Chronos et la Guerre froide
Quand j’étais petit, la télévision donnait l’heure. C’était même ce qu’elle faisait principalement. Les programmes ne couvraient pas toute la journée et, entre la mire et la première émission, il y avait une pendule. On savait qu’il n’y avait plus beaucoup à attendre, mais un peu tout de même. Cette pendule est l’une des plus belles choses que la télévision ait produit. C’était une jolie pendule d’allure très moderne. Par elle, la télévision nous disait une chose : Je ne suis que du temps.
La BBC a produit deux saisons d’une série intitulée The Hour. Peut-être en produira-t-elle une troisième, une pétition de téléspectateurs est en cours. C’est l’histoire d’une émission d’information qui dure une heure, du genre 5 colonnes à la Une. Donnerait-on pour titre à un livre 240 pages ou à un film 1 heures 45 minutes ? Non. Il n’y a que la télévision a s’afficher pour ce qu’elle est.
Aussitôt qu’a été diffusée The Hour, il s’en est trouvés pour clamer qu’il ne fallait pas confondre avec Mad Men. Qu’en dépit de la minutieuse reconstitution d’une époque, de la quantité d’alcool ingérée et de cigarettes fumées à l’écran, rien de cette série britannique n’avait à voir avec son aînée américaine. Soit, mais qui s’en soucie ?
Moi. Et pour affirmer le contraire. Tout comme MI5/Spooks avait été la magistrale réponse britannique à 24, The Hour est une digne réponse à Madmen.
En deux mots, The Hour raconte la création, la naissance d’une émission de télévision d’information, diffusée la BBC en 1958. Le générique est digne d’un élève de Saul Bass, les décors, les costumes, les accessoires, tout est parfaitement exact jusqu’au transfert de la production de l’Alexandra Palace des origines aux nouveaux studios de Line Grove. Parallèlement, un des journalistes de l’émission enquête sur le meurtre d’une amie et peu à peu remonte vers la taupe infiltrée par les soviétiques à la BBC.
A l’inverse de la collusion entre milieux politiques et journalistiques exposée par Borgen, The Hour est un éloge pro-domo de l’indépendance de la BBC. Cette bonne vieille tradition britannique de la liberté d’expression, qui doit remonter à la Grande Charte, est revendiquée par tout le personnel, journalistes, techniciens et secrétaires compris. Le pouvoir politique ne finit par desserrer son étreinte que contraint et forcé.
L’histoire parallèle du meurtre, l’irruption du MI5 et la découverte finale de la taupe soviétique ne sont pas un apport artificiel à ce qui aurait pu virer au panégyrique de la BBC. Il n’est pas indifférent que les deux héros, Freddie Lyon et et sa productrice, Bel Rowley, se surnomment entre eux Moneypenny et James. Nous sommes en pleine crise de Suez, dans la Grande-Bretagne de l’époque de la Guerre froide, régulièrement secouée par de considérables affaires d’espionnage. George Blake, taupe de belle envergure, a été démasqué en 59, le Groupe de Cambridge s’est effiloché entre 51 avec la fuite de Guy Burgess et Donald MacLean et 63 avec celle Kim Philby, tandis qu’Anthony Blunt, démasqué lui-aussi en 63, bénéficiait de la clémence du MI5. John Cairncross, dernier membre du groupe, soupçonné dès 51, n’a été dénoncé qu’en 1990. Victor Rothschild a été soupçonné, mais jamais confondu… Tout cela a été romancé par Graham Greene ou John Le Carré et décliné au cinéma. Sans même compter l’ami James Bond, tout un genre cinématographique a illustré cette geste, de L’Espion qui venait du froid à La maison Russie en passant par l’excellent La taupe, ou par le subtil Our Country, qui dépeint ce mélange de révolte politique, d’alcoolisme et d’homosexualité qui fût, pour la progéniture de la gentry, le berceau d’une génération de traîtres magnifiques.
