La première séquence de Paris Police 1900 nous fait découvrir un homme assis dans un canapé, se faisant administrer une fellation par une dame. Les costumes, le décor et surtout les propos du monsieur nous font tout de suite comprendre qu’il s’agit du président Félix Faure. On s’attend à l’épectase, elle le surprend à la fin d’une exclamation : “ qu’est ce que j’en ai à f… ” Nous avons instantanément complété le mot inachevé. L’élégance, s’est-on alors dit, ne va pas être l’exigence première de ce feuilleton. L’auteur a voulu s’amuser, il n’a réussi qu’à semer le doute sur ses intentions vis-à-vis de ses personnages. C’est d’autant plus dommage que l’Histoire a gardé de la mort du regretté Félix Faure le souvenir d’un jeu de mot involontaire bien plus drôle que cette potacherie, On ne déplorera qu’une seule autre scène du même humour grivois à l’occasion d’une masturbation et on l’oubliera bien vite, Paris Police 1900 vaut bien mieux que ce faux départ et son titre laborieux.

Fabien Neury, l’auteur dont nous parlons, et la très grosse équipe qui l’a entouré ont bénéficié de moyens considérables. Les extérieurs sont limités à quelques lieux choisis mais largement peuplés de figurants, les nombreux intérieurs ont été meublés et décorés avec un soin indéniable et il ne manque pas une épingle aux chignons des dames. On doute cependant de la nécessité de disperser dans tout cela une légère brume qui répond certes au goût de l’époque pour la photographie pictorialiste mais qui n’a plus de raison d’être. La distribution, quant à elle, est d’une qualité qui rappelle la grande époque de l’ORTF, pas un acteur qui ne soit aussi bien dans son rôle qu’il ne serait dans ses vêtements de tous les jours.
Hitchcock disait qu’il fallait que le méchant soit réussi pour que le film le soit. Pour être réussis, les méchants de Paris Police 1900 le sont avec gourmandise, tel ce commissaire Puibaraud dont les manœuvres retorses entortillent l’intrigue à souhait. Fabien Neury n’a pourtant fait que reproduire avec fidélité un haut fonctionnaire qu’une note manuscrite anonyme du 3 juin 1896 décrivait par ces mots : « Il y a longtemps que M. Puibaraud, directeur général des recherches à la préfecture de police et, en même temps par suite d’un cumul regrettable, rédacteur clandestin du Temps, est en butte à l’hostilité de la presse. Son abord ne fait pas naître la sympathie et sa fréquentation ne tarde pas à inspirer une répulsion profonde à tous ceux qui ne sont pas dupes de ses manières reptiliennes » C’est exactement le sentiment que nous inspire le personnage de la fiction et l’on pourrait parler d’une même justesse au sujet des portraits du préfet Lépine, du député antisémite Drumont, du liguard Jules Guérin, de la jeune avocate Jeanne Chauvin, du peintre Adolphe Steinheil et de sa délicieuse épouse Marguerite, encore que le scénariste ait largement étoffé ce que l’on savait de cette dernière, une femme décidée qui avait été la maîtresse du président Félix Faure et qui fut inculpée quelques années plus tard du meurtre de sa belle-mère et de son mari avant d’être relaxée faute de preuve.
Privée de son auguste bienfaiteur, Marguerite Steinheil tente de vendre ce qu’elle peut où elle le peut : confidences, documents, secrets d’État, soupçons. Ce faisant, elle tombe aussitôt entre les mains du commissaire de la Sûreté Puibaraud qui en fait son informatrice dans les milieux antisémites. Nous sommes en pleine affaire Dreyfus. Le second procès se tient à Rennes. Les tensions politiques sont à leur comble, on s’attend à un pogrom et des émeutes, des meetings d’un anti-sémitisme exacerbé se tiennent dans Paris, on déplore des dizaines d’agressions dans les lieux publics et surtout une tentative de coup d’État menée par Déroulède et le marquis de Morès (1), soutenus par le Duc d’Orléans. Ce putsch raté s’achève pitoyablement par la rafle du 13 août 1899 dans les milieux nationalistes et du fameux “ Fort Chabrol ”, le siège par la police du bâtiment de la Ligue des Patriotes, rue Chabrol. Le journaliste et tribun Jules Guérin, rédacteur en chef de L’AntiJuif, s’y est barricadé avec douze hommes de main et compte sur le renfort de la rue et des bouchers des abattoirs de la Villette. Une fois la rue maîtrisée, le préfet Lépine laisse moisir les derniers obstinés dans leur fortin et le fruit de la rue Chabrol tombe tout seul de sa branche après 38 jours de siège.
Ce récit se conjugue avec un autre, en parallèle, qui suit l’enquête d’Antoine Jouin, jeune inspecteur de police, sur le meurtre d’une jeune femme dont le cadavre démembré a été retrouvé dans une valise flottant sur la Seine. Cette enquête le conduira dans les milieux les plus pauvres et lui fera croiser la route d’une jeune femme, Jeanne Chauvin, personnage authentique elle-aussi, qui fut la seconde avocate à prêter serment mais la première à plaider. L’affaire de “ la valise sanglante ” eu véritablement lieu en avril 1899 mais ne fut jamais résolue. Fabien Neury s’en saisit et en fait son fil rouge, réussissant habilement à lier ses deux trames, celle des aventures de Marguerite Steinheil et celle d’Antoine Jouin.

