Il était inévitable que des artistes contemporains se mettent à la série télévisée aimantés par sa notoriété croissante. Le pire était donc à craindre. Nous ne sommes plus aux temps joyeux du Pop’art et de Warhol interprétant son propre rôle dans Love Boat avec l’embarras d’un jeune premier. Nous sommes désormais au temps du post-modernisme récupérateur, décalé et ironique.
L’artiste suédois Ernst Billgren, lui, s’est intégré depuis longtemps à l’univers télévisuel en jouant son propre rôle dans plusieurs séries, en participant à une émission pour « célébrités » ou en écrivant une micro-série sur l’art intitulée AK3. Sa propre fille est présentatrice de télévision. A l’inverse de ce que les vidéastes des années 70 à 90 ont tenté, c’est-à-dire faire de la télévision un art, Billgren fait de l’artiste un personnage télévisuel.

Aujourd’hui, il faut parler d’une œuvre plus ambitieuse, Little Birds, mini-feuilleton conçu par l’artiste américano-qatarie Sophia Al-Maria inspirée par le recueil de nouvelles érotiques d’Anaïs Nin du même titre. J’écris inspirée au féminin parce que de toute évidence si l’artiste a été sensible à l’écriture de Anaïs Nin, le feuilleton qu’elle en a tiré n’a rien à voir avec Les petits Oiseaux. Après une rapide relecture, je n’ai repéré que trois allusions 1) un café de Tanger qui arbore sur sa banne “ Le Chanchiquito ”, nom d’un animal brésilien imaginaire qui donne son nom à l’une de ses nouvelles d’Anaïs Nin, 2) l’évocation du sirocco au début d’une autre nouvelle qui permet de comprendre que la scène se déroule en Afrique du Nord, 3) deux séquences faisant référence aux artistes Yves Klein et Araki qui pourraient rappeler les nombreux artistes imaginés par l’auteure franco-américaine. C’est très peu pour justifier le terme d’adaptation.
La série de Sophia Al-Maria se déroule ni à Paris, ni à New York dans les années 30 mais à Tanger, en 1955, à la veille de l’indépendance du Maroc. Il y est question de Lucy, la fille quelque peu perturbée d’un marchand d’armes américain que ses parents envoient dans ce pays pour épouser son fiancé Hugo, un jeune aristocrate anglais qu’elle n’a jamais vu et qui s’avère être homosexuel. Le jeune homme s’est dévoué pour soutenir sa famille que la dot pourra tirer d’embarras. Il faudra 6 épisodes pour que les deux vrais-faux époux s’accommodent de la situation et qu’en bonne entente chacun mène sa vie sexuelle de son côté.

Pendant ce temps, le retour proche du sultan laisse espérer aux Marocains une restauration à leur souveraineté, ce que compte bien faire échouer le “ Secrétaire ” Pierre Vaney, un général régnant sur Tanger avec quatre soldats, deux hommes de paille et un homme de main. Tanger étant à l’époque une zone internationale, on conçoit difficilement le rôle de ce personnage présenté comme le chef du protectorat français, détail qui a échappé à l’auteur.

