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A l’heure où le scandale du logiciel Pegasus nous prouve que chacun d’entre nous, du plus modeste au plus puissant peut être espionné sans la moindre protection possible, regarder une série comme Deutschland 86 et sa suite, Deutschland 89, offre un recul salutaire.

On se souvient de cette histoire de jeune espion est-allemand introduit dans l’armée allemande de l’Ouest en 1983, en pleine crise des missiles Pershing. Elle faisait partie d’un quatuor de séries allemandes du mitan des années 2010, surprenantes d’humour, de puissance dramatique, de finesse et de lucidité historique : Ku’Damm 56 (2016) qui se déroulait à Berlin en 1956 comme son titre l’indique, Unsere Mütter, unsere Väter (Generation War, 2013) qui suivait une même génération de l’avant jusqu’à l’après-guerre, Babylon Berlin (2017) qui narrait en trois saisons les aventures d’un policier dans le Berlin de la République de Weimar et enfin, la plus moderne puisqu’elle abordait les années 1980, Deutschland 83 (2015). Cette dernière mettait en scène le réseau d’espionnage est-allemand, mais en en donnant une image aux antipodes des grandes et énigmatiques figures de John Le Carré. Les choses se pratiquaient en famille. Il y avait d’un côté la famille de Martin, un jeune garde-frontière que l’on envoyait à l’Ouest sous le nom de Moritz Stamm, se faire passer pour un appelé du contingent et espionner au plus haut niveau de l’Armée Ouest-Allemande. Pour ce faire, il s’introduisait dans la famille d’un général en séduisant Yvonne, sa fille.

C’est à cette occasion que le fils caché d’un colonel des services secrets et d’une mère dissidente, le neveu d’une maîtresse espionne et fiancé d’Annett, la jolie stalinienne, découvrait de l’autre côté du mur les lecteurs de cassette, le mouvement pacifiste et l’explosion du Sida. Il réalisait surtout à quel point, enfermés dans leur paranoïa, les dirigeants des deux bords se précipitaient vers une guerre nucléaire dont ni les uns ni les autres ne voulaient.

La série s’est accrue de deux autres saisons, l’une censée se dérouler en 1986 et la dernière en 1989, c’est-à-dire à l’époque de la chute du Mur et la disparition de la RDA.

L’histoire reprend de l’autre côté de la planète, en Afrique du Sud alors que Leonora, la tante espionne, s’essaie au trafic d’armes avec le régime de l’Apartheid sous embargo. La RDA est dans une situation économique si catastrophique qu’il lui faut recourir à tous les expédients pour renflouer les caisses. Les Sud-Africains sont méfiants, les chefs à Berlin s’impatientent, Leonora aidée de son amante Rose, de l’ANC, monte un scénario pour convaincre tout ce beau monde et, pour cela, remet la main sur Martin, exilé en Angola du fait de la piteuse conclusion de sa première mission. Elle donne à Martin l’objectif de séduire la femme de l’attaché commercial Ouest-Allemand au Cap, Brigitte Winkelmann, qui n’attendait que cela

L’essentiel de la saison se déroule entre d’une part le HVA (1) où l’on réfléchit mollement aux solutions possibles pour financer la RDA et les péripéties des retours séparés de Martin, Leonora et Rose vers l’Allemagne, avec Brigitte, en réalité agente du BND (2), et le tout nouveau correspondant de la CIA à Berlin Est, Valdez, en embuscade.

Après avoir été laissé pour mort devant une raffinerie tenue par le MPLA (3) en Angola et un improbable passage par la Lybie où il découvre un marché d’armes au beau milieu du Sahara. Martin retrouve Berlin Ouest la veille de l’attentat de la boîte de nuit La Belle, c’est-à-dire en avril 1986. Ainsi va la vie de Martin qui frôle les évènements sans y intervenir plus que marginalement, comme un Ulysse moderne porté par le flux de l’histoire.

Parallèlement se développe un autre récit. Celui des victimes. Les essais médicaux de laboratoires ouest-allemands dans les hôpitaux de la RDA, pour rapporter gros n’en causent pas moins des morts qui révoltent Tina, une médecin, sœur d’un écrivain dissident réfugié à l’Ouest, ex-petit ami d’Annett. Mise à pied, elle décide de fuir la RDA avec mari et enfants. Ils se feront prendre et la descente aux enfers de Tina ne sera en partie compensée que par son échange avec Martin fictivement retenu par le BND. Par jalousie, Annett veille à ce que ses enfants lui soient arrachés.

