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En découvrant Mangrove, le premier épisode de Small Axe, l’expression “ fiction de Gauche ” s’est imposée à moi et si bien incrustée que je n’ai pu m’en débarrasser tout au long des six heures trois-quarts que dure cette collection de films. C’est une expression qui m’a toujours embarrassé, d’autant plus qu’elle provenait des Cahiers du Cinéma, revue de mes amours cinématographiques. Les films qu’elle vise ne pourraient être mieux représentés que par ceux de Costa-Gavras ou d’Yves Boisset. Or j’aime bien les films de Costa-Gavras. Ce sont d’honnêtes film du dimanche soir pour famille de Gauche. Il est vrai que ce sont des films plutôt sociaux-démocrates et que je leur préfère les grands films staliniens : Quand passent les Cigognes, La Ballade du Soldat, La Commissaire. On sait à quoi on a affaire et il y a là de quoi regonfler les âmes ! À la fin de Z ou de L’Aveu, les parents sociaux-démocrates décrètent “ Maintenant les enfants, au lit ! Il y a école demain. ” À la fin de Quand passent les Cigognes, le père communiste allume la lumière pour vérifier que toute la famille a bien pleuré.

Décidé à creuser la question de la “ fiction de gauche ”, expression dont le fond de mépris me chagrine, je tombe sur un article-fleuve de Jean-Paul Fargier dans les Cahiers du Cinéma n°272 de décembre 1976 : Histoires d’U – Sur la fiction de gauche. 1976, j’étais à Vincennes et Jean-Paul était l’un de mes profs. Son premier article dans les Cahiers ! Une trajectoire dans Paris entre un cinéma, le Quatorze Juillet, et son domicile, émaillée du souvenir de deux films récemment vus et qu’il critique sévèrement. Fluidité et légèreté, goût des mots, jugement sûr, le style fait l’homme dit-on (1). On le connaît par ses articles des cahiers mais aussi de Libération et aujourd’hui de Turbulences.

Dans Histoires d’U. Il prend à partie Les Actes de Marusia du chilien Miguel Littín puis L’Affiche Rouge de Frank Cassenti qui obtiendra malgré tout le prix Jean Vigo. En plus des impasses idéologiques et de la faiblesse de la représentation des résistants des FTP- MOI, ce que Jean-Paul Fargier reproche au film de Cassenti est de construire son récit sur le même éternel schéma des fictions de gauche “ l’escalade exploitation-révolte-répression-résistance-répression ” et de brosser le spectateur dans le sens de ses attentes. Il aurait tout aussi bien pu préciser “ répression-prise de conscience-contradictions internes-résistance-répression-contre-attaque-victoire ” qui est le plan de Mangrove. Un autre reproche que J.-P. Fargier fait aux deux films est qu’ils ne montrent pas ce qui fait la raison d’être de leurs personnages : l’écriture pour l’écrivain Gregorio, l’action violente clandestine pour la bande à Manoukian. Et de cette absence, il tire ce que ces films expriment de mortifère, ce culte du héros mort au détriment de la réalité (des faits).

Mangrove

Mangrove est le premier “ épisode ”, si ce terme est possible, de Small Axe, une collection de cinq films écrits et réalisés par Steve MacQueen, artiste contemporain britannique renommé et réalisateur de plusieurs films à succès (2). En raison de la longueur des épisodes, il est difficile de considérer Small Axe comme une anthologie au même titre que Black Mirror et donc chacun de ses 5 épisodes comme autre chose que des films autonomes, même s’ils traitent tous du même sujet : les difficultés rencontrées par la communauté caraïbéenne en Angleterre entre les années 60 et 80.

Mangrove est le récit du combat des 9 de Notting Hill, un quartier de Londres où vivent de nombreux immigrés caraïbéens, connus aujourd’hui pour son carnaval, longtemps réprimé par la police. Notting Hill est aussi célèbre pour le procès en 1970 des Mangrove Nine, un groupe de militant noirs arrêtés au cours d’une manifestation contre les exactions de la police à l’encontre du restaurant Mangrove, lieu de rassemblement communautaire. L’épisode – le plus long, il dure deux heures – nous raconte pas le menu l’ouverture du restaurant par le Trinidadien Frank Crichlow, la surveillance continue dont le Mangrove fait l’objet, les descentes destructrices de la police sous le commandement du policier Purley, les réunions, le rôle mobilisateur des activistes Darcus Howe, le tribun-poète et Altheia Jones-LeCointe, la leader anglaise des Black Panthers, dont la jeunesse et la hardiesse en font un des personnages les plus touchants. Inévitablement la manifestation dégénère, 9 militants sont arrêtés. S’en suivront 55 jours de procès qui s’achevèront par une victoire des Caraïbéens. Ils seront relâchés tandis que la Justice reconnaitra l’hostilité symétrique des deux camps, et donc, officiellement, le racisme sévissant dans la police.