Il est indéniable que les auteurs se sont appuyés sur une solide documentation, tous les faits historiques sont vérifiables, tous les personnages sont à leur poste, il suffit parfois de seulement changer un patronyme. Ils ont forcé le trait, transformé le sens de certains faits mal établis, comme le tir de pistolet attribué au déséquilibré Félix Fleury contre le commissaire Puibaraud, ou inventé ce que l’Histoire a négligé de transmettre comme l’accoutumance de la femme du préfet de police aux opiacés. Ils ont aussi un peu égaré le spectateur dans les complications de la fin. En contrepartie, ils ont habilement suggéré les évolutions à venir comme le musée de la préfecture de police que le préfet Lépine créera neuf ans plus tard.

Le portrait à charge des antisémites Guérin, Drumont et autres pourrait-il deciller l’auditoire des Zemmour, Ménard ou Le Pen ? On a peine à le croire. L’antisémitisme des années Dreyfus semble appartenir à une époque révolue et le conflit israélo-palestinienne a, croit-on, redistribué les affiliations. Du moins en apparence. On peut ironiser sur Jules Guérin pour aussitôt après applaudir le prêche de Zemmour sur une autre chaîne. La victoire idéologique (provisoire) de l’Extrême-Droite n’est pas contestable. Un coin est cependant solidement enfoncé dans l’édifice avec la crise de rage que la série attribue à Jules Guérin à l’annonce du second verdict de culpabilité de Dreyfus. Pour le leader nationaliste, il faut un Dreyfus relaxé pour alimenter sa croisade, non pas parce qu’il le sait innocent mais parce qu’aux yeux de ses partisans, Dreyfus en prison paierait pour ses crimes, alors que Dreyfus libre prouverait la puissance du complot juif. Le complotisme n’est pas une invention récente.

La critique salue la place donnée aux femmes dans ce feuilleton. Elles sont sept : la femme du préfet, une grande bourgeoise qui use de l’autorité de son mari, Marguerite Steinheil et la comtesse de Vaudois, aventurières invétérées, Jeanne Chauvin qui représente une nouvelle génération de femmes indépendantes, Eugénie Dornet, une mère de famille pauvre, prostituée, et enfin deux femmes assassinées et démembrées. Ce tableau de groupe ne provoque ni l’enthousiasme ni le défaitisme. Il oublie seulement la masse des femmes travailleuses, la plupart à des postes modestes, qui préfigurait le long mouvement, encore inachevé, d’émancipation. Le rôle de l’Église à ce sujet comme dans les affaires de l’État n’est pas abordé, nous sommes pourtant à la veille de 1905.

