Dans l′incertitude des élections présidentielles américaines, impossible d′écrire sur une série pourtant déjà vieille de six ans. J′ai l′impression que tout ce que j′écrirais sera déterminé par ce résultat, par l′enthousiasme ou la profonde déception que je ressentirai en découvrant le nom du vainqueur. Le dépouillement traîne en raison d′un vote par correspondance massif et de difficultés techniques. Si nous entrons dans une nouvelle ère, certes pas aussi nouvelle qu′on l′espérerait mais qui clôturerait quatre ans de chaos, je verrai dans The Knick le tableau d’un brassage humain formidable. Sinon, ce ne sera qu′une affaire de violence, de racisme et de corruption.

« Dans la troisième et quatrième saison, on se retrouvait dans le même hôpital mais cinquante ans plus tard, en 1947, avec un nouveau casting, de nouveaux personnages et une image scope en noir et blanc. Dans la cinquième et la sixième saison, on passait dans le futur, en couleurs, et avec les acteurs des quatre précédentes saisons. C’était prévu comme ça dès le départ. C’aurait été super. J’ai adoré tourner « The Knick », travailler sur un récit d’une telle envergure. Et je pense que c’est aussi bon que tout ce que j’ai pu faire d’autre (1)« . Voici ce que dévoilait Steven Soderberg au moment même où, au terme des deux premières saisons, il apprenait qu′elles n′auraient pas de suite. Il est plaisant d′imaginer deux fois deux saisons supplémentaires, l′une à une époque où les progrès de la médecine furent foudroyants et l′autre beaucoup plus tard, dans notre futur, c′est-à-dire à l′époque où les promesses comme les menaces actuelles seront, ou non, tenues. Le projet se sera donc interrompu trop tôt, avec seulement deux saisons situées en 1900, mais deux saisons luxueuses de 10 épisodes chacune où ne manque pas un bouton de guêtre. Tout cela se déroule dans un hôpital, le Knickerbocker.

The Knick traite ainsi de l′histoire de cet établissement médical public qui exista réellement entre 1862 et 1979 à Harlem. Y échouent immigrants, ouvriers, miséreux de toutes sortes, premiers frappés par des conditions sanitaires dégradées, les maladies apportées d’Europe par les bateaux ou l′absence de sécurité sur les chantiers. On y traite dans l′urgence quantité de cas disparates, allant de la méningite, aux hernies, aux hémorragies, à l′appendicite ou à l′alcoolisme en passant par toutes les formes de fractures. Une petite équipe de trois à quatre chirurgiens, une escouade d’infirmières et de bonnes sœurs parviennent, autant que faire se peut, à endiguer le flot des malheurs du monde qui échoue sur leurs brancards. Les antibiotiques n′existent pas encore, on endort à l′éther et on soulage à la cocaïne. Les chirurgiens s’entraînent sur des cochons quand l′administration peine à fournir des cadavres.

Pour que l′histoire commence, il faut qu′apparaisse d’un chirurgien noir, Algernon Edwards, le personnage déclencheur du récit, celui avec lequel on découvre l′univers du Knickerbocker et dont l′irruption va mettre à jour les tensions qui couvent dans cette communauté humaine et dans New York tout entier. Fils des employés de maison du président du Conseil, Edwards a travaillé en Europe et appris auprès des plus grands. Tenu à l′écart par le chef de service, il ne peut donner toute sa mesure mais il compense en ouvrant une clinique secrète pour les noirs, au sous-sol, du côté des chaudières. Les deux autres chirurgiens, Chickering et Gallinger, sont comme le jour et la nuit. Autant le premier est ouvert d′esprit et tolérant, autant second est un raciste obstiné et un eugéniste en devenir. On décèle le nazi sous la mèche blonde.

