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En pleine expansion du cinéma et de la télévision coréenne (1), la série My Name rencontre un succès indéniable. Elle ne renouvelle pourtant pas le genre cinématographique et télévisuel de films noirs « d’action » que ce pays a développé depuis de longues années. Quant à son sujet, la vengeance, il est déjà celui du premier film coréen reconnu,The Righteous Revenge (Uirijok Gutu), de 1919.

La première impression est celle d’un récit organisé autour de séquences d’une rare violence physique. Violence entre les gangs, violence entre les gangs et la police, violence entre les individus au travers de combats à mains nues, au couteau ou au sabre. À raison de deux affrontements sanglants par épisode, les bagarres individuelles comme les batailles rangées sont loin d’être ces ballets que suggèrent ceux qui en parlent comme de « chorégraphies ». Il est même probable que, du fait de leur vitesse et de leur brutalité, ces trop longues séquences nous atteignent moins qu’il n’y paraît. Impossible de les « absorber », de les faire nôtres comme nous faisons nôtre ce que nous font vivre ordinairement les images de cinéma ou de télévision. Narrativement, ce ne sont que des mises au point, des scènes dont la fonction est de déterminer où le récit en est arrivé, avant de le relancer. On règle les comptes et l’on poursuit sur des bases renouvelées. Tout cela se déroule très vite, avec quantité de sang et d’égorgements. On peut préférer, c’est vrai, l’épure des grands films de sabre japonais.

Néanmoins, à condition de prendre avec assez de recul les carnages qui scandent la série, de les considérer comme des articulations narratives, on pénètre avec intérêt dans un récit qui nous offre une nouvelle Elektre, farouche et mutique.

Telle est Yoon Ji-woo devenue membre du cartel de la drogue Dongcheon afin de venger son père. Ce dernier, ami intime de Choi Mu-jin, le parrain de l’organisation criminelle, a été exécuté devant la porte de l’appartement de sa fille. Celle-ci y a assisté au travers du judas. Choi Mu-jin, en mémoire de son père, la prend sous son aile. Il lui révèle que son père a été abattu par un policier.

Après un brutal entraînement chez les apprentis hommes de main de Dongcheon, Yoon Ji-woo intègre la police sous la fausse identité d’Oh Hye-jin. Infiltrée à la brigade des stupéfiants, elle est chargée de prévenir Choi Mu-jin de toute opération que tenterait la police à son encontre. Parallèlement à cette mission, il s’agit pour elle d’identifier le policier qui a assassiné son père. La tension du récit repose sur la fragilité de la couverture de l’héroïne et le risque permanent qu’elle soit découverte. Là encore rien de très neuf, ce n’est pas la première histoire de taupe que l’on rencontre au cinéma ou à la télévision. (2)

Scénario de vengeance qui dit l’inutilité de la vengeance mais également sa fatalité, My Name raconte l’histoire non seulement une espionne de la pègre infiltrée dans la police mais aussi d’une jeune femme infiltrée dans un monde d’hommes, qu’il s’agisse de la pègre ou de la police. La première séquence du premier épisode nous la montre abandonnant le lycée de filles après avoir mis une raclée à celle qui la harcelait en raison de la réputation de son père. Elle passe dès lors dans autre univers où elle ne se fera respecter qu’en combattant aussi bien sinon mieux qu’un homme. Son ascension dans le « gymnase » où les apprentis-tueurs du cartel s’entraînent est assez claire : c’est parce qu’elle triomphe de tous ses adversaires qu’elle est respectée et que ceux qui tentent par suite de la violer pour se venger de leur défaite sont châtiés et définitivement exclus.

