The Good Lord Bird se laisse instinctivement ranger au rayon les récits picaresques. Après un générique qui doit beaucoup à Saul Bass (1), on suit les aventures d’Oignon, un garçon noir qui pourrait passer pour métis et qui est pris pour une fille la bande de pistoleros de John Brown. Tout au long du récit, Oignon reste habillé en fille, ce qui ne trompe que les blancs, indice constant, central, de l’incapacité des blancs, abolitionnistes compris, à reconnaître les noirs pour ce qu’ils sont.
Prédicateur illuminé et chef des « Fusils de Pottawatomie », John Brown mène la guerre contre les esclavagistes en territoire sudiste et ne fait guère de quartier. Il n’est pas le premier à avoir déclenché les hostilités, les esclavagistes l’ont fait bien avant, mais la pression idéologique qu’ils exercent sur les États voisins et sur l’État Fédéral lui-même, légitime leurs exactions tandis que Brown voit rapidement sa tête mise à prix. Lincoln lui-même, le considère comme un fanatique.

Oignon suit la petite troupe dépareillée avant de s’enfuir avec Bob, un autre noir qu’il fait passer pour son esclave, et échoue dans un hôtel où une prostituée l’affecte au nettoyage après avoir découvert son sexe véritable. Un projet d’évasion des esclaves noirs détenus dans une grande cage au milieu de la ville conduit à la condamnation à mort de 9 d’entre eux, mais la cohorte de John Brown interrompt la pendaison avant de mettre la ville à feu et à sang.

Après ce carnage, un crochet par New-York où John Brown accompagné d’Oignon rencontre le célèbre orateur Frederik Douglass (2). L’homme est un beau parleur, mais il rechigne à l’action. Vient ensuite le Canada où un ancien garibaldien, Hugh Forbes (3), s’empresse de disparaître avec leurs économies. Brown tient tout de même un meeting dans l’église baptiste de Chatham, ce qui lui permet de recruter quelques volontaires grâce à l’intervention d’Harriet Tubman (4), dites « la générale », vénérée par les anciens esclaves et les abolitionnistes.
La prochaine étape sera la dernière, la cible est un arsenal fédéral à Harpers Ferry, en Virginie, dont l’attaque vire au désastre. Les esclaves noirs ne se révoltent pas et ne lui viennent pas en renfort comme la logique le voudrait. Au terme d’un combat héroïque, John Brown sera blessé, capturé puis pendu.

Dans un article rédigé le 2 décembre 1859 de son exil à Guernesey et publié dans La Presse le 8 décembre, Victor Hugo prédit : « Au point de vue politique, le meurtre de Brown serait une faute irréparable. Il ferait à l’Union une fissure lente qui finirait par la disloquer. Il serait possible que le supplice de Brown consolidât l’esclavage en Virginie, mais il est certain qu’il ébranlerait la démocratie américaine ». Un an et demi plus tard éclatait la Guerre de Sécession et John Brown devenait l’un des symboles de l’Union. L’article se conclut par ces mots : « Oui, que l’Amérique le sache et y songe, il y a quelque chose de plus effrayant que Caïn tuant Abel, c’est Washington tuant Spartacus ». Hugo a-t-il choisi la date anniversaire du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte pour défendre un homme qui combattait l’esclavage ? On ne le sait pas. Mai si, malheureusement, l’article arriva trop tard puisque James Brown fut pendu le jour de sa publication, sa prémonition sur les conséquences de l’exécution se révéla d’une stupéfiante justesse : la guerre de Sécession débuta un an et demi plus tard, en avril 1861.

