Deux comédies disponibles ces mois-ci en France nous permettent de retrouver une pratique dont j’avais autrefois défendu les vertus : la comparaison.
Pas de raisonnement sans comparaison, pas de science sans comparaison. Je crois même m’être référé à Godard et ses conférences canadiennes sur le cinéma pour justifier cette démarche. À cette époque, Godard regrettait de ne pouvoir projeter deux films en même temps afin de les comparer, ce qui était techniquement impossible. Cette idée simple trouva sa concrétisation quelques années plus tard, grâce à la télévision avec sa série Histoire(s) du Cinéma où la vidéo lui permit de confronter plusieurs plans ou séquences en même temps à l’écran. La disponibilité des séries permet de les regarder quasi-simultanément.
Schmigadoon
Avec un titre aussi transparent, Schmigadoon revendique honnêtement son inspiration : L’immortel Brigadoon de Vivente Minelli, et, plus généralement, les comédies musicales de l’âge d’or hollywoodien. Comme les Tommy et Jeff de Brigadoon, deux personnages du temps présent, Melissa et Josh, échouent au cours d’une randonnée en montagne dans un village enchanté qui n’apparaît que dans certaines circonstances. La différence entre les deux séries tient à ce que Brigadoon est un film musical et donc que les personnages dansent et chantent tout au long alors que dans Schmigadoon, c’est seulement le village dans lequel échouent Josh et Melissa qui est une comédie musicale du style années 50. Du moins est-ce ainsi que Melissa le comprend.
Avant de se retrouver prisonniers de Schmigadoon, les héros évoluent en effet dans un monde semblable au nôtre, c’est-à-dire sans ballets ni chansons à intervalles réguliers. Les épisodes de la vie antérieure de Melissa et Josh qui nous sont rapportés en flash-backs sont tout à fait réalistes et sans rapport avec le décor ostensiblement peint et réduit à la taille d’un simple plateau de studio qu’est celui du village.
Au contraire, dans Brigadoon, les décors que traversaient Tommy et Jeff pour chasser le coq de bruyère et le village enchanté qui, soudain, leur apparaissait sous les yeux participaient de la même continuité spatiale et nous donnaient l’illusion d’un authentique paysage des Highlands.

L’effet comique ne repose plus sur le décalage entre la modernité de personnages et l’archaïsme du contexte mais entre la modernité de Josh et Melissa et l’archaïsme d’un certain style de cinéma. Les deux héros de Schmigadoon résistent à l’implacable mécanique des chansons et des ballets, l’une, pourvue d’une vraie culture cinématographique, en composant avec, l’autre, indifférent au sujet, en refusant systématiquement de participer ou même d’écouter les chansons.
C’est ainsi que Brigadoon proposait d’abandonner la réalité pour vivre le rêve de l’amour, quand Schmigadoon, lui, contraint de choisir entre la vérité et l’illusion, entre le réel et le cinéma. Si, avec notre plein assentiment, Tommy décidait de rester définitivement à Brigadoon (1) pour l’amour de la belle Fionna, on ne souhaite en revanche à Josh et Melissa que de s’enfuir au plus vite de la prison cinématographique du village de Schmigadoon.
Mais voilà qu’un lutin vient leur expliquer que pour sortir du village, il faut vivre le grand amour, ce qui provisoirement n’est plus leur cas.

Tout cela vaut durant les trois premiers épisodes, c’est-à-dire la moitié de la saison de cette minisérie au cours de laquelle toute une galerie de personnages est exposée au fil de sketchs, ballets ou chansons. Introduit par un générique beaucoup trop statique pour la musique qui l’accompagne, le rythme du récit souffre des alternances trop fréquentes des scènes musicales et des scènes dialoguées. La découverte du cadre et du sujet passée, l’intérêt s’épuise mais il faut avoir la patience d’attendre le quatrième épisode pour que le récit s’épure et trouve un second niveau de discours, plus captivant qu’une simple reconstitution de comédie musicale à l’ancienne.
Melissa et Josh ayant rompu, le récit s’organise en effet sur deux lignes parallèles qui vont décrire les efforts de Josh pour séduire l’institutrice et quitter Schmigadoon après avoir supposément trouvé le grand amour et les aventures de Melissa qui, bien mieux intégrée à la vie du village, tombe amoureuse du médecin. N’épiloguons pas sur la symétrie sentimentalisme féminin/pragmatisme masculin…

