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S’il y en a un qui a dû sentir le vent du boulet, c’est bien notre tonitruant député franco-israélien Meyer Habib, que le premier ministre Benjamin Netanyahou considère comme son « représentant personnel en France ». Ex-ami d’Arnaud Mimran, l’un des auteurs de l’escroquerie relatée par la série télévisée D’argent et de sang, Meyer Habib a tout fait pour que leurs deux noms ne soient plus accolés dans les rubriques faits-divers. Bonne fille, la série a passé sous silence une amitié certainement plus intéressée que sincère.

Meyer Habib (à gauche) et Arnaud Mimran (à droite) en 2012 © Mediapart

Car pour une escroquerie, cela en a été une joyeuse, une géante même puisqu’elle passe pour la plus grande de l’histoire de France. Elle n’est malheureusement pas assez connue, sans doute du fait de la discrétion de notre élite politique lorsqu’elle se fait prendre en faute. Il aura fallu toute l’énergie et le talent des journalistes de Mediapart, et notamment de Fabrice Arfi, pour porter à la connaissance du public ce monumental gâchis qui nous coûta, à nous citoyens, 1,6 milliards d’euros soit autant que la mise en place du RSA à la même époque. Je parle de la fraude à la Taxe Carbone entre novembre 2008 à juin 2009.

Simon Weynachter (Vincent Lindon) devant l’organigramme de la fraude à la taxe carbone.

On se souvient peut-être que cette taxe naquit de l’idée bizarre qui prônait l’invention d’un nouveau marché pour réguler les émissions de C02. Plutôt que terroriser les industriels avec une nouvelle taxe, il fut proposé de créer un marché de la pollution mettant en scène les industriels qui outrepassaient leur quota de CO2 et leurs homologues plus vertueux qui n’atteignaient pas leur quota, les premiers achetant des « droits à polluer » auprès des seconds. Au passage, l’État taxait ces transactions d’une TVA à 19,6 %. Une filiale de la Caisse des dépôts et Consignations fut fondée sous le nom de Bluenext (1) pour gérer ce marché spécialisé. Toutes les entreprises y eurent accès, qu’elles soient pollueuses ou pas et sans contrôle de la réalité de leurs activités ou non.

Jérôme Attias, alias Arnaud Mimran (Niels Schneider)

Le résultat immédiat ne fut pas la disparition des nuages au-dessus des cheminées d’usines mais un gigantesque détournement de la TVA par une petite bande de voyous totalement ignorants en CO2 mais spécialistes du détournement de TVA selon la technique dite du « Carrousel » (2). Ils n’ont pas été les seuls à profiter de la manne, un précurseur comme Grégory Zaoui (3), une maîtresse femme comme Christiane Melgrani à Marseille (4) ou un vrai professionnel de l’escroquerie comme Cyril Astruc (5) en tirèrent également de copieux revenus.

Anton Zagury/Cyril Astruc en cavale en Israël (à gauche, Yvan Attal) rencontre Jérôme Attias

Les pertes pour les caisses de l’État français en moins d’un an se chiffrèrent à 1,6 milliards d’Euros, comme je l’ai déjà dit, et 6 milliards à l’échelon européen. La ministre des finances de l’époque, Christine Lagarde, ne démissionna pas, le ministre du Budget Eric Woerth non plus. La Caisse des Dépôts et Consignations, chargée du remboursement de la TVA et sa filiale Bluenext, censée organiser le marché des quotas de CO2, ne firent l’objet d’aucune mise en cause.

Alain Fitoussi (Ramzy Bedia)

Un escroc déclarait à l’époque : « J’ai toujours travaillé très dur pour mes escroqueries. Mais là, le CO2, ce n’était pas du boulot. C’est un peu comme si vous rentriez dans une banque pour un braquage et qu’un commissaire de police, déjà sur place, vous indique dans quel coffre vous servir, par quelle porte arrière sortir et vous file les clés d’une bagnole pour vous enfuir en vous assurant qu’il n’y a pas de balise de flics dessus. On n’en revenait pas ! » (6)

Autant d’argent ne pouvait qu’attirer des convoitises dans le microcosme de l’escroquerie. Séquestrations, menaces de mort et meurtres réels balisèrent le carrousel. Cerise sur le gâteau, Mimran se vanta en prison d’avoir corrompu l’actuel premier ministre israélien et un député français de ses amis, lequel, pour cette raison, figure à la place d’honneur de cet article.

Meurtre de Bouli, cousin et complice de Fitoussi, spécialiste de la fraude à la TVA

D’argent et de sang raconte cette affaire scandaleuse en usant d’une pédagogie efficace à défaut d’être originale. Dans le rôle de Simon Weynachter, le magistrat à la tête du Service National de Douane Judiciaire nouvellement créé (7), Vincent Lindon témoigne devant deux juges au sujet de son enquête sur la fraude à la taxe carbone. Ses propos sont illustrés de flashbacks qui font alterner les moments de l’enquête et les aventures des criminels. Le « poids » dramatique de Vincent Lindon impose sa narration comme une évidence. Son verbe seul suffit à nous faire comprendre un sujet techniquement complexe et ressentir tous les niveaux, criminels, sociaux, affectifs, émotionnels d’une phénoménale escroquerie qui bouleverse de fond en comble la vie de ses protagonistes. Et c’est une prouesse.

