Toujours cette même question : à quoi sert-il de refaire ce qui a déjà été fait à de nombreuses reprises si on n’y apporte un regard neuf, un propos différent ou une esthétique renouvelée ? Les genres – ici il s’agit d’espionnage – s’épuisent en redites et finissent par disparaître faute de sang neuf. La veine épuisée, on entre dans la citation, la redite, le cliché, ces friandises du postmodernisme.

Certains soutiennent, sans doute avec raison, que l’adaptation cinématographique du roman de John Le Carré, La Taupe (1), par Thomas Alfredson aurait relancé au sein de la télévision « de qualité » (2) le goût pour les histoires d’espionnage à l’ancienne. Effectivement, on se souvient sans trop d’effort des excellents The Americans, The Hour, Deutschland (83, 86 et 89) ou encore The Game, tous commentés dans Les Carnets de la Télévision, à l’exception du dernier. The Sleepers (Bez vědomí en tchèque) est un exemple parfait de ces feuilletons d’espionnage à l’ancienne qui nous font revivre la Guerre Froide à distance confortable.

Il s’ouvre par un tableau virulent des méthodes de la police politique de la fin du régime communiste, comme il se doit dans les productions actuelles des ex-pays de l’Est. Nous sommes en 1989, dans un Prague parfaitement reconstitué puisqu’on n’y distingue aucun signe de ce qui a immédiatement et radicalement métamorphosé la ville lors du changement de régime, je veux parler de l’invasion de la publicité et des fast-foods, des cars de touristes allemands dans le vieux cimetière juif et de l’inlassable « Jeux interdits » à la guitare, sur le Pont Charles.
Nous sommes donc au temps où Prague était l’une des plus belles villes du monde. La grisaille et les teintes mornes de l’hiver sont toutefois de rigueur. Les paysages choisis dans la ville comme à l’extérieur, semblent n’avoir existé que pour servir de cadre à des histoires désenchantées.

Un couple d’exilés, devenus citoyens britanniques, revient au pays après 12 ans d’absence. L’homme, Viktor Skála, est professeur, dissident réputé, promis vraisemblablement à jouer un rôle dans la future Tchécoslovaquie. Sa femme, Marie, est une violoniste de talent qui souffrit dans sa jeunesse de l’opposition de son père au régime politique et a donc fait sa carrière à l’étranger. Au retour d’une soirée, ils sont violemment heurtés dans la rue par une voiture qui prend la fuite. Marie sort de son coma à l’hôpital. La police affirme qu’elle était seule et précise qu’elle a été retrouvée sur la chaussée devant un bar « louche », ce qui ne correspond pas à son souvenir. Victor, lui, a bel et bien disparu.

Le récit va donc être celui de la quête de Viktor et de la vérité sur un accident qui, compte-tenu des activités politiques du personnage et de l’agitation qui règne dans le pays, ne peut se réduire à un simple accident. Parallèlement aux recherches de Marie, la série suit l’enquête d’une petite section de la StB, la Sûreté d’État, dirigée par le colonel Vlach et composée de son sous-fifre, Jan Berg, et de la secrétaire Miluska, maîtresse de Berg. Ce contrepoint donne tout son intérêt à The Sleppers puisque l’on constate que les services secrets n’en savent pas plus que Marie, de même que les Russes avec lesquels ils sont en lien. Quant à Suzanne Clayton, la responsable de l’ambassade britannique que Marie contacte aussitôt libérée de l’hôpital, elle est pour le moins réticente à s’engager dans une histoire où, selon elle, la StB ne peut être qu’impliquée.

La Révolution de Velours est en cours et chacun sait, de part et d’autre, que le système communiste n’en a plus que pour quelques mois. Le kidnapping ou le meurtre d’un dissident à ce moment historique n’est de l’intérêt de personne. C’est pourquoi, l’incompréhension est totale du côté tchèque, du côté russe comme du côté britannique ou, bien évidemment, de celui de Marie. Cette dernière est suivie, bien évidemment, mais on la laisse aller à sa guise, pour voir où ses recherches et ses contacts la mènent. Seul Gerald Lloyd, un ami de Viktor et agent du MI6 (3) nommé à l’ambassade, semble prendre à cœur sa détresse et l’aide dans la mesure de ses moyens. Toutefois, ses relations avec sa collègue Suzanne Clayton, elle aussi du MI6, virent à la guerre interne.
Dans un climat politique aussi indécis que celui de 1989, le récit évolue avec subtilité en s’appuyant sur des personnages aux personnalités complexes, aussi insaisissables que les évènements. À l’exception de brutes qui font déjà figure de vestiges du passé, impossible de les classer dans un camp ou dans l’autre, de départager les héros des traîtres, les honnêtes des filous. Le passé est toujours là, à corrompre le présent, le futur tarde et alimente déjà un sentiment général de déliquescence. On continue à mentir, à inventer, à tromper l’autre parce que c’est ce que fait un espion, depuis toujours. Pourtant l’Histoire est en cours et quoi que l’on fasse, elle emporte les uns comme les autres dans son puissant courant, lent mais inéluctable.
Résignés, les fonctionnaires de la Sûreté tchèque de la génération de Vlach donnent l’impression de n’avoir jamais agi par conviction, mais simplement parce que c’était leur travail et la source de petites prérogatives. Ils appartiennent à un autre monde et vont disparaître avec leurs souvenirs et leurs secrets, usés par les années. Les nouveaux arrivants, quant à eux, avancent avec prudence, conscients d’évoluer en terrain miné.