Les désillusions des deux héros sont proportionnelles au hiatus intellectuels, moraux et politiques qui les séparent des villageois. Les sujets de discorde sont abordés les uns après les autres : l’homosexualité, la sexualité des personnes âgées, la procréation hors mariage, l’éducation sexuelle, les contraintes vestimentaires, la place de la religion, les ligues de morale, la démagogie populiste, l’hypocrisie des rapports sociaux, le patriarcat, etc. Et bien évidement les opinions de personnages du début du XXIème siècle entrent en collision avec celles de leurs hôtes, figés dans une fin XIXème d’opérette, et conduit à la dénonciation des deux étrangers, Josh et Melissa, comme porteurs d’un virus moral et idéologique fatal par la leader des « Femmes contre l’avenir », la ligue de vertu de Schmigadoon.

Il y a des scènes vraiment drôles dans cette série comme le cours sur la procréation donné en chanson par Melissa à un jeune couple sur fond de paysage de montagnes ou le coming-out du maire au beau milieu des funérailles de l’un de ses paroissiens mort d’épectase.

Mais le plus acide se cache parfois sous une apparente innocence, ainsi qu’avec ce jeune couple que je viens de citer car on ne peut imaginer un seul instant que la description des organes de reproduction et de leur usage soit seulement à l’usage des habitants d’un village du XIXème siècle. Le destinataire est le spectateur du XXIème siècle. Tout comme le destinataire de la campagne électorale scandaleusement démagogique de la leader des « femmes contre l’avenir » est moins l’électeur de Schmigadoon que l’électeur américain de l’ère Trump. « Les femmes contre l’avenir » est l’équivalent d’une secte évangéliste radicale comme il en sévit aujourd’hui aux USA.
L’harmonie de Schmigadoon est un trompe-l’œil. Sous les ballets et les chansons, sévissent la répression morale, l’hypocrisie et le mensonge. Le passé de l’Amérique mythifié par le cinéma d’Hollywood, et notamment au travers des comédies musicales de l’époque, était aussi et surtout celui de la corruption, d’une violence qui ne s’est jamais réellement atténuée, du fléau de la drogue, des injustices sociales les plus criantes et d’un rigide carcan politique. Relisons Hollywood Babylon, l’histoire du Dalhia Noir ou les dépositions devant la Commission McCarthy, si nécessaire.

C’est en cela que le village-comédie musicale Schmigadoon est le masque joyeux d’une société violente, hypocrite et corrompue, la série n’en fait pas mystère. Depuis rien n’a véritablement changé semble-t-elle sous-entendre. À juste titre.
Cela nous empêchera-t-il de revoir pour la douzième fois le merveilleux Brigadoon, ne serait-ce que pour l’agilité joyeuse de Gene Kelly et la grâce surnaturelle de Cyd Charisse ? Certainement pas.
Notes : 1 – Brigadoon et Schmigadoon écrits en italiques désignent la série ou le film, en caractères normaux, ils désignent les villages représentés dans le film ou la série. 2 – Brigadoon : Comédie musicale réalisée par Vicente Minnelli en 1954, musique de Frederick Loewe, chorégraphie de Gene Kelly et scénario d’ Alan Jay Lerner adapté par lui-même de sa comédie donnée à Broadway. Les acteurs principaux en étaient Cyd Charisse et Gene Kelly.
Good Omens
C’est avec jubilation que Neil Gaiman, l’auteur de Good Omens a accueilli la pétition signée par plus de 20.000 chrétiens américains « mobilisés par la campagne Return to Order, une émanation de la Fondation américaine pour une civilisation chrétienne (1) » exigeant le retrait de sa minisérie décrite comme « une autre étape pour faire apparaître le satanisme comme normal, léger et acceptable » qui « se moque de la sagesse de Dieu ». Dieu, se plaignent-ils, est « exprimé par une femme » – Frances McDormand – l’antéchrist est un « enfant normal » et, plus important encore, « ce type de vidéo se moque de la vérité, de l’erreur, du bien et du mal, et détruit les barrières de l’horreur que la société a encore pour le diable ». Ils demandent à Netflix d’annuler l’émission.(1)«

