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Du temps de l’esclavage aux USA, il existait dans les États du Sud une filière d’évasion constituée de complicités et de refuges, que les noirs avaient baptisé The Underground Railroad – le chemin de fer souterrain (ou clandestin) – et qui menait jusqu’aux États du Nord, voire jusqu’au Canada. La belle idée du roman puis du feuilleton qui portent ce nom est d’en avoir fait une authentique voie ferrée creusée sous terre, avec ses gares, ses chefs de gare et ses trains. Seuls les esclaves en connaissent l’existence, au grand dam d’Arnold Ridgeway, le chasseur d’esclaves qui, dans cette histoire, traque la jeune Cora, échappée de sa plantation de coton de Géorgie. De Géorgie on passera en Caroline du Sud, puis en Caroline du Nord, au Tennessee puis enfin en Indiana.

Par son inscription dans un paysage précis et son souci de ne traiter qu’une dimension de l’histoire, chaque épisode ressemble à un tableau et la série, qui est un feuilleton, devient réellement une série du fait de la quasi-autonomie de ses épisodes. Un épisode entier est consacré à la jeunesse Ridgeway, élevé par un père anti-esclavagiste et qui met tous ses talents au service de la cause opposée avec une cruauté pathologique. Un autre épisode se fige sans raison particulière sur une terre du Tennessee incendiée par les colons après la déportation des Cherokee et où semble s’arrêter une éternité le petit groupe mené par Ridgeway qui ramène Cora et un autre esclave fuyard. Un autre encore est consacré à la mère de Cora que l’on croit enfuie à jamais alors qu’elle est décédée à proximité de la plantation. Tout comme la métaphore du train souterrain s’est matérialisée, chacun des récits prend une valeur particulière, à la fois ancrée dans la réalité historique et dans un univers plus symbolique que réaliste.

On dirait un conte, un conte qui raconterait l’histoire d’une petite fille poursuivie par un ogre – le physique de l’actrice fait hésiter entre l’enfant et la jeune fille – et qui croiserait sur sa route de galants jeunes gens prêts à la défendre et qui la courtiseraient assidûment. L’ogre aurait pour serviteur dévoué un petit garçon venu du même peuple qu’elle, très savant mais dépourvu du moindre sentiment. Le but de la jeune fille serait de retrouver sa mère dont elle ne peut croire qu’elle l’ait abandonnée. Partout de nouveaux traquenards surgiraient et l’ogre parviendrait à capturer la petite fille qui réussirait chaque fois à lui filer entre les doigts. Un conte sans morale autre, donc, que la nécessité de toujours fuir, de fuir à l’infini, sans espoir de repos dans ce monde dangereux jusqu’à ce que l’on soit devenu adulte.

La véritable histoire démontre que la fuite vers le Nord abolitionniste n’était pas aussi simple que beaucoup de fuyards l’imaginaient en s’enfonçant nuit, avec peu de nourriture et en s’orientant sur l’étoile polaire. Il fallait échapper aux chasseurs d’esclaves et traverser d’autres Etats esclavagistes avant d’atteindre les Etats abolitionnistes du Nord et se fondre dans le décor. Et encore ! Sous pression des planteurs esclavagistes du Sud une loi fédérale avait été votée en 1850, le « Fugitive Slave Act » qui imposait de capturer esclaves fugitifs y compris dans les Etats abolitionnistes afin qu’ils soient rendus ou revendus dans le Sud. Beaucoup d’Etats abolitionnistes évitaient les problèmes avec leurs voisins en les laissant capturer les fuyards.

Et puis, une chose est d’être hostile à l’esclavage, une autre est de vivre ensemble. Dans de nombreuses régions abolitionnistes à dominance quaker, la population ne tenait pas du tout à voir s’implanter des noirs chez elle.

