À vouloir faire les choses trop bien, il arrive qu’on en perde la subtilité. C’est ce qui arrive à Quand revient le calme (Når Støvet Har Lagt Sig) (1), cette série danoise qui nous narre en 10 épisodes les jours qui précèdent un attentat, l’attentat puis les jours suivent au travers de 8 personnages ou groupes de personnages.
La diffusion en France de cette série peu avant le procès des terroristes du Bataclan (2) ne peut être le fruit du hasard. Le souvenir des 131 morts et 413 blessés de cette nuit d’horreur de 2015 est intact, chaque mot des survivants à la barre de la salle d’audience le ravive chaque jour douloureusement. La catharsis judiciaire est à ce prix. Qu’y peut la fiction ? Que doit la fiction ?

Exemple type du récit choral, Quand revient le calme dresse une sorte d’album du Danemark : Elisabeth, la ministre de la Justice, sa femme Stina et le père de celle-ci Holger qui vit en maison de retraite, Louise et Marie, une mère célibataire et sa petite fille, une famille de classe moyenne composée de Morten le plombier, sa femme Camilla, leur fils Albert en crise d’adolescence aigüe et leur fille Rose, Lisa une chanteuse suédoise avec mari et amant qui tombe enceinte du dernier, Ginger, une SDF qui se heurte à la bureaucratie des services sociaux pour obtenir un logement, Jamal un jeune immigré libanais et sa famille dominée par un grand frère en l’absence du père et enfin Nicolaj, le tout récent patron d’un restaurant. On a ainsi une vision rapide de (presque) toute l’échelle sociale urbaine danoise, de la haute sphère politique à la SDF qui fouille les poubelles pour dîner.

Le nœud géographique de Quand revient le calme est un restaurant. Nicolaj vient de le racheter d’une façon un peu brutale à son patron, englué dans des combines douteuses. Sur ce, il congédie tout le personnel à commencer par Louise et Albert, la première pour son manque de disponibilité en tant que mère célibataire, le second pour négligence. Un dîner d’essai est tenté pour tester l’idée d’un restaurant (le concept, dit-on de nos jours) dédié au porc.
Parallèlement Elisabeth mène sa bataille pour faire passer une loi assouplissant les conditions faites aux demandeurs d’asile. Jamal rate pour la énième fois son permis de conduire, mais reçoit quelques jours plus tard une citation à comparaître pour des infractions commises par son frère, chauffeur de taxi, qui a enregistré la voiture au nom de son cadet. Ginger contrainte de dormir à la belle étoile, fraternise avec Elliot, un junkie. Ils volent la camionnette de Morten qui se trouve le lendemain dans l’incapacité de réparer le chauffage chez Elisabeth et Stina. Mais le véritable point de départ est la découverte de munitions d’arme à feu par la petite Marie dans un buisson. Sa mère prévient la police. Un sac d’armes est découvert à l’endroit indiqué qui se trouve être à proximité d’un centre de rétention pour demandeurs d’asile. La Ministre de la Justice est prévenue. Contre l’avis de tous, elle impose le silence sur cette affaire pour ne pas mettre en péril l’examen de sa loi. Stina lui pose un ultimatum : respecter son engagement d’abandonner la politique ou se séparer.

En dépit de cet incident, les vies des uns et des autres suivent leur fil, tenu par la trame de leur seule synchronicité et de rencontres sans suite.
Tyrannisé par son frère, Jamal se rapproche d’un voyou, Alban, et lui rend trop naïvement de nombreux petits « services » qui ressemblent de plus en plus à un trafic illégal.
C’est l’ouverture du restaurant, Louise a été réembauchée, la clientèle se presse, une atmosphère de succès et de bonne humeur baigne l’établissement.

Soudain c’est le drame. Deux tireurs entrent et tirent à bout portant sur les clients et le personnel. Certains parviennent à s’échapper où à se cacher dans des pièces isolées mais froidement, consciencieusement, pourrait-on dire tant les tueurs ne manifestent aucun signe de quoi que ce soit, les victimes s’accumulent. La police comptera dix-neuf morts et vingt-trois blessés.

Morten, qui habite à proximité, est le premier à pénétrer dans le restaurant après la tuerie. Faute d’y découvrir son fils, il sauve la petite Marie en la conduisant lui-même à l’hôpital.
Ce massacre, nous en avions eu de brèves mais brutales anticipations au cours des épisodes précédents sous forme de « flash-forward » c’est-à-dire de scènes annonçant ce qui va advenir. Il n’y a donc pas de surprise à proprement parler mais le constat de l’inéluctabilité du drame et un sentiment amplifié par le fait que nous connaissons désormais plusieurs personnages : outre Louise et Nicolaj pour le personnel et parmi les clients, Stina, l’épouse de la ministre et son frère Klaus, la petite Marie venue chercher sa mère, ou encore Lisa, en compagnie de son amant.

