Il faut être possédé d’une indicible nostalgie du Raj britannique pour se lancer dans un remake de Black Narcissus, le chef d’oeuvre de Michael Powell et Emeric Pressburger interprété par l’une des grandes stars d’Hollywood : Deborah Kerr. Quels échos une scénariste expérimentée comme Amanda Coe espérait-elle trouver dans les consciences modernes en proposant une histoire de nonnes anglicanes exilées au fin fond de l’Himalaya à l’époque de la colonisation britannique ?

L’histoire est en effet celle d’une jeune nonne, Sœur Clodagh, à laquelle sa congrégation confie la charge de ressusciter une mission à Mopu, dans une région reculée de l’Himalaya, au dessus de Darjeeling. Après l’échec de moines allemands, le palais de Mopu a été offert à la congrégation par le général Toda Rai pour en faire une école et, sans que cela soit dit, débarrasser le palais de ses souvenirs malheureux. Non seulement le père de l’actuel général y entretenait son harem, mais la princesse Srimati s’y serait suicidée et son fantôme rôderait dans les salles abandonnées. Perché au dessus d’une impressionnante falaise, le palais bénéficie d’une vue imprenable sur les sommets himalayens et ses intérieurs sont ornés de fresques sagement érotiques.

L’air manque à cette altitude, la fatigue vient vite et interdit tout effort prolongé à des européennes. Le climat frais devient glacial l’hiver, les fenêtres ne sont fermées que par des persiennes, le palais est d’abord celui des courants d’airs. Pourtant, la responsabilité de la communauté est d’ouvrir dans les lieux une école pour les filles des familles montagnardes.
Trop sûre d’elle, la sœur Clodagh ignore les avertissements du seul britannique de la région, M. Dean, l’agent du général. L’isolement et la maladie font peu à peu leur office, affectant particulièrement la plus jeune des sœurs, Ruth. Les faiblesses de chacune, leurs désirs refoulés, la superficialité de leur foi se manifestent plus ostensiblement, alimentant une tension constante. On comprend que sœur Clodagh a pris le voile par désespoir amoureux et que sœur Ruth est plus attirée par les parfums et les voiles du fantôme de Srimati que par l’éducation d’une population qu’elle méprise. Pour honorer Dieu, Soeur Philippa plante un jardin de fleurs au lieu des légumes qui auraient nourri la communauté. Sœur Blanche, quant à elle, enfreint les recommandations de M. Dean en soignant un enfant qui meurt peu après, provoquant la colère de la population locale.
L’arrivée du jeune général Dilip Rai, imposée par son père en dépit des règles de la communauté, catalysera l’explosion des désirs refoulés et mènera à la confrontation fatale. L’échec de la mission sera injustement mis sur le compte de l’orgueil de Soeur Clodagh à laquelle on a assez rappelé qu’en tant que mère supérieure, elle était au service de ses sœurs plutôt qu’à leur tête.

E.M.Forster ou George Orwell ont dénoncé le mépris du colonisateur envers les autochtones et l’inadaptation aussi bien physiologique que culturelle des britanniques aux conditions de vie indiennes. En bas, dans les plaines et les vallées, il fait trop chaud, trop humide, la végétation est trop luxuriante, les corps sont trop dévêtus pour des sensibilités post-victoriennes. Dans un contexte où les sens sont à fleur de peau, les émotions sont exacerbées et les contradictions culturelles trop fortes, tout peut chavirer au moindre incident, démasquant la violence qui sous-tend les rapports sociaux.

Avec Black Narcissus, le spectateur découvre le versant haute-montagne de l’impossible acclimatation, le froid et l’air raréfié plutôt que la moiteur poisseuse des régions tropicales, la discipline monastique plutôt que la sociabilité délétère des expatriés qu’Indian Summers décrivait si bien. L’incapacité des nonnes à accepter les moeurs locales, qu’il s’agisse de la présence d’un ascète, immobile sur le bord du sentier qui mène au couvent, des costumes de dieux effrayants arborés lors d’une fête ou encore de la concurrence des trompes de moines bouddhistes avec la coche du couvent, ne fait rien pour améliorer les relations avec les villageois. Leur plus bel échec réside en la découverte de la liaison du fils du général et d’une orpheline recueillie par l’école. L’infraction au système de castes sera punie sur ordre du général de coups de baguette infligés devant des nonnes choquées par le jeune homme à une jeune fille nécessairement fautive.

