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On sort des trois premières saisons de Das Boot avec le sentiment d’avoir assisté à l’une de ces sagas dont les Britanniques ont le secret, depuis La Dynastie des Forsytes (une seule saison de 26 épisodes, mais une référence dans l’histoire de la télévison), jusqu’à The Crown (60 épisodes prévus). Das Boot n’est pourtant pas britannique et ses trois premières saisons ne comportent que 26 épisodes (respectivement 8, 8 et 10). Ce doit être que la série nous a donné une fresque assez roborative de son sujet : la bataille de l’Atlantique du point de vue des sous-mariniers allemands et des civils à terre.

La série Das Boot (Le Bateau) est inspirée du film Das Boot (Le bateau) de Wolfgang Petersen sorti en 1981. Très librement inspirée, pour être exact, tant les différences sont nombreuses et rendent inutile toute comparaison entre les deux oeuvres.

Le film de Petersen était ce que l’on peut faire de plus conforme à un genre riche d’une production régulière depuis le 20 000 lieues sous les mers de Méliès. L’exercice implique une distribution entièrement masculine (1), un huis-clos oppressant rythmé par les dangers inattendus – l’attaque d’un calmar géant ou l’explosion de grenades sous-marines -, la plongée au-delà des limites de profondeur et les craquements de coque, les conflits générés par la promiscuité et la traque de l’ennemi dans des profondeurs où le moindre bruit peut être fatal. Mais surtout, il s’appuie sur cette donnée première : toute panne, tout accident, tout coup porté par l’ennemi peut conduire à la mort de l’équipage, sans possibilité de s’échapper de ce qui devient alors un cercueil géant.

La première saison de la série Das Boot rompt avec ce cadre étroit. Elle se divise en deux versants égaux : l’expédition du sous-marin allemand U-612 parti en 1942 de La Rochelle pour harceler les convois alliés dans l’Atlantique et, parallèlement, la vie de Simone Strasser (Vicky Krieps), une alsacienne affectée comme secrétaire au siège de la marine allemande à La Rochelle et sœur de Frank (Leonard Scheicher), un marin de l’U-612.

Les critiques qui dénoncent le manque de lien entre deux narrations qui, effectivement, ne tiennent ensemble que par le fil ténu d’une parenté entre deux personnages, sont difficilement récusables, sinon qu’elles refusent à la série ce qui en est le véritable pari : montrer la guerre du côté des hommes et du côté des femmes, en parallèle, au travers d’un frère et une sœur enrôlés « malgré eux » dans la marine allemande.

Ce n’est plus la tension du huis-clos sous-marin qui préside seule aux destinées du récit, mais intervient aussi un vieux ressort des films de guerre, les exigences de la loyauté, de toutes les loyautés : à son pays, à son amour, à sa famille, à sa hiérarchie, à ses compagnons de combat, à sa morale.

Frank n’a pas véritablement de choix. Embarqué presque accidentellement comme radio à bord d’un sous-marin, il ne peut qu’attendre le retour à La Rochelle et espérant survivre intact. Or une mutinerie éclate dans le sous-marin. Tout au long du conflit, Frank fait profil bas. Un engagement prime sur tous les autres : sa compagne juive et le bébé qui va naître, ceux auxquels sa loyauté va en premier.

Simone, de son côté, travaille comme secrétaire au quartier général de la marine à La Rochelle où elle est assidûment courtisée par le chef local de la Gestapo, Hagen Forster (Tom Wlashiha). Sa préférence va cependant aux femmes, ce qu’elle dissimule, bien entendu. Par amour pour Carla, la cheffe d’un réseau de résistance, elle trahit ses employeurs. Le double-jeu qu’elle mène dès lors est infiniment risqué, alimentant un suspens continu.

Le frère comme la sœur doivent ainsi, chacun à sa façon, gérer des vies incertaines, mais le récit va moins s’attacher au jeune homme qu’à sa sœur. Dans le sous-marin, Frank joue un rôle secondaire. C’est l’équipage tout entier qui est amené à faire un choix entre la loyauté dûe au commandant et la tentation de l’aventure avec les officiers mutins. C’est à ce moment que se détache la figure d’Hoffman (Rick Okon), le commandant destitué. Celui-ci, qui n’a rien d’un nazi, respecte en marin les lois de la mer et en soldat les ordres supérieurs. C’est lui qui, par son exigence d’intégrité morale, apparaît comme le véritable pendant de Simone Strasser du côté des hommes. Tous les deux portent d’ailleurs dans le regard une même tristesse qui leur donne une ressemblance. Ils doivent affronter simultanément deux dangers mortels le gestapiste Forster pour Simone et le fanatique capitaine Wrangler (Stefan Konarske) pour Hoffman, autrement dit la folie de l’idéologie nazie pour la première, le délire de puissance pour le second. Ce qui est un peu la même chose.