Entièrement vu par les yeux du jeune Oignon, le garçon noir qui se fait passer pour une fille, The Good Lord Bird évite le piège du mélodrame, tout en contenant des éléments mélodramatiques, comme celui de la comédie ou de la tragédie tout en suscitant alternativement nos sourires et nos larmes. Le récit picaresque a cette agilité. The Good Lord Bird échappe également à l’esthétisme de The Underground Railroad qui vise un public affranchi – si je puis me permettre – tout autant qu’au conformisme de The Book of Negroes où rien ne surprend ni ne dérange.
À l’exception d’Oignon, tous les principaux personnages du feuilleton ont une réalité historique, qui s’agisse de John Brown, Frederik Douglas, Hugh Forbes, Harriet Tubman ou de la famille de Brown. Ce n’est pas nécessairement le cas de leurs propos ou de leurs actes, pour l’essentiel condensés en quelques traits inventés mais qui résument efficacement le personnage. Oignon, lui, n’est qu’une façon de raconter l’histoire, un narrateur interne au récit, un témoin à la meilleure place. L’intelligence du scénario tient tout entière dans cette façon d’inventer des situations ou même un personnage comme Oignon afin de condenser le propos en rapides esquisses. Mais si les autres personnages restent ce qu’ils sont, John Brown, qui apparaît au début comme un fou de Dieu, s’adoucit au fil des épisodes et son apparente intolérance se métamorphose en une profonde empathie pour autrui, quel qu’il soit, garçon ou fille, blanc ou noir.
La transformation a lieu à Chatham, lorsqu’Oignon a fermement expliqué à Brown l’abolitionniste que celui-ci ne lui avait pas demandé son avis avant de l’embarquer dans ses aventures et que lui, Oignon, n’était donc guère plus libre qu’au temps où il était esclave auprès d’un maître plutôt de bonne composition. Brown, touché, s’était levé et était parti de son côté sans épiloguer. Quelques minutes plus tard pourtant, Oignon se retrouvait dans l’église où Brown tenait son meeting et, pour la première fois, il en comprenait intimement le discours. Dès lors il décidait de poursuivre sa route à ses côtés, mais désormais, de sa propre volonté. La métamorphose concerne à la fois Oignon et John Brown. Elle ne rendra pas ce dernier moins fou lorsqu’il s’agira d’affronter l’armée américaine en un combat suicidaire – il ne se bat plus pour le temps présent mais pour l’histoire et l’histoire lui donnera raison – . Mais elle lui conférera, dans ses derniers instants, une profondeur d’âme digne d’un saint. La dernière rencontre entre Oignon et Brown dans la cellule où le premier attend son exécution, aussi improbable soit-elle, donne la vérité de l’homme.
Rendre aux humains leur part d’humanité dans le flux de la banalité comme au cœur de leur folie, dans leur constant ridicule comme dans leur éclats de grâce est l’indice d’un très grand talent de scénariste et de réalisateur. Chaplin le faisait très bien. Ethan Hawke, aussi.
Saint John Brown, martyr.

Notes : 1 – Saul Bass, graphiste américain qui révolutionna l’art du générique et de l’affiche de cinéma au travers de ses collaborations avce Alfred Hitchcock, Otto Prminger ou Martin Scorcese pour ne citer qu’eux. 2 – Frederik Douglass (1818-1895), abolitionniste né esclave d’une mère noire et d’un père blanc inconnu, dans le Maryland. Fuite à New York (1838), orateur brillant au service de l’American Anti-Slavery Society, éditeur, conseiller d’Abraham Lincoln pendant la guerre, U.S. Marshal du district de Columbia (1877), puis ambassadeur américain à Haïti (1889/1891). source : Cinéma et Histoire/Histoire et Cinéma 3 _ Hugh Forbes, mercenaire anglais, s’engagea dans les troupes de Garibaldi puis s’expatria aux USA après la défaite. Il devait servir de conseiller militaire aux troupes de Brown mais celles-ci étant inexistantes, il leur laissa son manuel militaire. Forbes se retourna ensuite contre Brown, l’accabla de menaces et fit courir les pires bruits sur lui. Il repartit en 1859 se battre aux côtrés de Garibaldi en Sicile. source : Hugh Forbes, Soldier of Fortune, Annales de l’Iowa. 4 – Harriet Ross Tubman (1821-1913) ancienne esclave dont la tête est mise à prix pour 40’000 $, appelée la « Moïse » des Noirs, dirigeante de l’ « Underground Railroad » qui, entre 1850-60, transfère clandestinement plus de 300 esclaves fugitifs au Canada. source : Cinéma et histoire/Histoire et Cinéma.
The Good Lord Bird est un feuilleton en 7 épisodes adapté par Ethan Hawke et Mark Richard du roman du même nom de James McBride et diffusé en 2020 sur Showtime (Canal+ en France). Il est interprété notamment par : Joshua Caleb Johnson, Ethan Hawke, Daveed Diggs, Jack Alcott, Ellar Coltrane, Beau Knapp, Bean Point-du-jour…