Les pétitionnaires ayant aggravé leur cas en adressant leur texte à Netflix au lieu d’Amazon Prime Video, le bon diffuseur, la jubilation s’est transformée en éclat de rire : « J’adore qu’ils écrivent à Netflix pour essayer d’annuler #GoodOmens. Tout est dit, vraiment. C’est si beau… Promettez-moi que vous ne leur direz rien ? » (1) écrivit à l’époque Neil Gaiman sur Twitter.
Son bonheur aurait été complet si tout le projet n’avait été assombri par le deuil de Terry Pratchett, co-auteur du roman, qui décéda en 2015. Ce n’est qu’à la réception d’une lettre posthume de son ami que Neil Gaiman accepta d’assumer l’adaptation télévisée de leur œuvre commune.
Sous la forme d’un conte quelque peu tarabiscoté, le récit narre les aventures de l’ange Aziraphale et du démon Rampa en mission parmi les humains au moment où l’Antéchrist naît sur terre. Ils doivent d’abord retrouver le bébé qui a été interverti avec un autre et placé par erreur dans la famille de l’ambassadeur des USA au Royaume-Uni. Désormais il s’appelle donc Adam Young.

Avec l’arrivée de l’Antéchrist, le Ciel comme l’Enfer se préparent à l’Armageddon, le combat final qui verra la destruction de l’humanité. Mais nos deux héros, qui ne sont adversaires que d’apparence, sont loin de vouloir précipiter l’échéance.
Le livre de présages d’une certaine Agnès Nutter (2), sorcière brûlée par l’Inquisition, que détient sa descendante, faciliterait le travail de nos deux émissaires. Un récit parallèle touchant la sorcellerie progresse donc parallèlement au premier concernant l’univers des sorcières, des médiums et des chasseurs de sorcières.

Mais il est déjà trop tard, les premiers signes se manifestent chez l’Antéchrist maintenant âgé de 11 ans, l’archange Gabriel tout comme son alter ego Belzébuth sont pressés d’en découdre une bonne fois pour toutes, les quatre cavaliers de l’Apocalypse sont lâchés…

Sujet mis à part, la forme ressemble tout à fait à celle de l’émission de Noël de la télévision suédoise, Jul Kalender (3), savant dosage de réalisme et d’imaginaire avec ses héros et ses méchants sans ambiguïté, son recours à des figures légendaires, ses secrets à découvrir et les multiples rebondissements de cette quête, une certaine liberté de ton vis-à-vis des grandes traditions et une nette intrusion de la réalité sociale moderne. Le fait que Dieu, ou du moins sa voix, soit interprété par une femme, tout comme l’Archange Saint Michel ou même Belzébuth, qu’interviennent les extra-terrestres ou que l’un des cavaliers de l’Apocalypse incarne la Pollution, en lieu et place de l’Antéchrist puisque celui-ci apparaît autrement, traduit cette modernité.
Parfois, la série prend des détours un peu compliqués comme avec un retour au XVIIᵉ siècle et à l’arrestation d’Agnès Nutter par l’Inquisition anglaise, ou la longue traversée de l’histoire humaine depuis Adam et Eve par les deux compères surnaturels ou la fin, un peu tortueuse, avec son déroutant flash-forward (4).

Pour goûter ce feuilleton, il faut un peu connaître la Bible, référence d’un récit qui s’en amuse constamment, sans méchanceté, mais en la considérant pour ce qu’elle est : une mythologie. C’est vraisemblablement la raison pour laquelle quelques milliers de chrétiens américains radicalisés ont réagi, choqués de voir que ce qu’ils prennent pour la réalité brute gravée dans le marbre du temps soit présenté comme un réseau de symboles, donc un système de pensée malléable.

Les situations et les dialogues ont drôles, intelligents, à la limite de l’absurde, toujours dans la retenue, sans jamais une once de vulgarité ou même de gesticulation. Bref, telles que l’on aime les comédies britanniques. Et puis, sans prévenir, comme la conclusion logique et inévitable de toute cette histoire où l’on vient d’échapper à l’Apocalypse à quelques secondes près, ce bref dialogue entre les deux êtres surnaturels trop humains pour être encore surnaturels (et qui viennent d’échapper chacun de leur côté à une exécution pour trahison) :
Rampa – Ils nous laisseront tranquilles un moment… Les deux camps vont se servir de ça comme pause avant le « Big One ».
Aziraphale – Ce n’était pas ça [l’Apocalypse] le « Big One » ?
Rampa – Non, pour moi, le véritable « Big One », c’est nous tous contre eux tous.
Aziraphale – Quoi ? Le Ciel et l’Enfer contre l’Humanité ?
Rampa – Oui. On doit quitter le Jardin.

N’est-ce pas là où nous en sommes ?
1 – Des milliers de personnes demandent à Netflix d’annuler les Bons Présages d’Amazon Prime, par Alison Flood, The Guardian, 20 juin 2019 2- Nutter = Cinglée 3 – On m’excusera cette référence un peu inaccessible. 4- Séquence montrant des éléments ultérieurs à l’instant où nous en sommes.