Cette ligne narrative offre l’indispensable contrepoint tragique à des aventures rocambolesques que l’on ne peut prendre totalement au sérieux. Le ton général nous pousse en effet à sourire de personnages, en particulier les membres du comité spécial de la HVA, caricatures assez réussies de bureaucrates des pays de l’Est. Le ton est donné au travers de la simple comparaison entre l’apparatchik rondouillard et peureux dénommé Markus Fuchs (« Renard », à gauche ci-dessous) qui préside la HVA en lieu et place du réel Markus Wolf (« Loup », à droite), le grand félin qui dirigea l’espionnage est-allemand durant toute la guerre froide et auquel John Le Carré rendit hommage à sa façon.

Avec la Chute du Mur, que Martin Rauch aura accélérée grâce à un petit mensonge, le HVA explose littéralement. Le premier moment de panique passée, sa hiérarchie se transforme comme par magie en kleptocratie, rafle toutes les ressources disponibles, notamment la banque d’État, et veille à couler simultanément le projet formulé par quelques idéalistes de répartir entre chaque citoyen, à parts égales, l’ensemble des biens de la RDA avant cessation définitive des activités de l’État.

De rares éléments pourtant basculent dans le terrorisme, telle l’insubmersible Leonara et son copain de la Securitate roumaine (4), alliés de circonstance avec des émules de Baader (5) et complices distants de l’assassinat du patron de la Deutsche Bank, Alfred Herrhausen.

Martin Rauch, qui a toujours agi pour éviter les drames et a surtout compris le sens de l’histoire, prend en chasse sa tante. Avec l’aide de Nicole, une jeune institutrice idéaliste (et elle aussi amoureuse), il la poursuit jusqu’en Roumanie où elle comptait trouver refuge. C’est évidemment à Timisoara qu’il retrouve sa trace, il n’y a pas de hasard. L’émeute en cours brouille les cartes. Leur affrontement aura lieu plus tard, à Leipzig.

Comme je l’ai déjà signifié, s’il n’y avait le drame de Tina emprisonnée et celui de ses enfants promis à un autre couple, beaucoup de cette histoire relèverait de la bande dessinée d’aventures. On ne remarque pas tout de suite la lente mise en place de ce qui fera la densité de la dernière saison et lui donnera toute sa puissance dramatique. Le basculement vers la tragi-comédie, au meilleur sens du terme.

Contenus jusqu’alors et ne perçant que par de minces failles, les sentiments et motivations profondes des personnages finissent par s’imposer. Les jeux d’ombre et de lumière propres aux histoires d’espionnage laissent place à l’intériorité des protagonistes. Il arrive un temps où, las de leurs guerres, les combattants abandonnent leurs armures.

Viennent donc les retrouvailles de chacun avec chacun. Certes, le talon d’Achille de Martin, Max, le fils qu’il a eu avec Annett, le rend vulnérable à tous les chantages et ses adversaires savent comment s’y prendre, à commencer par l’implacable Annett. Max devra s’en séparer pour le protéger. Les retrouvailles avec Walter, son présumé père, aussi rugueuses soient-elles, marquent le début d’une lente réconciliation qui, à l’initiative de Walter, scellent peu à peu une pudique, mais réelle affection. Il y a des pères comme celui-là, qui s’épanchent peu.

Brigitte Winckelmann, l’agente du BND qui sauve bien des fois Martin, en est si profondément amoureuse qu’elle n’hésite pas à se sacrifier ou à mettre en péril sa carrière à plusieurs reprises pour un garçon qui, il faut l’avouer, n’hésite pas à se jouer d’elle.

Seules Annett et Leonora connaissent une fin véritablement tragique. De tous les personnages, amis ou ennemis, ce sont les deux inflexibles, les seules à prétendre à une pureté idéologique et à mettre en conformité leurs actes et leur idéal. Les autres ont fait des compromis, ils ont renseigné l’adversaire quand nécessaire, ils ont arrondi les angles, gâché des missions mais évité la casse.