Simon Weynachter s’expliquant devant les juges

Malheureusement, les derniers épisodes nous livrent successivement deux monologues où Weynachter (nous) explique ce que la fraude a de mauvais pour la société, à quel point elle est immorale, scandaleuse et inacceptable. La pédagogie s’effondre comme si la fenêtre à travers laquelle nous contemplions cette histoire se brisait en morceaux. Le verre étant tombé du cadre, on se retrouve devant un film à message, avec son héros positif et ses prêches édifiants, un de ces films ou séries au service d’un discours moralisateur comme le cinéma américain nous en a trop souvent servi.

Simon Weynachter en compagnie d’un policier douteux.

Reviennent alors à l’esprit toutes les scènes où l’on a admiré le magistrat incorruptible, seul contre tous, le doigt sur la couture de la procédure, capable de compassion autant que de fermeté, étanche à toute séduction et d’une parfaite maîtrise de soi. On repense à sa vie personnelle, au souvenir de ses parents, juifs convertis au christianisme dans une après-guerre hantée par la Shoah, à celui de sa femme après le décès de laquelle il s’est jeté à corps perdu dans le travail, à sa fille en rupture de ban, divaguant avec son petit ami junkie à la recherche de quoi assouvir leur addiction. On ne pouvait bâtir héros plus héroïque.

La fille de Weynachter, Emilie (Victoire Du Bois)

Face à lui, un trio d’escrocs né autour des tables de poker : Jérôme Attias (alias Arnaud Mimran), le fils de bonne famille, gendre d’un riche, intègre et pieux homme d’affaires juif, Alain Fitoussi (alias Mardoché Mouly) et son cousin Bouli (alias Samy Souied), les branquignols sépharades de Belleville, incultes mais roués comme des singes.

Face à face entre Jérôme Attias (en haut) et Simon Weynachter (en bas)

Le regard dessillé, on repasse mentalement en vue l’architecture de la série et l’on se demande pourquoi les relations entre Weynachter et sa fille paraissent si artificielles ? Pourquoi on en sait si peu sur Fitoussi et Bouli, les deux sympathiques voyous, si efficacement interprétés par Ramzy Bedia et David Ayala ? À part leur affection illimitée pour leur famille et leur talent de bonimenteurs digne de la caricature des juifs tunisiens qu’ils sont, à part leur goût pour les prostituées et le plaisir qu’ils prennent à jeter les billets de banque par la fenêtre d’une voiture, sur la foule d’un casino ou d’une boite de nuit, malin qui saura dire qui sont ces hommes.

Bouli (David Ayala) et Fitoussi face à Simon Weynachter

Attias, lui, est aimanté par sa fascination pour eux. Ses complices ne sont pas de son milieu, il ne connaît pas leurs codes, mais il ne résiste pas à l’attrait de la canaille. Pour l’instant cela lui donne comme une épaisseur, une hubris pourrait-on dire, qui entraînera sa chute et celle du réseau, à la manière classique.

La ministre de l’économie, inspirée par Christine Lagarde (Nathalie Richard)

Si certains personnages et certaines situations manquent parfois de densité, D’argent et sang expose clairement la responsabilité de l’Exécutif, en l’occurrence de la ministre de l’économie Christine Lagarde et de ses hauts fonctionnaires, leur aveuglement, leur capacité à dire un jour le contraire de la veille et à étouffer leurs manquements. Il aurait été possible de tuer la fraude sur la taxe carbone dans l’oeuf en bloquant immédiatement le marché ou en supprimant la TVA. Cela n’a pas été fait. Les mêmes qui s’y sont opposés sont ceux qui, peu après, réclament des résultats à Weynachter.

« Entre la première demande de modification du régime de TVA […] et la décision d’exonération de TVA des échanges de quotas de CO2, huit mois se sont écoulés durant lesquels la fraude a continué de prospérer. » écrira la Cour des Comptes en 2012.

Simon Weynachter apprend que le blanchiment d’argent n’est pas un délit à Hong Kong

D’argent et de sang ne se prive pas de mettre en cause les banques, qu’elles soient installées dans les paradis fiscaux (Dubaï) ou chez les intégristes du secret bancaire (Hong Kong). Toutes sont parfaitement conscientes de receler et de faire fructifier de l’argent sale. L’accent de vérité qui émane d’une scène de réunion au siège d’une banque de Hong Kong fait froid dans le dos. On touche au cynisme le plus pur. Il n’y a rien à faire, les policiers sont face à des exécutants sans âme, les donneurs d’ordre sont invisibles et le resteront à jamais.