La première cause de conflit est, en effet, le violent racisme qui règne dans l’hôpital comme à l’extérieur. On le sent, on le constate, on le mesure partout. La ségrégation existe même pour les hôpitaux : un établissement pour les noirs à Harlem, le Mont Sinaï pour les juifs et le Knickerbocker pour les autres (2). Imposée par la fille du président du conseil d′administration, l′arrivée d′Edwards va fissurer l′équipe chirurgicale. De façon très schématique, et ce sera une constante dans le récit, la typologie des comportements est sans ambiguïté ni grande évolution.
L′apogée de la fièvre sociale prend la forme d′une émeute anti-noirs qui finit par s′engouffrer dans l′hôpital et contraint les infirmières à évacuer les patients afro-américains et le Dt Edwards sur des brancards en les couvrant de linceuls comme s′il s′agissait de cadavres.
Mais au fil du récit, on réalisera qu’au-delà des comportements immédiats ce sont les destins des personnages qui sont inéluctables. Le raciste sera puni par la folie de sa femme et l′échec à fonder une famille, l′aimable sera comblé par la rencontre d′une jolie journaliste après un échec sentimental, le patron aura une trajectoire hors du commun parce qu′il n′est plus un être de chair et de sang mais l′incarnation d′une passion. Les bons et les miséricordieux sont naturellement récompensés, les élus subissent le martyre et sont sanctifiés et si les méchants survivent, et même parfois très bien, c′est parce que l′enfer est déjà sur terre et que New York en est la porte d′entrée.

La figure dominante de The Knick, le Dr John Thackery, le chef de service, est inspiré du véritable Dr William Halsted. Solitaire à la beauté ténébreuse, asocial, rétif à toute autorité, préférant les prostituées des fumeries d’opium de Chinatown aux femmes de son rang, Thackery est dévoré par une flamme. Il n’existe que pour combattre la maladie, découvrir de quoi la vie est faite et vaincre cent fois la mort, jusqu’à l’ultime combat, qu’il perdra bien évidemment. Il y a une dimension faustienne dans le personnage. Il a hérité de la charge du Dr Christiansen, son mentor, chirurgien de talent mais cocaïnomane, qui se suicida après l′échec retentissant d’une opération de placenta praevia (3). S′il a légué à Thackery son acharnement à affronter la maladie, Christiansen l’a aussi initié à la cocaïne. Cette drogue lui donne une puissance, une sur-lucidité et une énergie introuvable ailleurs et ce sont elles qui lui permettent de faire chaque jour reculer la mort. On ressent très bien, et Edwards l’affirme, que tout va trop vite. L’accoutumance, tout en ruinant la santé de Thakery, tout le récit à un rythme formidable, où chaque épisode dévoile un nouveau progrès de la chirurgie.

Les opérations sont menées en public, dans un amphithéâtre. Les échecs sont nombreux, comme dans un essai de transfusion en toute ignorance des groupes sanguins qui s′avère fatidique pour la patiente, et qui le hantera tous au long des épisodes suivants.
Mais les réussites sont tout aussi spectaculaires, notamment grâce aux premières machines à rayons X et à l′endoscope. On tente aussi tout ce dont en entend parler, l’hypnose ou la simple suggestion, par exemple, pour guérir des dépendances ou la phagothérapie pour venir à bout de bactéries irréductibles. Les spécialistes disent qu′environ 20 ans de découvertes médicales sont ici condensées sur une année. C′est possible compte-tenu de l’époque de référence, où les sciences connurent de profondes avancées. Tout s′appuie sur une documentation méticuleuse, notamment des archives photographiques et des précis médicaux du début XXème plus que conséquents.

Mais autour du centre de gravité du Knick tournent bien d’autres astres : le directeur de l′hôpital, corrompu jusqu′à la moelle, qui pille l′hôpital pour les yeux charmants mais un peu vides d′une prostituée, l′ambulancier Tom, grosse bête bourrue mais au coeur d′or, Soeur Harriet, la bonne sœur avorteuse cachée qui délivre les pauvresses, personnages à deux faces, l’une sociale, l’autre privée, anges côté pile, démons côté face, découpés dans une nature humaine un peu trop binaire et qui n’ont finalement d’autre but que de montrer les antagonismes de la société américaine originelle. Arrêtons-nous plutôt sur la mystérieuse Lucy, la belle et talentueuse infirmière dont s′éprennent Thakery et Chickering et qui, bien évidemment, des deux, préfèrera le plus sombre, le plus asocial et le plus cocaïnomane.