Mais, au-delà de son sexe, le personnage de Yoon Ji-woo intrigue par l’énigme qu’elle représente. Avare de mots, le visage le plus souvent inexpressif, elle n’est longtemps qu’un masque pâle et soyeux. Un masque impénétrable qui occulte au regard d’autrui sa soif de venger un père auquel elle sacrifie tout : sa vie, son nom, sa réputation, comme elle l’avoue, un jour. Elle n’est rien en dehors de cette pulsion. Elle n’a bien évidemment aucune relation sociale et se satisfait d’un logement spartiate. Un collègue, qui s’y introduit un jour, constate qu’il est totalement dépouillé de mobilier comme de nourriture, mis à part quelques bouteilles d’eau. Je crois même qu’on ne la voit jamais manger, y compris lorsqu’elle est au restaurant avec des collègues. Elle se contente de boire de petits verres de sotu (3). Ce retrait de la vie commune qui l’empêche de consommer la nourriture ordinaire, de vivre comme les autres, comme c’était le cas avant le meurtre de son père, confortent la marginalité vis-à-vis de la communauté humaine que lui assigne le serment qu’elle s’est fait. Les mots que Sophocle met dans la bouche d’Elektre expliquent le rôle qu’elle s’est attribué : « Car si le mort, n’étant rien, gît sous terre, si ceux-ci [les assassins] n’expient point le meurtre par le sang, toute pudeur et toute piété périront parmi les mortels. » Si Yoon Ji-woo, ne venge pas son père, nous tous, les mortels, perdrons notre humanité parce que nous n’aurons pas défendu ce qui la fonde : le respect des morts et la piété filiale.

Yoon Ji-woo n’est pas le seul masque du récit. Il y a aussi celui du trompeur, Choi Mu-jin, escobar (4) mélancolique et cruel qui manipule les uns et tue les autres sans état d’âme. Un paranoïaque, également, qui se demande, sans réfléchir plus loin, pourquoi tous ses proches le trahissent. Le charme du personnage est à l’égal de sa dangerosité. Cultivant une élégance flegmatique, le regard toujours perdu dans un lointain accessible à lui seul, il peut se transformer à l’instant en tueur implacable. La drogue dont il inonde la Corée apparaît finalement peu et devient de ce fait quasiment abstraite. On ne retiendra de son activité criminelle que ses longues méditations dans son immense et luxueux bureau. Face à lui, les policiers ne sont que de banals fonctionnaires, intègres, impuissants et vraisemblablement sous-payés. À l’énigmatique Yoon Ji-woo répond l’impénétrable Choi Mu-jin, à la différence près que le masque d’indifférence de ce dernier ne dissimule qu’un vide.

Des deux figures principales qui viennent d’être présentées naissent deux personnages secondaires ennemis jurés de Choi Mu-jin : Do Gang-jae, l’auteur de la tentative de viol, sinistre pantin lointainement imité du Joker de Batman, et dont l’idée fixe est de se venger d’avoir été chassé du cartel. À la tête de sa bande, il investit le centre d’entraînement du gang Dongcheon et massacre les sbires de Choi Mu-jin, annonçant ainsi son retour dans le récit et l’écueil sur lesquels butteront désormais non seulement le chef de Dongcheon qui l’a humilié, mais aussi sa protégée Yoon Ji-woo qui l’a battu et ne s’est pas laissée violer. S’impose à l’extrême opposé Cha Gi-ho, le commissaire de la brigade des stupéfiants, fonctionnaire obstiné, mais sans éclat, qui sera pourtant le premier à comprendre les ressorts machiavéliques de la manipulation qui court tout au long de la saison. C’est par l’entremise de ces deux seconds rôles que le récit trouvera sa conclusion, involontairement pour l’un, sciemment pour le second.

Un portrait aussi flatteur d’un criminel tel que Choi Mu-jin a dû poser un problème aux auteurs puisqu’à la toute fin de My Name, un adolescent se précipite vers la terrasse où trois gangsters – dont Choi Mu-jin – s’apprêtent à s’installer. Il les supplie de les engager dans leur gang. Au « pourquoi ? » que lui posent les gangsters rigolards, il leur répond : « parce que je veux être cool comme vous ! », suscitant les éclats de rire des malfrats qui le chassent aussitôt. Au moins la série fait-elle amende honorable en affectant de condamner in fine ce qu’elle a par trop magnifié tout au long de la saison.