Les deux lignes narratives se complètent fort bien. Rien ne sera résolu dans ce double récit qui enchaîne les épisodes et les saisons avec un savoir-faire de vieux routier du feuilleton, jusqu’à entraîner la reconstitution historique vers les hauts-fonds de l’invraisemblable sans que le spectateur ne s’en offusque. Au contraire, il s’en amuserait presque. Prend-on le risque de l’uchronie ou seulement de l’extravagance lorsque, saison 2, un homme d’affaires juif entraîne son ami commandant de sous-marin allemand dans une boîte de jazz à Harlem et que ledit allemand s’y laisse subjuguer par une belle chanteuse noire ? Simone comme Hoffman rompent les tabous de leur époque en aimant, l’une, une femme, l’autre, une femme noire. Voilà pour la concession à notre modernité, mais aussi de quoi rapprocher plus encore ces deux personnages.

Je reviens cependant à ce que j’ai écrit au début de l’article. Cette série prend la dimension d’une saga parce qu’elle nous paraît complète, parce que tout ce que l’on peut attendre d’un film ou d’une série sur la Seconde Guerre Mondiale y figure, comme dans un catalogue de situations dramatiques, avec les personnages adéquats. La résistance et la Gestapo, la déportation, les combats navals, les bombardements, les courageux et les lâches, les loyaux et les traîtres, les salauds et les héros modestes, rien ne manque. Et la quantité de personnages fait que, quelque soit leur sort, il en reste assez pour entamer une saison suivante au cours de laquelle apparaitront de nouvelles figures, comme matériaux d’une inépuisable mécanique fictionnelle.

Mais ce qui aimante la première saison de la série et le début de la deuxième est moins l’accumulation des passages obligés des films sur la Seconde Guerre Mondiale qu’une luminosité particulière, celle du sublime visage de Simone Strasser. En plus des qualités d’une actrice qui parvient à nous faire ressentir très exactement les nuances du double jeu de son personnage, il émane d’elle une sorte de détachement du monde, une façon d’être déjà dans un au-delà qui la rend invulnérable. Aimer Carla comme une autre aurait aimé Dieu, la conduit droit au sacrifice. La souffrance et la mort sont inéluctables, elle s’y dirige d’un pas ferme, comme une sainte. Le fatras glauque de la guerre exalte une beauté que rien ne prédestinait à son destin d’icône.

La deuxième saison est celle de l’accomplissement des destins. L’Holocauste se profile. Chrétiens, juifs, athées, soldats, marins, nazis, résistants, indics, otages, sympathisants d’un bord ou de l’autre, neutres de profession, chacun se trouve face à son choix. Simone, elle, ne peut renier son engagement envers Carla après la mort de celle-ci, elle cache désormais des juifs. Son martyre sera affreux, mais la séquence qui montre son amie Margot (Fleur Geffrier), l’infirmière, nettoyer son corps et glisser sa petite croix de pendentif au creux de la main inerte, tout cela sous le regard de Forster et jusqu’à ce que leurs yeux se croisent ramène chacun des personnages à sa plus radicale humanité. A-t-on déjà vu une telle scène ? Une femme laver le corps d’une autre femme, morte, sous le regard de son amant et meurtrier ? Si quelqu’un cherche encore le cinéma quelque part, c’est dans ce saisissant assemblage de regards qu’il le trouvera. Aucun mot n’est utile, on se croirait dans un film néo-réaliste si la couleur n’y était pas aussi subtilement déployée.

Margot se substitue à Simone après la mort de celle-ci. Elle est d’une autre beauté, moins surnaturelle, plus humaine, si je puis dire. Elle reprend le flambeau de la résistance et court elle-aussi à droit sa perte avec le petit réseau de bonnes âmes qu’elle a rejoint. Solidarité humaine. C’est à ce titre que Margot adresse sa dernière supplique à l’inflexible Forster, d’humaine à humain. Un nazi ne peut évidemment pas l’entendre, mais le rôle de Margot sur Terre était de la lui dire.

Sur l’océan, un nouveau commandant de sous-marin, Von Reinhartz (Clemens Schick), prend la suite d’Hoffmann, mû par une détermination plus tranchante. La présence à son bord d’espions nazis à destination de l’Amérique n’arrange pas les choses. Il affronte à son tour le démon Wrangler, lancé à ses trousses par l’Etat major qui a deviné sa fuite vers les USA. La césure entre marins et nazis se fait chaque jour plus nette au sein de la Kriegsmarine. La série ne cesse de démarquer les uns des autres, ce qui laisse songeur compte-tenu de la personnalité du chef de la marine à l’époque, le grand amiral Doenitz, et de sa politique.