Les faits sont patiemment établis par le film. On a droit aux inévitables disputes entre ceux qui refusent le système judiciaire parce qu’il est l’arme du pouvoir blanc et ceux qui prétendent retourner cette arme contre le pouvoir blanc. Une fois les premiers convaincus voilà que le groupe se scinde entre ceux qui choisissent de se défendre seuls et ceux qui préfèrent se ranger derrière un avocat. On a aussi droit aux atermoiements de Frank Crichlow qui cède un temps sous la pression et s’apprête à lâcher le front commun et plaider coupable pour n’écoper que d’une peine minimale. Darcus Howe enrage contre sa femme parce que les pleurs et les cris de leur enfant l’empêchent de préparer leur défense. La tension s’accroît avec l’approche du procès. Il arrive enfin et voilà qu’usant de toutes les ficelles qu’offre la justice, les militants noirs prennent de l’assurance, détruisent une à une les fausses dépositions de la police et finissent par faire valoir leur cause auprès du jury.

L’agent Purley a une sale tête parce qu’il est raciste, les prévenus sont beaux parce qu’ils sont convaincants et solidaires.

Tout finit par une fête, comme dans Astérix. Frank Crichlow fume une cigarette sur le trottoir, bientôt rejoint par Dol, l’un de ses amis. Tous les deux constatent avec amusement que trois des jurés sont venus fêter leur victoire avec eux. Mais l’ami prévient : “ On a peut être gagné une bataille, Franck, mais on verra pour la guerre. Je ne peux pas souffrir un hiver de plus ici, patron. Je rentre à la maison.

– Ceci est notre maison, Dol, le Mangrove. ” rétorque Franck

Les immigrés jamaïcains ne sont plus des immigrés.

Les enfants, il est temps d’aller au lit.

Lover Rock

Le deuxième épisode, Lovers Rock, qui titre son titre d’un genre de reggae, est tout entier consacré à une House Party caraïbéenne, c’est-à-dire une nuit de musique et de danse dans une maison débarrassée de ses meubles et tapis et où l’on sert bières et nourriture jamaïcaine (donc épicée), tel que le curry de chèvre. L’objet-totem est un “ sound ”, une sonorisation dont la taille des haut-parleurs est inversement proportionnelle à celle du tourne-disque. Toute la jeunesse noire se présente dans ses tenues les plus élégantes et ce qui se passe est ce qui se passe dans toutes les fêtes, bal, boum, parties, quel que soit le nom que l’on donne à ces soirées où se retrouvent jeunes femmes et jeunes hommes pour s’amuser, danser et flirter. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne se passe rien d’extraordinaire parce que pour les personnages il se passe des évènements considérables comme embrasser le beau Franklyn pour Martha et l’inverse. Il y a les inévitables disputes, les rivalités de coqs des garçons, la bouderie de la copine délaissée, les couples qui recherchent l’intimité puis, hélas, l’aube qui vient, balayant les couleurs chatoyantes, l’ivresse et les rythmes pour laisser place à la réalité la plus banale.

Red, White and Blue

Dans Red, White and Blue (3), Steve McQueen retrace les débuts du policier Leroy Logan qui fondera la Black Police Association. On le découvre avant son engagement, alors qu’il travaille comme biologiste dans un laboratoire. Choqué par le tabassage de son père par deux policiers, il décide de s’engager dans la police pour protéger sa communauté et lutter le racisme institutionnalisé des forces de l’ordre.

Reçu à toutes les épreuves avec les meilleurs résultats, il endure tout de même l’hostilité ouverte de plusieurs collègues. Lors d’une intervention où il arrête un suspect au prix de graves coups de barre de fer, les renforts qu’il a réclamé l’ont volontairement laissé se débrouiller seul. Trahison à la hauteur de leur bassesse morale. Le seul camarade qu’il se fait, un indien, démissionne, épuisé par les traitements indignes.