&
J’avais écrit Schmigadoon & Good Omens. Il reste donc à traiter du « &« , en commençant tout naturellement par leur point commun : la comédie.
Si l’effet comique naît souvent d’un décalage vis-à-vis d’une référence première – la comédie musicale des années 50 dans l’un, la Bible dans l’autre – les deux productions ne relèvent évidemment pas du même registre. 70 ans de distance d’un côté, plusieurs millénaires de l’autre, la contribution des auteurs comme celle du spectateur ne sont en rien comparable. Il y a évidemment un peu plus d’effort à fournir quand on s’attaque à la Bible qu’à une comédie musicale, mais ce qui distingue ces productions pourrait se décrire plus précisément en usant de deux termes géographiques : l’enclos et le champ libre. Enclos de la narration et du propos de Shmigadoon tout entiers dépendants d’une référence américaine précise, assez récente pour n’être pas totalement oubliée et qui permet au spectateur de se situer et de reconnaître des comportements. Pour lier tout cela, faire que le court-circuit temporel ne s’interrompe pas, pour souder trois générations, pour assurer la suture entre danse et dialogues, quoi de plus efficace que le burlesque ? Les deux acteurs principaux, qui font également profession d’humoristes, assument parfaitement cette dimension du jeu qui laisse une grande place à l’agilité des corps et une expressivité sans ambiguïté.

Good Omens, lui, fait le choix du conte adapté d’une mythologie universellement connue, la Bible. La Bible comme champ libre aux ressources inépuisables. Chacun fait son profit de ce qu’il parviendra à saisir des innombrables clins d’oeils, citations, allusions, plaisanteries, collisions, interférences… qui composent cet exubérant collage historico-métaphysique. On pourrait s’imaginer chinant dans une brocante d’histoires et de personnages, hésitant devant l’un, ratant une autre faute d’attention avant de se rabattre sur un dernier avec la satisfaction d’une bonne affaire. Ou peut-être plus simplement devant une pile de magazines, une paire de ciseaux à la main, un tube de colle devant soit et un grand collage à ses pieds, que l’on n’achèvera sans doute jamais.
Ceci pour dire que devant Good Omens, s’éprouve la rare sensation de composer soi-même le récit en puisant plus ou moins inconsciemment dans un corpus (presque) infini, corpus qui n’est après tout rien d’autre que notre propre culture religieuse. Rien d’étonnant à ce qu’en soit né un vaste réseau fandom (1) avec ses fanfictions, fangame ou simples fanclubs, c’est-à-dire une extension de l’histoire par ses propres spectateurs sous forme de narrations dérivées, de débats ou, par exemple, de jeux inspirés du récit. Comme pour des séries aussi populaires que Doctor Who ou Game of Throne.
Note : 1 – Réseau de fan, sur internet essentiellement.

PS : Le duo Martin Scheen et David Tennant s’est astucieusement manifesté un an plus tard avec Staged une série de Simon Evans où celui-ci joue le rôle d’un metteur en scène qui fait répéter – ou plutôt cherche désespérément à faire répéter – ses acteurs sur Zoom pour ne pas perdre de temps pendant le confinement. Les incessantes chamailleries des deux acteurs, le split-screen de Zoom qui permet de voir les deux personnages en même temps dans leur univers domestique et la participation de leurs véritables femmes, elles-mêmes actrices, amène vite le spectateur ne plus savoir où commence la fiction et où se termine la réalité et finalement à croire en un véritable direct. Et tout cela porté par l’immense plaisir de jouer la comédie que ces deux grands acteurs savent nous transmettre.
Good Omens est un mini-feuilleton de Neil Gaiman adaptée de son roman Good Omens : The Nice and Accurate Prophecies of Agnes Nutter, Witch. Produite par la BBC et diffusée sur Amazon Prime Vidéo en 2019. Elle est interprétée notamment par : Michael Sheen, David Tennant, John Hamm, Frances McDormand, Adria Arjona, Miranda Richardson, Michael McKean, Jack Whitehall, Sam Taylor Buck …
Schmigadoon est un mini-feuilleton américain créé par Cinco Paul, également auteur des chansons, et Ken Daurio et diffusé sur Apple TV en juillet 2021. Il est interprété notamment par : Cecily Strong, Keegan-Michael Key, Alan Cumming, Fred Armisen, Kristin Chenoweth, …