Quant à Valdez, qui s’est servi de ses fonctions pour assouvir une jalousie amoureuse et à l’officier qui a persécuté Tina en prison, personne ne versera une larme sur leur sort.

L’affrontement final entre Martin et sa tante, Leonora après que celle-ci a manqué d’assassiner Helmut Kohl, marque la séparation nette et définitive entre ceux qui ne peuvent tuer froidement et ceux pour lesquels la mort est une partenaire de jeu. Pulsion de mort contre pulsion de vie.

Et puis, enfin, au travers des circonstances les plus improbables pointe une forme de vérité. Les deux derniers épisodes de Deutschland 89 sont un exercice de dépouillement des protagonistes. Martin se révèle totalement sincère lorsqu’il s’alarme de la perte de la solidarité collective dans la société capitaliste que va devenir l’ex-RDA. Cela ne l’empêche pas de prendre conscience qu’on ne peut empêcher une population de choisir son régime politique. Pour sa part, Brigitte offre au Martin qu’elle aime la possibilité d’une nouvelle vie avec une autre femme, puisque c’est son désir, et c’est un peu la même histoire que celle de Martin, transposée du plan politique au plan sentimental. Brigitte Winckelmann y gagne une incontestable noblesse.

Nicole, la généreuse institutrice, panique soudain, elle qui critiquait violemment le régime communiste, lorsqu’elle réalise qu’elle n’est pas prête à une autre vie et que jusque-là, ce n’étaient que des mots. Walter, lui, rachète ses manquements de père en devenant le meilleur grand-père qui soit.

Habile, le destin débarrasse les personnages de leurs masques et leur rend leur liberté, plus humains qu’ils ne l’ont jusqu’alors été.

Mais ce n’est pas tout. Les dernières minutes nous transfèrent brutalement du mur de Berlin écroulé au mur flambant neuf de Trump à la frontière mexicaine, dénonciation ferme et sans équivoque de tous les murs qui hérissent la planète. S’il restait un doute sur les intentions politiques de Deutschland 83, 86 et 89, le voilà levé.

Qu’on se garde donc de prendre Deutschland 83, 86, 89 pour une série anodine, légèrement anti-communiste. Elle sert à chacun sa part et fouille les motivations humaines bien plus profondément qu’on imaginerait de prime abord tout en maintenant une façade de comédie. Cela s’appelle faire preuve de pudeur.

Notes : 1 – Le HVA (Hauptverwaltung Aufklärung ) service de renseignement extérieur du ministère de la sécurité d’État (Stasi) de la RDA. 2- Les services secrets ouest-allemands. 3 – Mouvement Populaire de Libération de l’Angola, mouvement armé qui lutta pour l’indépendance de l’Angola, contre le colonisateur portugais et dirigea le pays malgré la guerre civile déclenchée par l’UNITA soutenue par les USA, le Zaïre et l’Afrique du Sud. 4 – Officiellement Departamentul Securității Statului, Département de Sécurité de l’Etat roumain pendant la période communiste. 5- Andreas Baader, le plus célèbre membre, avec Ulrike Meinhoff, de la Fraction Armée Rouge (Rote Armee Fraktion), groupe terroriste allemand, qui opéra entre 1968 et 1972 et commis de nombreux attentats à la bombe ou des assassinats ciblés contre les forces américaines, le patronat et les institutions allemandes. D’autres générations perpétuèrent les activités du groupe jusqu’en 1998.

Deutschland 83, 86 et 89 est un feuilleton en trois saisons de respectivement 8, 10 et 8 épisodes créé par Anna Winger et Jörg Winger et diffusé sur RTL puis sur Amazon Prime en 2015, 2018 et 2020. Il est interprété notamment par Jonas Nay, Maria Schrader, Sylvester Groth, Sonja Gerhardt, Carina Wiese, Alexander Beyer, Florence Kasumba, Lavinia Wilson, Ludwig Trepte, Fritzi Haberlandt, Uwe Preuss,…

2 réflexions sur “Deutschland 86 & 89

  1. Pingback: Bez vědomí (The Sleepers) | les carnets de la télévision

  2. Pingback: Deutschland 83, 86 et 89, Anna Winger et Jörg Winger – Pamolico – critiques romans, cinéma, séries

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