Si le récit ne s’éloigne pas du Sud, on sent tout de même les nuances d’une région à l’autre. Tout ne va pas de soi. On découvre un havre là où l’on s’attendait à devoir ramper à couvert jusqu’à la prochaine étape. Dans le Tennessee, par exemple, le père de Ridgeway a affranchi tous ses esclaves et cohabite avec eux dans son exploitation. Porté par un idéalisme auquel son fils sera définitivement imperméable, il bâtit un îlot de tolérance dans un monde dominé sur la violence. D’autres font croire à une réelle volonté d’émancipation des noirs et, secrètement, les stérilisent et les droguent. D’autres encore les laissent développer tranquillement Valentine, leur exploitation viticole, et font même des affaires avec eux jusqu’à ce qu’ils se sentent menacés par la réussite économique et la liberté de parole des noirs. Ils les font alors tous massacrer, sans sourciller, femmes et enfants compris. D’autres enfin, intégristes chrétiens fanatiques de la pureté de la race blanche, pendent aux arbres tous ceux qui aident les noirs et exécutent sur le champ tous les noirs qui s’aventurent dans leur région afin de se préserver de la « contamination ».

Mais à part la Georgie originelle, d’où s’enfuient Cora et Caesar, les choses ne sont jamais ni noires ni blanches et sous la surface des apparences, le pire est toujours à craindre et le meilleur à espérer. L’esclavage se répand dans la société comme un rhizome d’où émergent d’inattendues fleurs vénéneuses. La violence produit l’esclavage qui à son tour engendre la violence, premier cercle de l’enfer. Mais il n’y a pas que l’esclavage, on l’a vu. Il y a le massacre des Amérindiens et les guerres contre tous ceux qui font obstacle Anglais, Canadiens, Espagnols, Mexicains… Rappelée de la bouche même de Ridgeway qui ne cesse d’y revenir et d’insister pour qu’Homer en prenne note, l’idéologie messianique née à cette époque drapera les vols, les tortures et les tueries du prétexte de la volonté divine. Les immigrés européens en terre américaine sont le peuple d’Israël en Terre Promise. C’est la fameuse thèse de la Destinée Manifeste, largement diffusée à cette époque, qui justifia la conquête par la force de toute la largeur du continent nord-américain plus quelques grands territoires au Sud. Intégrer l’esclavage des noirs à cette pâte idéologique au même titre que les Amérindiens et toutes les autres victimes de l’expansionnisme wasp (1) est d’une indéniable lucidité.

Toutefois, à cette époque, le racisme et l’esclavagisme ne sont pas partagés par tout le monde. On sait que le réseau d’évasion lui-même était tenu par de nombreux blancs, militants abolitionnistes. Symétriquement, de l’autre côté de la barrière sociale, certains esclaves se rangeaient du côté de leurs maîtres pour bénéficier d’un meilleur statut, le personnage d’Homer en est la preuve. Entre les deux, une multitude de situations et de choix différents que la série ne néglige pas.

Si The Underground Railroad se montre tout à fait honnête dans le portrait qu’il dresse d’une époque et d’un système social abominable, en évitant le manichéisme et sans masquer les inévitables trahisons, la balance entre l’image, le récit et le discours n’est pas toujours équilibrée. La prise de vues n’évite pas l’envie de « faire tableau », c’est-à-dire de s’arrêter sur les images composées et éclairées comme des peintures, péché ordinaire des chefs opérateurs. Cette inclination est renforcée par le souci de véracité qui conduit les costumiers et décorateurs à oublier les déchirures, l’usure et la saleté. Il est frappant de voir tant d’esclaves si propres et bien mis, c’est le piège habituel de la reconstitution.

La pose est même totalement assumée dans l’épisode sur Valentine où la communauté de noirs libres, toute entière sur son 31, parfaitement immobile et regards tournés vers la caméra, attend patiemment que celle-ci achève son travelling.

Sans doute le pictorialisme est-il renforcé par le fait que dans cette série dont les héros sont des esclaves noirs, la musique ne puise malheureusement pas dans le répertoire afro-africain de l’époque. Pour l’essentiel, elle est d’inspiration classique ou impressionniste avec, parfois de curieuses associations tel ce Clair de Lune de Debussy qui accompagne la longue fresque silencieuse que j’évoque (illustrations ci-dessus). L’effet d’anoblissement est indéniable.