Cet épisode central, le 5e, est la charnière entre la présentation des personnages et du contexte d’une part et l’analyse des effets de l’attentat sur les personnages qui occupera les cinq derniers épisodes. La nécessaire reconstruction passe en effet par quantité de méandres, elle diffère de l’un à l’autre et, tandis que l’enquête progresse lentement, on voit peu à peu la sidération première se muer en tentative de contacts, en demandes d’explications, ou, au contraire en réactions brutales. Étrangement la police, arrivée très tard sur les lieux de l’attentat, n’apparaît pas davantage que les services de secours.

Le récit choral s’appuie dès lors sur des ponctuations précises et d’une redoutable efficacité comme lorsque Jamal, amenant son petit frère à l’école apprend de la bouche de, Camilla, la maîtresse, que Marie, une camarade d’école son frère, a été gravement blessée. Le petit trafiquant se retrouve alors en rapport direct avec l’une des victimes. Or, il était dans les environs de l’attentat et, si sa naïveté ne confinait pas à la stupidité, il aurait déduit que ses trajets en voiture et ses livraisons de sacs étaient en lien avec le drame.

À l’exception de Morten qui sombre dans une dépression délirante, les autres personnages, volontairement ou accidentellement, se rencontrent et nouent des liens. Le cas le plus improbable est celui de Ginger et du vieux père ronchon de Stina, Holger, entre lesquels une amitié naît au point que Ginger devient son aide-soignante. Mais c’est aussi la réconciliation de Louise avec son patron Nicolaj à l’initiative de la petite Marie. Des liens ténus, à peine existants mais déjà discrètement posés deviennent plus consistants lorsque l’on comprend que l’amant de Lisa est le propre frère de Ginger et que son ex-femme est l’infirmière de Marie. D’autres liens se rompent aussi, c’est le cas de Lisa et de son amant ou, beaucoup plus violente, de la descente aux enfers de Jamal. Arrêté après des relations sexuelles avec Alban, dénoncé comme homosexuel par Alban lui-même, il est mis au ban de la communauté musulmane une fois libéré faute de preuves.

Tous ceci se développe avec souvent beaucoup de précision tout au long des quatre derniers épisodes et s’étoffe de notes délicates comme lorsque Louise respire l’odeur de la peau de sa fille sur son lit d’hôpital ou Elisabeth celle d’une robe de Stina avant qu’on l’habille pour les funérailles.
Certains personnages, mêmes secondaires, sont malheureusement bâclés : c’est la cas de Rose, la fille de Morten et de Camilla qui fugue une nuit parce que personne ne s’occupe d’elle (à commencer par les scénaristes serait-on en droit d’ajouter), de Klaus, le fils d’Holger et donc frère de Stina, cantonné à la haine de son père ou du père de Marie qui n’apparaît qu’à la toute fin pour crédibiliser le nouveau rôle que tiendra Nicolaj vis-à-vis de la petite fille. La fin d’Holger elle-même sonne particulièrement faux en dépit du beau mariage qu’il célèbre juste avant.

Quand revient le calme est une série empreinte de cet équilibre politiquement correct qu’on attend d’une production scandinave. La place des homosexuels y est affichée et les violences dont l’un d’entre eux est victime sont dénoncées comme un défaut d’intégration de sa communauté, guère plus ; à une exception près (3), les hommes sont loin d’être portraiturés à leur avantage ; les immigrés s’avèrent, in fine, parfaitement innocents de tout crime et enfin la solidarité collective, au-delà des genres, des classes sociales et des origines, est le seul vrai ciment de la société, ce qui permet à chacun de devenir meilleur, comme c’est le cas pour Nicolaj.
Ce dernier point – la solidarité collective – prend une teinte particulière lors de deux moments cruciaux : le geste irrationnel de Louise qui, puisant dans un gobelet l’eau du bénitier de l’aumônerie de l’hôpital veut absolument baptiser sa fille en danger de mort alors qu’elle s’est déclarée athée quelque temps plus tôt et le très bref plan final où l’on voit les employés et la clientèle du restaurant se recueillant autour un « autel » surmonté de bougie dans une communion collective. On y reviendra.

À l’opposé, le dérapage politique d’Elisabeth, aussi psychologiquement prévisible soit-il, est l’autre grand marqueur politique de la série. Issue de l’aile sociale-démocrate, tolérante, de son parti, Elisabeth se laisse empoisonner par la haine qu’elle dénonçait juste après l’attentat et finit par s’allier avec l’aile droite anti-immigrée pour renverser le gouvernement (4). Sa carrière prendra fin à ce moment. Rassurons-nous, l’esprit de tolérance reste le plus fort au Royaume du Danemark. Il n’y a donc rien à changer.
Tout ceci fait qu’une critique unanime salue une série qui porte haut les vertus de la « résilience », comme on dit aujourd’hui. On peut néanmoins regretter l’artifice de « l’album » de la société danoise et l’extrême compacité du scénario. Des personnages qui existent moins en tant qu’individus qu’en tant que porte-parole ou incarnation d’un groupe social ont nécessairement un champ d’action limité, voire stéréotypé. D’autant que rien n’est laissé au hasard, ni temps mort ni interstice ne s’offre où le personnage pourrait non pas improviser mais au moins exister au-delà du script. Il ne s’agit pas de copier Cassavetes ni même Godard mais de donner de l’air à ces êtres pris dans une histoire terrible qui ont sans doute autre chose à dire ou faire que d’exécuter le programme des scénaristes. La liberté des acteurs est la première liberté d’un film ou d’une série. Ceci est très sensible avec Morten, dont la folie passagère est difficilement crédible ou même avec Elisabeth dont la mue trop brutale, aurait mérité plus de subtilité.