Ses concitoyens noirs le considèrent comme un traître et lui font savoir. Les jeunes le fuient. Toutes ses tentatives pour montrer à sa communauté le visage d’une police serviable et disponible échouent.

Mis au pied du mur par sa femme, il restera tout de même jusqu’au bout de son engagement.

Le personnage, qui abandonne une belle carrière scientifique au service de sa communauté, aurait une dimension sacrificielle si sa tante ne lui faisait reconnaître son désir caché d’être vu et reconnu par les siens. Le film s’achève en pleine période de doute, avant qu’il ait réussi à s’imposer au sein de la police comme aux yeux de sa communauté mais l’ouverture laissée par la mise en demeure de sa femme ne laisse guère de doute sur la suite…

Alex Wheatle

Alex Wheatle, le troisième épisode, retrace ensuite sur les débuts d’un enfant abandonné balloté de familles d’accueil en institutions et qui deviendra un grand romancier. Le film débute avec son incarcération en 1981 à la suite des émeutes de Brixton. Son codétenu jamaïcain le pousse à raconter sa vie et ce sont une suite de flash-backs qui nous le montrent, enfant puis adolescent malheureux, découvrant un jour le quartier caraïbéen et s’y identifiant immédiatement, découvrant le reggae et s’en amourachant au point de collectionner tout ce qu’il peut trouver comme disques et affiches, apprenant à se comporter comme un vrai garçon du quartier puis fondant à 16 ans le Crucial Rocker sound system où il tient le rôle de DJ et interprète ses propres textes.

Son rastafari de codétenu, grand lecteur, lui met entre les mains des romans de sa petite bibliothèque personnelle et prend en main son éducation. Aujourd’hui Alex Wheatle est un écrivain largement reconnu et honoré.

Education

Le film suivant reste dans le même esprit puisqu’on y rencontre Kingsely Smith, un jeune garçon, un peu instable en classe et analphabète. Il rêve de devenir astronaute et ne s’intéresse pas à beaucoup d’autre chose, d’autant que les enseignants le considèrent comme irrémédiablement stupide. Sa mère fait des ménages, son père a des journées sans fin et seule sa sœur aînée veille sur lui. Placé par son collège dans un établissement scolaire « sous-normal » (educationally subnormal), il y végète en compagnie d’enfants dont le système éducatif se débarrasse à moindre coût. Une organisation de femmes noires dénonce ces pseudo-écoles et mène campagne auprès des parents pour qu’il en retirent leurs enfants pour les inscrire dans une école qu’une militante a ouvert chez elle. C’est ce que finira par faire la mère du garçon après avoir compris qu’il ne savait toujours pas lire. La pédagogie de cette école consiste d’abord à redonner confiance et fierté aux enfants de l’immigration en leur expliquant qu’ils ne sont pas des descendants d’esclaves, comme on leur a appris, mais de grandes civilisations africaines.

Ces deux épisodes portent donc sur l’indispensable éducation à laquelle les enfants de l’immigration doivent avoir accès pour s’intégrer.

Les acteurs de Small Axe ont chaleureusement été applaudis pour leurs performances, notamment John Boyega qui porte sur ses épaules tout l’épisode Red, White and Blue. Les dialogues, la mise en scène, la prise de vue, les lumières, le montage, rien de Small Axe ne prête le flanc à la critique. Le tout est d’une forme contrôlée jusqu’au bout de doigts. Quand on compare avec le grand cinéaste politique britannique, Ken Loach, on se dit qu’il y a chez Loach quelque chose de spontané, de mal léché, qui n’enferme pas ses personnages ni leur histoire dans le propos de l’auteur, aussi contradictoire cela paraisse-t-il de la part d’un cinéaste aussi politiquement affirmé. L’image des personnages est à leur mesure, elle ne les grandit ni ne les abaisse, elle est ce qu’ils sont, elle est la cage d’escalier minable, le morne alignement des toits, l’horizon fade des quartiers de seconde catégorie. Ce que traque Ken Loach est la vulnérabilité de ses acteurs, il le dit lui-même, cette capacité à laisser affleurer l’intime, qui nous les rend infiniment proches.