A contrario de cette forme d’image et de musique à l’esthétique plutôt réussie quoiqu’assez conventionnelle, l’action reprend par moment ses droits et se laisse même emporter par sa fougue, comme lors massacre de Valentine. La complaisance des scènes de tuerie semble compenser ce qui précède : de trop longs discours sur la stratégie à adopter vis-à-vis du pouvoir blanc prononcés lors d’une assemblée des habitants de l’exploitation viticole. Ce n’est pas la seule fois que les intentions politiques s’exposent si ouvertement, directement au travers du discours d’un ou de plusieurs personnages. D’autres séquences, voire des épisodes entiers illustrent clairement les thèses en conflit. J’ai évoqué la foi politique de Ridgeway mais il faudrait parler aussi de l’épisode consacré à sa jeunesse qui nous montre l’émergence de la haine d’un fils pour son père ou, considérée sous un autre angle, l’opposition de deux Amériques, l’une ouverte et tolérante, et l’autre, butée et fascisante si le terme peut être utilisé pour une époque où le mot n’existait pas.

On pourrait considérer cette série comme une collection de tableaux, plus seulement au sens pictural mais aussi au sens théâtral du terme. L’auteur choisit un lieu, un cadre, dont on ne sortira pas et y fait jouer ses acteurs comme sur la scène d’un théâtre. Sur ce plan, le premier épisode dans le Tennessee déjà mentionné est flagrant. Durant 52 minutes, on ne quitte pas un décor totalement improbable où, dans une nature en cendres, des arbres n’en finissent pas de se consumer. L’explication de la déforestation des terres indiennes menée par les colons ne convainc personne. C’est un décor shakespearien pour la pièce qu’on va nous jouer. On guette les sorcières…

La narration de The Underground Railroad ne se prive pas, non plus, d’accumuler ce qui apparaît de prime abord comme des fausses pistes Celle de Grace, la compagne de cachette de Cora dans un village d’intégristes de Caroline du Nord, auquel un épisode est consacré mais que la série abandonne aussitôt après. Préalablement, il y a eu la disparition de l’ami-amant Caesar, vraisemblablement satisfait de son emploi à Griffith, celle ville où l’on stérilise les femmes noires et où l’on drogue les hommes. Tout cela instaure l’idée que la fuite de Cora sera nécessairement ponctuée de pertes. Et c’est ce qui arrive avec la mort de Royal, son second amant, abattu lors du massacre de Valentine. Le sort réservé à ses partenaires isole de plus en plus Cora à mesure que la série progresse et impose un sentiment d’inéluctable solitude. La petite fille du début ne devient une jeune femme qu’à ce prix. Les derniers plans nous la montrent échappant définitivement à l’Ogre tout en entraînant dans son exil une petite fille qu’elle a sauvée. C’est-à-dire en devenant mère.

Roman d’apprentissage terrible où le pire ne nous est pas épargné parce qu’il n’y a aucune raison de passer des crimes abominables sous silence. Très tôt, on affronte la scène insoutenable de l’immolation d’un esclave devant la demeure du maître. C’est de cette inhumanité-là que provient la fortune de nos ports négriers, Nantes, La Rochelle, Le Havre, Bordeaux et quelques autres d’autres, auxquels il a fallu un bon siècle et demi avant d’affronter et d’assumer leur passé.

C’est pourquoi ces fictions télévisuelles sont importantes. Et si l’on compare The Underground Railroad à quelques autres séries consacrées à l’esclavage, telles que la grande ancêtre Roots (Racines) ou les plus récentes The Book of Negroes et The Good Lord Bird, on ne peut que saluer l’esprit de nouveauté qui souffle dans l’œuvre de Barry Jenkins. Sa réalisation transmet une réflexion sur l’esclavage ni meilleure ni pire que ses concurrentes, mais profondément différente puisqu’elle multiplie des points de vue quand les autres restent rivées à un seul et mobilise davantage l’imaginaire en prenant l’allure d’un conte raconté sur la scène d’un théâtre shakespearien.

Il lui manque juste quelque chose, qui tient aux nécessités du récit et qu’une succession de tableaux ne parviendra jamais à nous donner.

Note : 1 – Wasp : White Anglo-Saxon Protestant, désigne la population blanche protestante originaire de l’Europe du Nord et de l’Ouest.

The Underground Railroad est un feuilleton américain en 10 épisodes adapté par Barry Jenkins du roman de Colson Whitehead et diffusé sur Amazon prime en 2021. Il est interprété notamment par : Thuso Mbedu, Aaron Pierre, William Jackson Harper, Joel Edgerton, Chase W. Dillon, Fred Hechinger

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