Le corps social le plus précisément décortiqué est celui de la police, ou, pour être exact, celui du personnel de la Préfecture de police de Paris, qui rassemble à l’époque le plus gros des forces de police du pays. Ne disposant ni de moyens modernes ni de la moindre déontologie, la police passe à tabac les rétifs et décrète coupables ceux qui l’arrange. Il y a dans Paris Police 1900 trop de scènes violentes qui auraient gagné à être suggérées plutôt que montrées. Malgré cela, ou peut-être à cause de cela, nous reviennent à l’esprit les violences policières contemporaines. Les images des Gilets Jaunes éborgnés se superposent aisément à celles du malheureux auquel on arrache un aveu au fin fond d’une geôle. “ Pourquoi ont-ils peur de nous ?” demande un jour Lépine à l’un de ses hommes. Voilà une question que l’actuel préfet de police de Paris gagnerait à se poser.

Lépine, traité de vieillard quand on l’appelle à la Préfecture, trouve une institution corrompue. Il va donner à ses troupes l’exemple de la respectabilité. Il va aussi leur offrir le téléphone, il va créer les fameuses « hirondelles » à bicyclette, mais surtout la police scientifique que le célèbre Bertillon met déjà en place avec son attirail de toises, de pieds à coulisses, de mètre-rubans, d’appareils photos et bien sûr, de fichiers. Les scénaristes font de ce classificateur méticuleux un personnage comique qui aère judicieusement le récit. De tous il est le personnage qui se rapproche le plus d’un personnage de la bande dessinée. On n’est d’ailleurs pas surpris d’apprendre que Fabian Neury est également scénariste de BD.

La narration de Paris Police 1900 se déploie avec une réelle ampleur, mobilisant un grand nombre de personnages et compliquant les intrigues à loisir. En reliant des affaires originellement sans point commun, elle dresse le tableau forcément incomplet mais tout à fait crédible de la « Belle Epoque ». Celle-ci, nous dit-elle, n’a pas été particulièrement « belle » pour les plus démunis et, parmi eux, pour les femmes, encore privées de leurs droits essentiels. Mais ces années ont-elles été si sombres et si violentes que la série le laisse penser ? Vraisemblablement pas. La presse, alors en plein essor, en a donné l’impression en cultivant le sensationnalisme. Prenant pour ainsi dire le relais et focalisant à la fois sur des meurtres abominables et sur les menées brutales de l’Extrême-Droite, Paris Police 1900 assume une noirceur sans doute excessive.
C’est une des raisons pour lesquelles, contrairement à The Secret Agent ou The Knick, qui reconstituent la même période historique, Paris Police 1900 s’imagine très bien en bande dessinée ou en feuilleton populaire à la Feuillade. La violence y paraîtrait moins réaliste. Et puis, les décors et les personnages sont déjà en place pour introduire un Fantômas (2) ou un Judex. Alors que The Secret Agent conservait la tonalité littéraire de ses origines et que The Knick aspirait à une forme plus cinématographique, on conçoit facilement un Paris Police 1900 dessinée par un Tardi. Dans le Paris de 1899, les brumes auraient ainsi de meilleures raisons de dissimuler les recoins d’ombre.
Notes : 1- On lira avec bénéfice le texte en lien qui explique comment les nationalistes se sont acquis les personnels des abattoirs de La Villette en s’appuyant sur de fausses accusations contre des négociants juifs de viandes destinée à l’armée. 2- Il s’agit ici du Fantômas de Pierre Souvestre et Marcel Allain ou de sa première adaptation par Louis Feuillade et non de la pochade cinématographique d’André Hunebelle.
Paris Police 1900 est un mini-feuilleton français en huit épisodes de 52 minutes écrit par Fabien Nury, produit et diffusé en 2021 par Canal +. Il est interprété notamment par : Jérémie Laheurte, Evelyne Brochu, Thibaut Evrard, Marc Barbé, Eugénie Derouand, Patrick d’Assumçao, Alexandre Trocki, Alexandre Trocki, Hubert Delattre, Valérie Dashwood, Christophe Montenez,…
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