Les intentions des scénaristes sont certainement louables lorsqu’elles déclarent « Nous voulions raconter que nous sommes tous connectés. Il n’y a pas de « eux », il n’y a que « nous ». Tout ce que nous faisons a une conséquence sur les autres. Cette série, c’est l’effet papillon à l’échelle humaine. » Il est difficile de leur jeter la pierre mais on peut tout de même s’étonner de ne trouver dans leur portrait de la société danoise aucun autre ciment social que le bon vouloir et la croyance en un destin commun. Où sont les syndicats quand Nicolaj met à la porte tout son personnel ? Où est l’inspection du travail ? Où est la presse dans toute cette histoire ? Où sont les cellules de soutien psychologique auprès des victimes ? Où est la police, où sont les secours, où sont les élus locaux lors de l’attentat ? Même les assurances se défaussent ! Autant d’absences de ce qui, d’ordinaire, charpente l’édifice social et qui, ici, laisse l’individu seul face à son destin. Le substrat protestant de la culture danoise peut dès lors souder une communauté nationale blessée. Et c’est ainsi qu’une athée, saisie de panique, tente de baptiser sa fille ou que la clientèle et le personnel d’un restaurant communie en mémoire des morts.

Il y aurait d’ailleurs une autre façon de parler de la même chose en ne considérant que les images, de ce que l’on a réellement vu au cours de ces dix épisodes de presque une heure. En y repensant, on se rend compte en effet qu’en dix heures on ne sait pas grand-chose de Copenhague et qu’on serait bien en peine de dire à quoi ressemble cette ville. On a vu des visages, des personnages en gros plans, on est toujours restés proches d’eux, plan rapproché, plan taille, plan poitrine, mais Copenhague ? Est-ce que la ville elle-même n’avait aucun rôle à jouer ? Et quand je dis « la ville » je parle bien évidemment de la population de la ville autant que de son urbanisme, de sa circulation, de son atmosphère, de la pluie, du vent… Nicolaj vante son restaurant en rappelant qu’il est situé à proximité de la sortie du métro, mais on ne voit ni n’entend jamais ni l’entrée du métro ni le métro ni la foule des gens qui rentrent du travail en métro. Le problème est donc bien celui de la représentation d’une population dans le cadre d’un discours clairement politique. La synchronicité introduite par le récit choral et revendiquée par des auteures qui parlent de connexion plutôt que de conflits efface abusivement les contradictions sociales.
Tant pis pour les papillons, nous ne pouvons nous résoudre à confondre « connexion » et socialisation.

Notes : 1 – Når Støvet Har Lagt Sig (quand la poussière s’est étalée), en anglais When the Dust settles et en français Quand revient le calme. Il aurait été possible de coller au plus près du titre danois avec « Quand la poussière est retombée » mais cela aurait été sans compter sur la formidable créativité des distributeurs français. 2– J’englobe sous ce nom le divers attentats qui eurent lieu de 13 novembre 2015 dans Paris et je prends en compte toutes les victimes de ces attentats qui décédèrent le jour même ou ultérieurement. De leur propre aveu les modèles des auteurs sont les attentats de Paris de 1982 et 2015. 3 – Il s’agit de Stefan, le mari et manager de Lisa, parangon de tolérance, qui accepte que sa femme ait des amants et l’accueille quand, déçue par son dernier amant, elle revient vers lui, enceinte. 4 – Il semble qu’au Danemark un même parti puisse inclure des positions aussi antinomiques.
Når Støvet Har Lagt Sig est un feuilleton danois créé par Dorte W Høgh et Ida Maria Rydén, produit et diffusé en 2020 sur DR puis en France sur Arte à l’été 2021. Il est interprété par : Lotte Andersen, Katinka Lærke Petersen, Rasmus Hammerich, Filippa Suenson, Morten Hauch-Fausbøll, Henning Jensen, Hadi Ka-Koush, Malin Crépin, Julie Agnete Vang, Karen-Lise Mynster, Jakob Ulrik Lohmann, Peter Christoffersen, Lisbeth Gajhede, Arian Kashef, Tove Bornhøft, Rikke Bilde, Adam Brix, Sara Forghani, Collo Onurlu, Amin Oubelaid, Amany Turk, Manmeet Singh, Kaya Toft Loholt, Elias Budde Christensen, Viola Martinsen, Dorte Højsted