Cette beauté irlandaise issue du fin fond du Kentucky, personnage complexe et d’une grande noblesse est en effet le plus troublant. Inadaptée à la métropole new yorkaise et novice en son métier, elle commet bien évidemment maladresse sur maladresse. Il lui faut serrer les dents, courber l’échine sous les humiliations et surtout une détermination implacable pour se faire la place de son choix. En partageant le lit et la cocaïne de Thakery, elle sait exactement ce qu’elle fait, en allant vendre ses charmes au proxénète de Chinatown en échange d’opium pour son homme, elle sait exactement pourquoi elle le fait, elle attend à la fois tout et rien de son prestigieux amant. Il ne durera pas, c’est certain, mais elle veut tout de lui durant le peu de temps qui leur est laissé. Plus tard, en avouant toutes ses turpitudes à son père pasteur, sur son lit de mort, et en maudissant l’hypocrite qu’elle a découvert en lui, elle se libère enfin de tous les hommes.
Pour équilibrer le plateau de la balance qu’occupe la brune Lucy, voici pour terminer la blonde Cornelia Robertson, Florence Nightingale version new yorkaise, fille de la dynastie d′armateurs qui finance l′hôpital et qui se dévoue corps et âme à sa mission : porter secours aux indigents, repousser sans cesse la misère et la maladie. Ses efforts incessants contrariés par sa destinée sociale de femme de la haute société s′achèveront tristement par l′identification de son réel ennemi : sa propre classe sociale. Outrepassant les conventions, elle trouve l′amour dans les bras d′Edwards, qui fut son compagnon de jeu, lorsqu′ils étaient enfants. Union impossible que la série réglera d’une façon pour le moins cavalière…

Ainsi décrit, le sujet peut paraître un peu schématique et cette fresque sociale trop ambitieuse pour deux fois dix épisodes. Le reproche sonnera bizarrement, j’en suis conscient. Un épisode durant presqu’une heure, dix heures par saison et donc vingt heures pour deux saisons offrent largement l’espace et le temps nécessaire au développement d’un propos en comparaison de ce que pratique le cinéma, le théâtre ou même la littérature. C’est vrai, encore faut-il que le cadre et le tableau coïncident.
En effet, tout semblait avoir été dit dans la première saison dont le dernier plan clôturait élégamment le récit. Comme toujours à l’ouverture de la seconde saison, le spectateur vérifie qu’il s’agit bien de la même histoire, des mêmes personnages, des mêmes comportements mais guette aussi ce qui va alimenter le nouveau récit, dans la filiation du précédent. La seconde saison de The Knick, si elle remet parfaitement les pieds dans les bottes de son aînée, prend malheureusement le risque de fantaisies qui ternissent sa crédibilité. Ce sont, par exemple le kidnapping de Thakery, arraché à son centre de cure pour être promené en mer durant des semaines, sans autre activité que de faire des nœuds marins, l′arrivée d′une inattendue madame Edwards dont jamais personne n′avait fait mention et qui bouleverse l′idylle d′Edwards et de Cornelia, le massacre des proxénètes par un gang de chinois en forme de pastiche de film d′arts-martiaux, le racket massif du directeur de l′hôpital sur la construction du nouveau bâtiment pour racheter la prostituée de son cœur, le catastrophique séjour du père de Lucy, pasteur intransigeant et hypocrite, issu de la tradition américaine du faux prêcheur, la rechute meurtrière de la femme de Gallinger suite à la mort de sa petite fille, le complot du fils Robertson pour mettre la main sur l′empire de son père – voire assassiner son géniteur – ou enfin les expériences de plus en plus ébouriffantes de Thakery qui le mènent droit au sacrifice final, une opération de ses propres intestins pratiquée par lui-même sous péridurale, et qui s’achèvera en hémorragie.