Ehrenberg (Franz Dinda), le second d’Hoffmann, Wrangler, Hoffmann lui-même, Von Reinhartz, le commissaire de police, le curé dénonciateur, le médecin alcoolique, la patronne du bistrot, et même l’impitoyable Forster ne peuvent pas plus que Simone ou Margot échapper aux conséquences de leurs choix. C’est la guerre, n’est-ce pas ? De ce fait, la troisième saison est amenée à composer avec les pertes humaines des deux précédentes. La série abandonne la France pour le Portugal où atterrit Forster pour une mission secrète, la Grande Bretagne où un commandant de destroyer venge son fils en traquant obstinément les sous-marins ennemis et l’Allemagne où l’on découvre la famille d’Hoffman, c’est-à-dire son père, l’amiral, et surtout sa soeur, la troublante Hannie Hoffmann (Louise Wolfram), épouse du désespérant Albrecht. C’est elle qui succède comme figure féminine centrale à Simone et Margot et se pose en parallèle de Forster. Néanmoins rebâtir une histoire sur de nouveaux personnages et de nouveaux enjeux demande du temps. Un bon tiers de la saison y est consacré, ce qui fait beaucoup. Les concepteurs ont raisonné par grands arcs narratifs de deux saisons. La quatrième achèvera peut-être et l’histoire et la guerre elle-même, à Berlin.

Le récit ne réserve pas de grande surprise et se déroule suivant une logique parfois trop prévisible. Il insiste en revanche sur la responsabilité individuelle avec une conviction qui fleure le protestantisme bien tempéré. Celui qui se révolte meurt parce qu’il en a pris le risque, celui qui dénonce meurt parce que c’est un salaud. Restent ceux qui doutent et ils sont rares, mais aucun n’est totalement minéral, à commencer par Forster qui dissimule mal sa réticence à être promu dans la machinerie exterminatrice des nazis. Il aurait visiblement préféré continuer à se pavaner dans La Rochelle, si Simone ne l’avait trahi. On aurait presqu’envie de le sauver malgré lui. Il répondra de ses actes devant sa propre conscience, un soir, dans le port de Lisbonne. C’est qu’un récit de guerre, quoi qu’on veuille, fait craqueler les vernis et révèle les pousses vénéneuses de l’ambiguïté. On se souvient tout autant de l’honorable crémier d’Au Bon Beurre d’après Jean Dutourd, que du Monsieur Klein de Losey. Qu’est-ce qu’un héros ? Un cadavre sur une plage ?

Si un plan devait résumer toute la série, et en particulier la position de chacun dans ce bas monde, il serait à choisir parmi les nombreux plans de dos qu’elle accumule.

Il y a en effet dans Das Boot une quantité de ces plans bien supérieure à la moyenne, ils sont parfois fixes, parfois en mouvement, mais chaque fois d’une esthétique soignée. C’est un type de plan auquel on n’a jamais vraiment réfléchi, à ma connaissance. On se souvient de plans larges, de dos, en fin de film – quand Charlot s’éloigne dans le lointain seul avec sa canne et son baluchon, pour ne citer que lui – mais pas de plans de dos qui situeraient psychologiquement un personnage. Pour cela, il y a plutôt les gros plans de face. Pourtant la silhouette entière, de dos, en dit beaucoup en évacuant justement le visage. Il ne subsiste qu’un corps seul face à la profondeur d’un paysage immuable dans laquel il se reconnaît ou dans laquel il s’enfonce irrémédiablement. Voilà tout.

Notes : 1 – On commence à voir intervenir des femmes dans ce genre de films ou de séries, comme l’héroïne de Vigil, une série britannique récente qui mêle enquête policière et affaire d’espionnage dans un sous-marin nucléaire.

Das Boot est un mini-feuilleton allemand en 4 saisons produit par Bavaria Fiction et diffusés sur Sky Deutschland depuis 2018 puis, en France, sur Paris Première et sur Prime Vidéo. En 2022, la quatrième saison est en cours de production. La série a été créée par Tony Saint et Johannes W. Betz et est interprétée notament par : Rick Okon, Vicky Krieps, Franz Dinda, Leonard Scheicher, Rainer Bock, Tom Wlaschiha, Clemens Schick, Fleur Geffrier, Paul Bartel, Florian Panzner, Ernst Stötzner, Johann von Bülow, Louise Wolfram, Lizzy Caplan…

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