Il manque à cette liste un personnage, celui de l’ange, le héros sans ambiguïté, incorruptible mais sensible. Ou le contraire. Au pire de la crise, il soutient Yoon Ji-woo, il offre son amour, sans lui cacher, cependant, qu’elle devra aller en prison. Elle le sait déjà. Quelques heures d’harmonie dans une maison sur la plage, comme celle qu’autrefois lui avait promis son père avant de disparaître et c’est tout. Cette scène comme l’ensemble des deux derniers épisodes a déplu aux amateurs du genre. Une pause était pourtant nécessaire, ne serait-ce que pour donner plus de vigueur au désespoir qui drape la conclusion. Il n’est pas de bonheur possible en ce bas monde et on le sait d’autant mieux que l’on vient d’en découvrir le goût, un trop bref instant.

À la fin du sixième épisode, l’héroïne découvre la manipulation qui sous-tend le récit. Elle revoit les scènes dont elle aurait dû comprendre la signification sur l’instant et dont le sens lui apparaît trop tard. Effondrée, elle se laisse emporter par tous les sentiments imaginables entre l’humiliation et la colère. À ce moment où son jeu seul, avec ses cris, ses soupirs, ses feulements, ses gémissements et le bruit de la circulation tout autour nous suffiraient pour ressentir ce qu’elle exprime de plus poignant, une musique d’aéroport vient napper la scène, repoussant l’impression de réalité dans les limbes de l’illustration. Ce désastre va à rebours de toute l’histoire du son en général – et de la musique en particulier – au cinéma. Il relève probablement d’un réflexe contemporain qui guide la conception de cette série comme de bien d’autres : le souci de toujours tenir le spectateur à distance du récit, de le garder d’y croire, si l’on peut dire, comme il doit se garder de croire à la réalité des massacres et du sang qui gicle. Le spectaculaire impose que le spectateur ne croie pas entièrement à ce qu’on lui raconte afin qu’il admire la technique parce que le spectaculaire n’est jamais rien d’autre que la manifestation de puissance de la technique, qu’elle soit humaine, mécanique, électronique ou autre. Ne pas croire à la folie sanguinaire des tueurs, ne pas croire à la détresse d’une jeune fille, c’est la même chose, le refus de se laisser prendre. D’où cette musique sans caractère qui pose entre le personnage de Yoon Ji-woo et nous comme l’épaisseur d’une vitre teintée. On ne voit pas Yoon Ji-woo souffrir, mais l’image de Yoon Ji-woo souffrant. Entre les deux, un abîme. À croire que Bernard Hermann n’ait jamais existé.

Notes : 1 – Lire à ce sujet : https://larevuedesmedias.ina.fr/le-cinema-en-coree-du-sud-histoire-dune-exception-culturelle 2- Les plus avertis ont immédiatement fait le rapport avec le film hongkongais Infernal Affairs réalisé par réalisé par Andrew Lau et Alan Mak et sa déclinaison américaine, Les Infiltrés (The Departed), réalisée par Scorcese. 3 – boisson nationale coréenne, alcoolisée à 20°. 4- Longtemps avant que Pablo Escobar ne soit né, la langue française fit preuve d’une étonnante prémonition en désignant par ce mot un personnage hypocrite, sachant utiliser d’adroits subterfuges pour arriver à ses fins ou les justifier.

My Name (마이 네임) est un feuilleton coréen créé par Kim Jin-min et Kim Ba-da pour Santa Claus Entertainment et diffusé sur Netflix fin 2021. Il est interprété notamment par : Han So-hee, Park Hee-soon, Ahn Bo-hyun, Kim Sang-ho, Lee Hak-joo, Chang Ryul,…

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