En cela The Hour répond à Mad Men que pendant que les américains plongeaient avec insouciance dans le boum économique de l’après-guerre, les britanniques, eux, restaient à prendre des coups sur la ligne de front
La télévision, meilleure arme de la démocratie
La deuxième saison de The Hour délaisse l’espionnage pour le complot politique. L’explosion de la criminalité, la déshérence des quartiers populaires font irruption dans l’actualité. Tandis que les politiciens préparent une réunion de l’OTAN, la criminalité explose à White Chapel. White Chapel ? Le spectre de Jack l’Eventreur rôde… Quelle différence entre ces quartiers miséreux de la fin du XIXème, peuplés de marins, de prostituées et d’équarrisseurs et les mêmes quartiers, moins d’un siècle plus tard, peuplés d’immigrants et de petits voyous ? Ce sont les mêmes ghettos. A nouveau, la BBC doit résister aux politiciens qui préfèreraient que l’on parle d’autre chose et, encore une fois, Freddie Lyon va enfreindre les consignes. Plutôt que de lui casser la figure, il offre au jeune raciste qui a agressé sa femme française la possibilité de déverser sa rancoeur en direct à la télévision. Le discours xénophobe s’effondre de lui-même sans qu’il y ait besoin de trop argumenter. La BBC, arme et rempart de la démocratie, a de nouveau remporté la partie.
Bande dessinée ?
En dépit de la méticulosité des reconstitutions, The Hour n’a rien d’une série réaliste. On a plutôt une impression de bande-dessinée, avec des décors et des personnages immuables, traités en aplats cernés d’un trait net. Quelque chose comme Blake et Mortimer, le fantastique en moins. La ligne claire, en somme.
Les personnages sont bel et bien des héros de bande dessinée : Freddie Lyon, sorte de Tintin adulte, reporter indocile, son amie la productrice Bel Rowley, jeune femme émancipée aux prises avec un monde d’hommes, Lix Storm, journaliste expérimentée et femme désabusée, Hector Madden, bellâtre d’une rare lâcheté, Marnie Madden épouse trompée drapée dans sa dignité,… Leurs noms, eux-mêmes, sont des noms de bande dessinée : Storm, ‟ orage ˮ, Lyon, ‟ lion ˮ, Madden, ‟ exaspérer (exaspérant?) ˮ, la demi-mondaine Kiki Delaine, ‟ pure laine ˮ, le fasciste Pike, ‟ brochet ˮ… Et comme dans une bande-dessinée, chacun s’en tiendra à ses quelques traits de caractère tout au long de la série. Ce ne sont pas ces personnages qui méritent d’être fouillés. La véritable héroïne, c’est la télévision. Et sur ce plan, on découvre assez bien ce qu’elle était et ce qu’elle aspirait de devenir. C’était l’époque des reportages filmés, le matériel vidéo portable n’existait pas encore, des studios surchauffés par l’éclairage, mais c’est surtout l’époque de la télévision d’Etat, peinant à se libérer de l’emprise politique. L’apparition de la chaîne privée ITV, en deuxième saison, accentue le contraste. La BBC n’avait d’avenir qu’en se libérant de la tutelle étatique et en offrant un service public indépendant, de grande qualité. Ce qu’elle fera, au contraire de l’ORTF qui, démantelée puis partiellement privatisée, restera prisonnière à la fois de l’Audimat et de l’Etat.
Et les oreilles ?
Rarement on a l’occasion d’évoquer le son des séries. On remarque tout de suite celui de The Hour qui échappe à la pâte musicalisée à laquelle les séries américaines nous ont habitués, sans pour autant tomber dans la platitude pseudo-réaliste des séries françaises. Je ne parle pas seulement de l’excellente musique composée par Kevin Sargent, mais d’une fine distribution des sons qui accorde voix et gestes aux lieux avec une remarquable précision. Ce travail est sensible notamment lors des changements de lieux, par exemple lorsque des personnages passent d’une pièce à une autre. Leurs voix épousent le nouvel espace avec un naturel étonnant, rendant cet espace sensible, singularisé par ses matériaux et dimensions. Contrairement au scénario et même aux images qui, comme je le disais, tirent vers la stylisation, le son a choisi la subtilité. The Hour y gagne une singulière profondeur.
The Hour, un feuilleton de Abi Morgan, interprété notamment par Ben Whishaw, Romola Garai, Dominic West, Oona Chaplin, Anton Lessler, Julian Rhind-Tutt et la très troublante Anna Chancelor… Musique de Kevin Sargent
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