La police française n’est pas épargnée, elle non plus. Les auteurs la représentent sous les traits d’un mystérieux agent dont les apparitions aux moments cruciaux, averti par on ne sait qui, et les entretiens discrets qu’il mêne avec Attias restent très flous (8). Une façon discrète de rappeler que de nombreux faits et écoutes téléphoniques prouvent une collusion certains membres de la police avec le réseau de la fraude à la Taxe Carbone.

Attias et son « protecteur » dans la police (Cedric Viera)

Comme toute reconstitution, D’argent et de sang avance sur une ligne de crête entre les faits connus, la nécessité de remplir les « blancs » et la liberté offerte par le choix de la fiction. Liée au personnage de Weynachter, la série en reste là et néglige de conclure sur ce qui ne le concerne pas directement : le sort que la justice réserva à Attias/Mimran et à Mouly/Fitoussi, puis la résolution des trois, voire quatre assassinats qui émaillèrent l’escroquerie. Elle ignore notamment les activités et les relations d’Attias/Mimran que le magistrat lui-même ignorait et qui auraient permis de connaître son implication (ou non) dans les meurtres. Des mises en examen, des jugements et des condamnations ont pourtant été ultérieurement prononcés (9). Rien n’empêchait de faire figurer ces informations par écrit, en post-scriptum, avant le générique de fin, comme quantité de séries le font.

Claude Ray/Ilan Frydman, (André Marcon) beau-père de Jérôme Attias sera lui aussi assassiné. Lire ici

La contradiction entre la vie totalement inventée de Simon Weynachter et le refus de raconter ce qui sort du cadre de ses strictes compétences laisse un arrière-goût d’incomplétude. Le même que celui qui découle de ses relations seulement ébauchées avec sa fille. Ou de ce Fitoussi que l’on voit une dernière fois en Israël où il a trouvé refuge, alors que de nombreuses péripéties l’attendent encore.

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Pour conclure, je voudrais revenir sur la focalisation sur le personnage de Weynachter, héros solitaire, combattant de la justice face au crime organisé et triomphateur du mal. Qu’il ne corresponde pas à la réalité du travail d’un service de douanes, de police ou de la Justice est une chose dont on pourrait s’accommoder, en revanche, s’il y a dans cette série une réelle dénonciation politique des dangers que peut faire peser l’État sur la démocratie, ce n’est certainement pas un tel homme providentiel qui les fera reculer, bien au contraire.

PS : Je ne puis que conseiller la lecture du très complet dossier constitué par Médiapart au sujet de la fraude sur la taxe carbone (pour abonnés)

PS 2 : actualisation du 11 mars 2024 : Marco Mouly : «le roi de l’arnaque» part en cavale après la révocation de son sursis par la justice (Libération)

Notes : 1 – Rebaptisée Overgreen dans la série. 2 – Un schéma simple publié ici dans Libération, permet de comprendre le « carrousel ». 3 – un personnage à découvrir sur FranceInfo. 4 -A découvrir dans le Nouvel Observateur. 5 Un personnage a découvrir dans cet article très complet et très bien illustrée de Vanity Fair. 6 – in Mafia du CO2 : l’histoire secrète d’un fiasco d’Etat sous Sarkozy. Médiapart (pour abonnées). 7 – A l’époque direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF). Le poste occupé par Simon Weynachter dans la série était alors celui de Bruno Dalles dont la suite de la carrière permet elle-aussi de juger de l’indépendance de la Justice en France. A lire ici . 8 – Mediapart met en cause l’Office central de lutte contre le crime organisé qui aurait cherché à sauver la mise d’Attias et d’un autre délinquant, Cyril Astruc. Suite aux révélation de Médiapart et du quotidien israélien Haaretz, le Parquet de Paris a ouvert une enquête pour corruption », « trafic d’influence », « violation du secret » et « recel ». 9 – Pour Arnaud Mimran/Jérôme Attias : 8 ans de prison ferme et un million d’amende pour la fraude à la TVA sur les taxes carbone, treize ans de prison ferme pour séquestration et extorsion du trader Yomi Rodrig. Mis en examen en 2021 pour de complicité dans le meurtre du garde du corps d’un cousin de Mouly, mis en examen la même année pour le meurtre de son beau-père. Pour Mardoché Mouly/Alain Fitoussi : 8 ans de prison et un million d’amende pour la fraude à la TVA. Pour le courtier polonais (hongrois dans la série) Jaroslaw Klapucki, 7 ans de prison et un million d’euros d’amende pour le même motif, sa société étant condamnée à 3,750 millions d’euros d’amende.

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D’argent de sang est un feuilleton français en 12 épisodes librement créé par Xavier Giannoli à partir de l’ouvrage homonyme de Fabrice Arfi. Il a été diffusé sur Canal+ fin 2023, début 2024. Il est interprété notamment par : Ramzy Bedia, David Ayala, Vincent Lindon, Yvan Attal, Niels Schneider, Judith Chemla, Olga Kurylenko, André Marcon, Matthias Jacquin, Victoire Du Bois,…

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