Les personnages de Steeve McQueen sont en revanche bien plus cernés, rien ne leur échappe qui ne soit utile à l’économie de l’ensemble. Ils respectent une hiérarchie précise et interviennent à leur tour. Lorsque la copine ne sert plus à rien puisque le récit se resserre sur Martha et Franklyn, elle disparaît sous prétexte de fâcherie et un groupe de jeunes blancs désœuvrés dissuade Martha de la rattraper. Exit également – et sans explication – le policier indien avec lequel Leroy aurait pu s’allier pour résister aux agressions racistes.

On a besoin d’un héros solitaire ou d’un groupe remplissant ce rôle. Les personnages ont une fonction utilitaire au sein de la mécanique unidimensionnelle du récit, qu’aucune autre ligne narrative ne vient compléter, élargir, relativiser. Lorsque se présente l’occasion, comme dans l’épisode de la House Party avec l’arrivée inattendue d’un ancien petit ami de Martha, l’échappée est brève, sans conséquence. Dans la même logique d’efficacité, les personnages négatifs sont les policiers ou les blancs détenteurs de l’autorité comme le directeur du collège et les enseignants de Kingsely, la mère d’accueil d’Alex ou les collègues racistes de Leroy. Aucun noir, en revanche, ne suscite de reproche, à l’exception d’un fêtard qui tente d’abuser d’une fille mais se fait remettre à sa place juste à temps. Ceci donne probablement au spectateur le sentiment d’être entraîné par l’histoire d’une façon assez passive, sans être émotionnellement saisi par un quelconque dilemme. Les personnages positifs d’un côté, les négatifs de l’autre, la fiction de Gauche n’intègre pas les contradictions.

Série édifiante, Small axe exprime l’impératif de l’éducation et de la résistance légale à des institutions – la police, l’école, la justice – hostiles envers les immigrés, et ceci en vue de leur transformation. Son titre est emprunté à un proverbe jamaïcain repris par Bob Marley qui dit : “ Si vous êtes le gros arbre, nous sommes la petite hache ”. La petite hache ne tape pas très fort mais elle s’obstine. Dans l’opposition entre ceux qui refusent l’intégration et ne rêvent que de dynamiter l’édifice capitaliste dominé par les blancs et ceux qui persévèrent à s’intégrer grâce à l’éducation et la patience pour faire évoluer le système, Steve McQueen se range du côté de ces derniers, des sociaux-démocrates. Bientôt, si ce n’est déjà, des enfants ou des petits-enfants d’immigrés caraïbéens ou d’ailleurs feront carrière à la City, dans des banques ou des entreprises qui s’enrichissent du labeur des enfants pauvres, dans d’autres parties du monde.

Notes : 1 – Je ne peux m’empêcher de citer cette incise : « (Je vois : ce n’est pas une figure de style théorique, la conclusion d’une démonstration objective. Les sautes, les trous, les approximations, les hésitations, les certitudes abruptes, les miroitements trompeurs de la spontanéité de ce texte indiquent assez, me semble-t-il, que c’est un personnage de fiction qui marche depuis le Quatorze Juillet jusqu’à La République, donc que ce qui s’écrit ici est le fait d’un être subjectif. Ce texte n’est pas une critique de film, je n’ai rien à prouver. Je dis ce que je dis. Je vois). » 2 – Steeve McQueen, reçu le Turner Prize en 1999. En plus de ses courts métrages, il a réalisé plusieurs films : Hunger, Shame, Twelve years a Slave et Widows pour lesquels il a été récompensé de nombreuses fois entre autres par une caméra d’or au Festival de Cannes pour Hunger et un Oscar pour Twelve Years a Slave. 2 – Ce sont les couleurs du drapeau britannique

Small Axe est une collection de films écrits et réalisés par Steve McQueen et diffusés en 2020 sur la BBC. Elle est interprétée notamment par : Letitia Wright, Malachi Kirby, Shaun Parkes, Rochenda Sandall (Mangrove), Alex Jennings Jack Lowden, Sheyi Cole ( Alex ), Michael Ward, Amarah-Jae St. Aubyn, Kedar Williams-Stirling (Lovers Rock) John Boyega (Red, White and Blue), Kenyah Sandy, Sharlene Whyte, Tamara Lawrance, Josette Simon, Naomi Ackie (Education).

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