Tout cela, on l’imagine très bien en se souvenant des auteurs précédement cités. Une question demeure en suspend : pourquoi un remake ? Pourquoi une micro-série, c’est à dire 3 épisodes d’une heure, soit un long film découpé en trois parties ? Avec une durée d’un peu moins du double de l’original., on peut supposer que la série ait eu pour projet d’en raconter davantage ou de prendre de temps de raconter autrement.
Rarement pourtant, le supplément de temps se traduit par un supplément d’âme. Certes, les différences ne sont pas minimes entre le film et la série et elle ne se réduisent pas aux nuances de jeu ou de décor (1). Les personnages ont considérablement évolué avec notamment un duo Soeur Clodagh – M.Dean plus sensuel que dans sa première mouture et une Sœur Ruth d’une rare perversité.
La série délaisse le narrateur en voix off, en l’occurrence M. Dean, dont le rôle perd un peu de son importance. Des flash-backs interviennent, qui rappellent la déception amoureuse qui conduisit Soeur Clodagh à prendre le voile. L’ordre des scènes a été revu et certains dialogues ont été épurés de considérations au sujet des autochtones que notre époque ne tolérerait pas. Le fantôme de Srimati apparaît pour tenter Soeur Ruth et les rapports de cette dernière avec sa Supérieure sont devenus plus sournois. La pathologie psychologique de Soeur Ruth a maintenant la forme et le nom de princesse indienne. Quant à l’amourette du jeune prince avec l’orpheline, elle s’achève par une punition qui n’existe pas dans le film sous cette forme. Le personnage de l’orpheline, voleuse et séductrice dans le film, s’adoucit en effet considérablement dans la série où elle devient une victime du patriarcat et d’une hiérarchie sociale archaïque.

Pour en rester là, il faudrait avoir répondu à la question posée au départ, celle de l’effet d’une telle histoire sur les téléspectateurs d’aujourd’hui.
En dépit du fait que le roman dont a été tiré le film date de 1939, celui-ci a été projeté en 1947, quelques mois avant l’indépendance de l’Inde et a donc été perçu par les spectateurs de l’époque comme l’illustration du retrait des britanniques d’un pays qui n’avait jamais été le leur. Ce rapport n’existe plus aujourd’hui, d’autant que, le choix d’une actrice noire pour incarner Soeur Philippa brouille les cartes.

Michael Powell considérait que dans son film, l’érotisme était présent sous la surface de chaque image. La répression de la sexualité que pratiquent les couvents en font effectivement des lieux privilégiés pour toutes les exaspérations de la chair. La tentation du blasphème est à portée de la main. Powell, en bon britannique, savait manier tout cela avec tact. Il n’est pas certain que ses successeurs aient eu le même talent car en ce domaine, encore faut-il savoir entretenir la braise sans lasser le public. On ressent parfaitement dans le film comme dans la série l’attirance de la Soeur supérieure pour M. Dean mais, comme je viens de la dire, la série a la maladresse de recourir à des flashbacks pour illustrer les fantasmes de la nonne. Ses yeux, ses lèvres, son visage, son souffle, le ton de sa voix, ses hésitations, la douceur de ses gestes suffisaient.
La série tente aussi d’utiliser le palais, cet ancien harem, lieu de débauche abandonné, pour suggérer des pensées coupables aux autres soeurs, notamment à Soeur Ruth. La discrète tension érotique du film se concentre ainsi sur la benjamine du couvent et alimente la haine qu’elle porte à sa supérieure, aux villageois et à l’Himalaya tout entier – M. Dean excepté – tandis qu’elle se consumme dans une virulente dépression nerveuse. À l’opposé, le véritable désir, l’impossible amour que chacun espère, non seulement soeur Clodagh et M.Dean, les premiers concernés, mais aussi les spectateurs et l’Himalaya tout entier, cet amour ne se défera pas, il disparaîtra simplement à la vue du monde et flottera dans l’éther comme le modèle de l’amour chaste, jusqu’à ce que deux nouvelles incarnations ne lui redonnent chair.

Tout ceci expose pourquoi, en dépit d’acteurs (2) qui assument leurs rôles avec talent, le feuilleton télévisé ne propose pas une vision très renouvelée de l’histoire racontée par le film. Ceux qui ne connaissent pas le film se satisferont, par défaut, de cette nouvelle version qui, reconnaissons-le volontiers, déploie parfois d’émouvantes tirades. Il leur manquera cependant la distance historique et la conscience d’un contexte fort éloigné du monde actuel. Mais n’est pas ainsi que vont les choses ?
Notes : 1 – le film obtint un Oscar pour sa direction artistique et un autre pour la photographie. Il est néanmoins évident que l’Himalaya en 3D de la série est plus crédible que celui, peint sur toile, de 1947. 2- La grande Diana Rigg tint son dernier rôle dans cette série, elle décéda quelques mois plus tard.
Black Narcissus est une micro-série britannique adaptée par Amanda Coe du roman de Rumer Godden, produite et diffusée par BBC One et diffusée sur la BBC et sur FX aux USA. Elle est interprétée notamment par : Gemma Arterton, Alessandro Nivola, Aisling Franciosi, Karen Bryson, Nila Aalia, Patsy Ferran, Rosie Cavaliero, Gina McKee, Dipika Kunwar, Diana Rigg….