Lorsqu′une série commence à se parodier ainsi, on peut craindre qu′elle n′ait épuisé ses ressources. En apportant de l′humour, du moins ce type d’humour, le feuilleton déporte l′ensemble de la série dans cette esthétique postmoderne qui veille à ce que l′on n′adhère que du bout des doigts, tout en conservant son sens de l′ironie, style propre à ce que Gérard Miller appelait « l′ère des demi-malins, de ceux à qui on ne le fait pas. » La musique, outrancièrement décalée, est d’ailleurs là pour nous rappeler à la distance nécessaire. S’y ajoute la discrète instabilité de la caméra à l’épaule qui nous place au cœur des évènements et accentue l’effet de réel, comme le journalisme télévisé nous y a accoutumé. Or nous savons encore vaguement que la télévision n’existait pas en 1900. Ce n′est pas qu′il eût fallu tourner en noir et blanc, avec une caméra à manivelle en fredonnant Sambre et Meuse, mais qu′à partir du moment où l′on reconstitue aussi précisément des décors, des costumes, des moyens de transports, des usages sociaux, un accord tacite se fait entre le spectateur et les auteurs. La représentation, l′image si l′on veut, fait partie de cet accord. Pourquoi éclairer les scènes de manière à faire croire à un éclairage à la lampe pétrole si la caméra les saisit comme une caméra vidéo numérique portée à l′épaule ?
Le pacte avec le récit s’effrite. Il faudra un jour essayer de comprendre ce qui fait tenir ensemble le désir de réalisme et le refus de croire. Le pacte avec le récit s’effrite. Il faudra un jour essayer de comprendre ce qui fait tenir ensemble le désir de réalisme et le refus de croire. Quelle glue peut bien assembler une reconstitution quasi-parfaite d’un côté, l’improbable caméra à l’épaule et la musique électronique de Cliff Martinez de l’autre, tous les deux parfaitement anachroniques ? Le pop-corn que le spectateur ingurgite dans son canapé ?
Avec The Kinck se pose également la difficulté d′un récit choral, riche en informations historiques, dans les limites de dix épisodes. Un film de cinéma le fait parce qu′il n′a qu′une heure et demie à trois heures pour le faire et qu′il n′y aura pas de prolongement possible sauf à imaginer une série comme Le Parrain ou Star Wars mais, y compris dans ces circonstances assez rares, les récits propres à chaque épisode sont résolus à son terme. À la fin de la première saison de The Knick, aucune des pistes n′est réellement résolue. On s′arrêterait même bien là, dans un suspend, comme si ce que l′on avait vu n′était qu′une « tranche » d′une époque, un prélèvement au sens quasi-scientifique du terme. La deuxième saison arrive un an plus tard, elle doit puiser dans des réserves qu′elle n′a plus pour trouver le dynamisme nécessaire et suffisant à sa propre trajectoire et c′est alors que se glisse le démon de la parodie. C’est à dire qu’on se met à ne plus y croire…
Notes : 1) in « Pourquoi « The Knick » s’arrête », article de Nicolas Schaller, Le Nouvel Observateur, 17 octobre 2017. 2) On peut lire plus largement à ce sujet : « Panser »l’histoire : William Montague Cobb et l’histoire de la médecine afro-américaine ». 3) Anomalie d’insertion du placenta
The Knick est un feuilleton américain créé par Jack Amiel et Michael Begler, réalisé, filmé et monté par Steven Soderbergh, et diffusé en 2014 et 2015 sur Cinemax et HBO Canada. Il est notamment interprété par : Clive Owen, André Holland, Juliet Rylance, Eve Hewson, Michael Angarano, Chris Sullivan, Cara Seymour, Eric Johnson, …
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