’on puisse imaginer : Den Stora Älgvandrigen, en français : La Grande Marche des Elans.
Entre mi-avril et début mai, en cette saison où la glace fond et l’air tiédit, les élans migrent de la côte où ils passent l’hiver jusqu’à leurs pâturages d’été, au pied des montagnes. Pour y parvenir, ils traversent chaque année le même fleuve Ångermanälven, dans la région du Jämtland.

Depuis qu’ils se sont installés en Scandinavie, les hommes épient ces grands cervidés tout au long de leur transhumance. Les vestiges de fosses de piégeage en témoignent. Aujourd’hui les caméras automatiques se sont substituées aux chasseurs pour observer l’épopée des cervidés. Deux mille ans de repérages, quel film a eu droit à une telle préparation ? Les sentiers dans la forêt, les gués sur des bras plus paisibles et moins larges, les plages où les élans viennent observer l’état de la glace, les marais qu’arpentent les grues, rien n’a été négligé. Au point que le plateau de tournage se réduit à quelques passages précisément choisis que 22 caméras pilotées à distance suffisent à couvrir. Avec elles, aucune difficulté pour enchaîner les mouvements, suivre une petite harde dans la forêt, la rattraper au bord de l’eau, de face, à partir de l’autre rive, puis raccorder en contre-champ quasiment posé sur le derrière de l’animal. Ce n’est qu’un exemple. Les caméras sont silencieuses et leurs mouvements, pilotés depuis une régie à distance, ne sont pas perçus par les animaux. L’élan a une mauvaise vue et se fie avant tout à son odorat et son ouïe. Première leçon : une caméra n’a pas d’odeur.

Chaque épisode dure une journée. La nuit les caméras infrarouges prennent le relais, mais ce n’est plus la même chose. On est aux antipodes des mini-séries de Netflix et de leurs malheureux 6 ou 8 épisodes de 52 minutes. Le tournage commence à 8 heures, s’achève à minuit et cela du 21 avril au 2 mai.
Il faut avoir goûté, en direct, l’infinie douceur d’un panoramique sur un paysage dominé au loin par une grosse colline, le miroir d’’eau d’un marais en premier plan, et l’avoir vu s’arrêter insensiblement avec la colline posée exactement au centre de l’image pour savoir ce que veut dire un panoramique. Il faut être resté deux ou trois minutes et avoir eu la chance de revenir sur ce décor mais cadré cette fois en plongée, avec la colline bord-cadre en haut à gauche et l’essentiel de l’image éclairée par la réverbération d’un soleil voilé à la surface de la mare pour comprendre ce que la lumière fait du monde. Puis une troisième fois, après avoir longuement observé un couple de grues becqueter dans la vase, retrouver les mêmes échassiers perdus dans le paysage du marais aux reflets de mercure pour mesurer la vanité du réalisme. Deuxième leçon.

Mais c’est sans doute en terme de jeu, de mise en scène et de scénario que cette série donne ses plus grandes leçons, aussi provocateur cela puisse-t-il paraître. Les cinéastes de la mise en scène, ceux qui mettent la caméra au service des acteurs, trouveront dans cette série suédoise de précieux exemples. Il suffit d’un rien en effet, à peine une ombre sur une flaque de neige en bord d’image pour que le cameraman panoramique et fasse entrer dans le champ un jeune élan qui mâchonnait des brindilles à proximité. Comment ne pas admirer, aussi, l’instinct du cameraman qui fixe une trouée approximative entre les arbres et attend patiemment qu’un élan vienne s’y encadrer ? Effectivement, l’animal arrive et pose un instant. Et ce frémissement en fond d’image, juste entre deux pins que la caméra repère et suit vers la gauche, à l’aveugle, jusqu’à ce qu’apparaisse l’animal entier dans une trouée, parfaitement cadré ? Il faudrait aussi énumérer tous les panoramiques qui suivent la course irrégulière des grands herbivores dans la forêt, indifférents aux dizaines d’arbres qui s’obstinent à dissimuler leur fuite.

Le scénario ? Les élans le connaissent par coeur et se le transmettent de génération en génération comme les pièces de Molière à la Comédie française. Ils viennent du sud, il marchent vers le nord-ouest et doivent traverser le fleuve encore à-demi gelé. Le reste est laissé à leur inspiration mais il y a assez d’incidents voire d’accidents possibles, assez de rencontres imprévues pour transformer cette simple transhumance en Odyssée terrestre. Enfin puisqu’on peut difficilement croire à une direction d’acteur, il faut considérer que la régie est devenue un affût d’où des chasseurs aguerris et vigilants guettent le moindre indice de présence. Un cinéaste de la mise en scène ne fait rien d’autre. Il est à l’affût, lui-aussi, d’une présence et lorsque cette présence s’incarne dans un acteur, il doit d’être là, sous le bon angle, à la bonne distance, pour la saisir. Un regard, une intonation de voix, l’esquisse d’un geste, seront le fragment de vérité tant attendu. Ici, la vérité, les élans, les renards, les grues, les castors, les tétras et les canards nous la livrent aussi nue qu’ils le sont eux-mêmes.