Le cadre, ces quelques mois où le destin d’un pays bifurque, est idéal pour développer un récit d’espionnage dans la grande tradition de la demi-teinte et des ombres ambiguës illustrée par Le Carré. La question de la loyauté, qui est le ferment de ce genre dont il fut le maître, s’insinue ici dans tous les échelons de la société, dans les recoins de chaque conscience. Il ne s’agit pas seulement d’un traître qui mettrait en péril la sécurité d’un pays, comme du temps des 5 de Cambridge (4), mais de tout un pays envers lequel chacun reconsidère son allégeance. À qui est-on fidèle, en premier lieu ? À sa famille ? À celui ou celle que l’on aime ? À son pays ? À soi-même ?
On est à peine surpris de découvrir le peu de convictions d’espions aguerris et, a contrario, le danger que représentent des agents émotionnellement ou politiquement trop impliqués dans le combat contre l’adversaire. Ce sont toujours ceux qui ont quelque chose à perdre qui perdent. À ce niveau, la naïveté ne pardonne pas.

Mais la narration elle-même nous file entre les doigts. On comprend au fur et à mesure que son objet n’est que le fruit de la paranoïa des deux camps. Y a-t-il quelque chose de tangible, un ou plusieurs faits minuscules, des indices, des intuitions, des doutes qui mettraient sur la piste d’une véritable opération d’espionnage ou de manipulation ? On ne sait pas, personne ne le sait. Dans son bureau du MI6, un haut responsable raconte à Suzanne qu’après-guerre, les Russes avaient kidnappé un de ses hommes, l’avaient tabassé pour savoir où se trouvait un autre espion, puis ils l’avaient relâché. Cet autre espion, ils ne le recherchaient pas puisqu’ils le détenaient déjà dans une cave de la Loubianka (5). Les services britanniques étaient tombés dans le panneau, mobilisant quantité d’énergie et de personnel pour retrouver leur camarade, en pure perte, pendant six mois.
Le Grand Jeu : n’est-ce pas ainsi que l’on surnommait l’affrontement souterrain entre l’Est et l’Ouest durant la Guerre Froide (6) ? Or le Jeu est plus fort que les joueurs, plus fort que leur loyauté envers ceux qu’ils chérissent, plus fort que leurs convictions idéologiques ou patriotiques. Le Jeu finit par les vider de leur substance. Le Jeu est une machine anthropophage.

Il faut suivre de près les dialogues pour apprécier le talent des auteurs. Il n’est pas une réplique, même la plus innocente, qui ne participe à l’économie générale du récit. Il arrive par exemple qu’une analyse fausse de la situation naisse d’une intuition qui trouvera sa pertinence longtemps après, ou au contraire, qu’une vision lucide s’effondre en raison d’un simple détail négligé qui, lui aussi pèsera de tout son poids le moment venu. Cet art du dialogue fait du feuilleton une machine dont tous les rouages jouent un rôle égal en rapport au dénouement. En y repensant après coup, on comprend qu’à l’exception de Marie, qui déroule son fil dans les méandres du dédale, aucun personnage ne se distingue des autres par l’importance particulière qu’il tient dans la résolution. On pourrait sans doute parler d’un récit choral structuré non pas autour d’un élément fédérateur, comme d’ordinaire, mais d’une absence, d’un trou.

Une très grosse réserve tout de même, après tous ces compliments. Pour dénouer une histoire si méticuleusement calculée, il aurait fallu du temps. La série y consacre seulement les 20 dernières minutes de son sixième et dernier épisode, avec les aveux spontanés de l’un des personnages ! Voilà qu’on nous raconte par le menu tout ce que nous ne pouvions savoir, preuves à l’appui ! Le procédé est désastreux, mais semble se banaliser en ces temps de réduction drastique de la durée des saisons. Il aurait fallu une heure de plus. Les derniers plans, eux-mêmes, pêchent par manque par conviction. Comme si les acteurs n’y croyaient déjà plus et que le réalisateur était si pressé d’en finir qu’il nous épargnait les détails. Quand on a déjà sacrifié le rythme et la structure sériels, on en vient naturellement à bâcler les fins.
Notes : 1 – Tinker, Tailor, Soldier, Spy, publié en 1974. 2 – « Peak TV » en anglais, expression désignant un pseudo âge d’or de la télévision que nous traverserions depuis l’émergence de HBO, Netflix et des autres chaînes payantes américaines. 3 – Service de renseignement extérieur du Royaume-Uni. 4- Philby, Mclean, Burgess, Blunt et Cairncross, groupe de cinq espions britanniques issus de l’Université de Cambridge qui trahirent au profit de l’URSS dans les années 40 et 50, par conviction idéologique. 5-Siège de l’actuel FSB, autrefois de son prédécesseur le KGB. 6 – … après avoir désigné la rivalité entre Russes et Britanniques en Asie durant l’époque coloniale. L’expression se retrouve dans Kim, de Rudyard Kipling.
Bez vědomí (The Sleepers) est un feuilleton tchèque créé par Ivan Zachariáš et Ondřej Gabriel et produit par HBO Europe en 2019. Il est interprété notamment par :Tatiana Pauhofová, Martin Mysicka, Jan Vlasák, Lenka Vlasáková, Hattie Morahan, Martin Hofmann, David Nykl, Brigita Cmuntová…
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