Plutôt que la crédibilité historique, ce qu’a certainement désiré Sophia Al Maria était de réunir des acteurs de nationalités diverses dans un lieu où, en effet, les origines étaient diverses. La nationalité s’exprimant généralement par la langue, cela nous donne une belle confusion d’anglais prononcé avec divers accents (dont le français) et entrecoupé de français sans accent étranger, ou de personnages censés se comprendre en français et se parlant tout de même en anglais, problème qu’il aurait été très simple d’éviter en recourant aux sous-titres ou en se ralliant à une seule langue comme dans ce film qui se déroulait lui aussi au Maroc, précisément à Casablanca, durant la guerre.
Le recueil d’Anaïs Nin est une suite de courtes histoires érotiques qui se déroulent à New York ou à Paris, pour beaucoup dans le milieu artistique. L’éternel argument de l’artiste et de son modèle est fréquemment réinterprété et l’on sait ce que l’amoureuse d’Henry Miller (entre autres) puisa dans le Montparnasse artistique des années 30. C’est pour cette raison que j’évoquais l’épisode de la série où le futur amant de Lucy, à la fois barman et espion, lui barbouille le corps de bleu Klein ou la séance de shibari qu’un simili Araki impose à la prostituée Chérifa. Pour le reste, il n’y a dans Les Petits Oiseaux d’Anaïs Nin aucun rapport avec l’émancipation sexuelle d’une jeune bourgeoise américaine dans un Maroc prêt à s’émanciper politiquement. C’est pourquoi, il est probablement inutile de continuer à s’interroger sur un titre qui relève de la captation de notoriété.
L’histoire de Lucy et Hugo est une suite de scènes plutôt qu’un récit continu. Plusieurs narrations secondaires, comme celle de l’improbable barman-espion-disciple d’Yves Klein où celle de la chanteuse-cinéaste expérimentale, sont abandonnées en cours de route. Quand certaines scènes relèvent ouvertement de la caricature, comme la liquidation finale des mâles dominants au pistolet et au missile portable, d’autres restent à l’état d’ébauche comme ce que l’on voit d’une comtesse espagnole excentrique et de sa petite cour féminine dont on ne saura finalement pas grand-chose.
D’érotisme, il n’est hélas pas question. La longue dégustation d’ortolans par Lucy sous la conduite du Secrétaire exprime si peu de sensualité que le souvenir de Maïté nous revient comme un regret. Il est probable que l’érotisme recherché s’accordait mal avec la dénonciation de la décadence des moeurs du colonisateur telle qu’elle nous est complaisament déroulée dans des scènes de bordel mettant aux prises un dignitaire français soumis et une prostituée arabe dominatrice. Résurgence moralisatrice et trait forcé, il faut des nerfs autrement plus à vif pour s’aventurer à la jointure du sexe et du politique, pour parler de l’un avec la langue de l’autre.
La présentation que fait Canal+ de la série adopte un ton superlatif : “ Créée par Sophia Al-Maria, Little Birds jouit d’un univers très singulier, où chaque élément est sublimé par une photographie flamboyante et sophistiquée. La beauté des décors est envoûtante, la chaleur des images ensorcelantes et les couleurs vives viennent offrir une intensité particulière à ce monde de plaisirs. Réalisés par Stacie Passon (Les Chroniques de San Francisco, The Punicher), les six épisodes racontent lubricité et hédonisme avec une élégance et un raffinement redoutables. De quoi s’évader dans l’inconnu marocain, avec un charme certain. ” L’auteur de ce panégyrique, qui a dû faire ses gammes dans une agence de voyages, a eu l’intuition de ne parler que d’image et de ne pas s’aventurer du côté du récit. Il n’a pas eu tort. Dès la première image, la série vous crie qu’elle est “ flamboyante et sophistiquée ”. Dès que possible, le cadre délaisse l’horizontale, une profusion de couleurs chatoient sur l’écran, pas un espace n’est laissé vacant. Les décors se limitent à quelques intérieurs : l’appartement de Hugo, un bar, la maison de la comtesse, la résidence du Secrétaire, une maison à la campagne et très peu d’extérieurs. La musique, elle-aussi, est un patchwork de citations.

Que voit-on du Maroc ? Un fragment de rue reconstituée en studio, une plage de galets, une dune, un quai de port sans bateau et c’est bien tout. Guère plus que si nous étions au théâtre, c’est-à-dire une scénographie, mais sans la magie de la suggestion. Que comprend-on du Maroc ? Quasiment rien puisque l’essentiel se déroule dans le petit cercle d’une élite occidentale et que les Marocains ne sont représentés que par une prostituée, son petit ami torturé par les Français pour un crime qu’il n’a pas commis, un militant indépendantiste qui discourt (en anglais) à la terrasse d’un café et des fantômes de femmes errant sur le rivage, autant dire des types plutôt que des personnages. Le protagoniste le plus réussi, parce qu’il est le seul à ne pas se réduire à ses apparences, est étrangement celui qui n’a rien à faire là, le jeune et riche amant égyptien de Hugo. On le sent souffrir, pardonner, réfléchir et finalement choisir de regagner son Egypte natale, cheveux au vent, au volant de sa belle décapotable. Ce n’est pas beaucoup mais c’est déjà une forme d’humanité dans ce théâtre de marionnettes.
Little Bird est un mini-feuilleton américain en 6 épisodes conçu par Sophia Al-Maria, réalisé par Stacie Passon et diffusé en France, en 2021, sur Canal +. Il est interprété notamment par : Juno Temple, Yumna Marwan, Raphael Acloque, Hugh Skinner, Jean-Marc Barr, Rossy De Palma, Nina Sosanya, David Costabile, Amy Landecker, Matt Lauria…