Il n’y a sans doute de séquence plus dramatique que celle survenue le lundi 26 avril peu après 8 heures 19. Une femelle élan s’approche de la rivière prise par les glaces, elle l’observe, la hume mais rebrousse chemin, méfiante. Un long détour par la forêt et la voici revenue au bord de la rivière. Elle inspecte la glace et fait à nouveau demi-tour. Au sommet de la colline, elle prend son temps comme s’il lui fallait lutter contre une résistance intérieure alors que son instinct l’incite à traverser. À la troisième tentative, elle risque un sabot, puis un autre et un pas après l’autre avance prudemment sur la surface froide et glissante.
Au début un peu de neige recouvre la glace, puis celle-ci se dénude et sa teinte nous apprend que si elle est encore épaisse à cet endroit, elle le sera moins quelques mètres plus tard. Nous y sommes, maintenant. N’importe qui se précipiterait les yeux fermés en priant le Bon Dieu que la glace ne cède pas. Notre jeune femelle élan n’est pas de ce tempérament. Aucun élan ne l’est d’ailleurs, ce sont des gens prudents. La voilà qui s’arrête et prend encore le temps de réfléchir. Les secondes passent. La glace résiste. D’autres secondes passent et soudain la glace s’effondre sous ses pattes avant.

La voilà précipitée dans un trou dont elle peut s’échapper ni en nageant puisque la glace la cerne, ni en remontant sur une glace trop fragile pour la soutenir. L’eau est autour de 0 degré. Qui n’a pas vu les efforts d’une jeune femelle élan pour s’arracher à la mort ne sait rien de la puissance vitale car la bête, avec un courage admirable, bondit pour retomber de tout son poids sur la glace fragile et la briser, se taillant ainsi un chenal jusqu’à la glace dure. Il lui faut parfois se reposer, la tête posée sur la glace, les naseaux exhalant une buée chaude. À force de volonté, elle gagne chaque fois quelques mètres de plus et sa technique prouve – si besoin est – la validité de toutes les théories de l’adaptation.

Plutôt que de ses sabots, elle use de ses coudes et appuie tout l’avant-bras sur la glace tandis que, poussant de son arrière-train, elle sort une patte arrière de l’eau et plante un genou sur le dur. C’est bientôt fait et il ne s’en faut alors que de deux autres tentatives pour que la bête échappe à la noyade. J’ai tenu à raconter cette scène dans le détail pour montrer à quel point l’intensité de brefs moments récompense la longue contemplation. Troisième leçon.
À propos de Älgvandringen les journaux parlent en effet de « Slow TV », usant de cette désagréable expression américaine qui désigne des réalisations de longue durée où l’action peut paraître monotone. La première qualité de la télévision, c’est la durée. Et la durée n’est pas à confondre avec la lenteur. Contrairement au cinéma où le temps se mesurait en coût de pellicule et de laboratoire, la télévision ne consomme rien d’autre que de l’électricité. Les premiers vidéastes l’ont bien compris en exploitant cette durée dont Warhol avait eu l’intuition avec ses films Sleep et Empire tous les deux prévus pour durer 8 heures. La durée – donc la continuité – et le direct, sont les deux mamelles de la télévision, on le sait déjà.

Parmi ces télévisions de la durée on connaît déjà Dog TV, la télévision pour les chiens, avec ses longues séquences immobiles, ainsi que les longs trajets en train à partir de la cabine du conducteur, comme il en existe maintenant des quantités sur Youtube à commencer par le célèbre Cerbère-Saragosse d’une durée de 7 heures 34. Mais Den Stora Älgvandringenva plus loin. Elle inaugure le dispositif d’enregistrement complet – ou presque – celui qui, en plus de la totalité du temps, vise à capturer la totalité de l’espace impliqué dans l’action grâce à ses 22 caméras.
PS : On aura néanmoins été choqués le 8 mai aux environs de 9h49 lorsqu’après après nous avoir laissé admirer le ballet amoureux de deux oies du Canada, le cameraman a jugé bon d’effectuer un zoom arrière qui a réduit les deux oies à des petites taches au milieu de l’écran, et cela juste avant le passage à l’acte.
Den Stora Älgvandringen est une émission d’une durée de 12 jours, produite par Johan Erhag pour la SVT et diffusée chaque année depuis 2019