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(Exceptionnellement, cet article ne traite pas d’une série télévisée mais des rapports entre un film de cinéma et une émission de télévision)

Pas un, à ma connaissance, pour avoir ne serait-ce que signalé l’emprunt. Ni le dossier de presse d’Unifrance où Quentin Dupieux est longuement interviewé, ni les Inrocks, ni Télérama, ni la critique du Monde et celui de Respect invités dans Les Midis de la Culture (France Culture), ni Vogue, ni Critikat, ni Le Masque et la Plume sur France Inter, ni Libération, ni Beaux-Arts, ni Le Figaro, ni le compte rendu de l’avant-première à Strasbourg, etc… n’ont pointé les similitudes entre Daaaaaali !, le film très malin et très drôle de Quentin Dupieux sur le célèbre artiste catalan, et une formidable émission de l’ORTF, datant de 1971 : l’interview de Salvador Dali par Denise Glaser !

Edouard Baer dans le rôle de Dali interviewé par une jeune journaliste.

Même fauteuil à grosses rayures et aux formes outrageusement féminines où Dali prend place pour être interviewé, mêmes répliques (« Une chose est certaine, c’est que moi, je n’aime pas les enfants (…) mais il y a une chose que je déteste beaucoup plus encore que les enfants, c’est les dessins des enfants ») et surtout même dramaturgie mettant aux prises Dali et une intervieweuse, avec les mêmes départs de Dali au beau milieu de l’interview et ses retours consécutifs, plus cabotins que jamais *.

Dali dans le grand studio vide, exceptionnellement meublé de deux fauteuils

Pourquoi avoir masqué cette inspiration ? L’assumer aurait été un acte bien plus fort. Que le cinéma puise dans la télévision n’est pas nouveau, on ne compte plus les adaptations de séries télévisées en films, mais reprendre une interview de l’artiste le plus fantasque par la reine de la télévision française des années 1959 à 74, voilà qui n’aurait pas manqué d’audace si on ne l’avait dissimulé. Les seules sources d’inspiration affichées sont Dali, évidement, et Luis Buñuel, le complice du Chien Andalou, évidement.

Dali quitte le plateau pour la seconde fois

Le film prend acte de l’effacement de l’âge d’or de la télévision et, malheureusement, y contribue. Pourtant, comme Rimbaud, la télévision inventa un nouveau langage et bouleversa le monde, à peine savait-elle voler de ses propres ailes ! Avec Discorama, faisant table rase de toute décoration, tout embellissement, tout superflu, Denise Glaser inventa l’intemporalité de la télévision. Pour ce faire, elle établit un nouveau type de relations humaines où la parole s’échangeait contre le silence. Offrir son écoute à l’autre afin qu’il puisse exprimer ce qu’il a plus sensible, fragile, délicat à dire, telle était sa magie. Le temps n’existait plus. Tous s’y laissèrent prendre, à la fois admiratifs et complices.

Denise Glaser

Avec Dali, elle se trouve face au taureau. Raoul Sangla, qui l’a compris, encadre ultérieurement les trois séquences de l’interview de musiques d’arène. Jamais, on n’a entendu la pudique Denise Glaser couvrir son interlocuteur d’autant de louanges. Elle l’amadoue, elle lui donne des passes de compliments pour le retenir près d’elle. Par deux fois, il s’enfuit pour regagner le corral, par deux fois, il revient au centre, à elle. Et lorsque à la toute fin, elle croit qu’il la traite de bandit, elle lui répond « oui, mais un bandit amoureux ». « Un vampire », corrige-t-il, séduit. Le réalisateur conclut quelques poignées de secondes plus tard, sur la signature de Dali, reconnaissant par là même que l’artiste est le véritable auteur de l’émission, comme d’ailleurs Quentin Dupieux le fait en donnant à son film la forme d’une succession de rêves enchâssés les uns dans les autres, signature surréaliste s’il en est.

Dali (Jonathan Cohen cette fois) et son intervieweuse (Anaïs Demoustier )

Mieux que sa peinture, qu’il qualifie lui-même de désastreuse, c’est le personnage et l’univers de Dali qui en font un grand artiste, bien plus avant-gardiste que ses contemporains. L’œuvre, c’est Dali lui-même, comme le seront bien plus tard des Orlan, Sophie Calle et autres Beuys. Denise Glaser l’a compris, qui évite d’illustrer leur conversation d’images des œuvres du maître.

Mais Dali est l’évanescence même. Quentin Dupieux déclare au sujet de son film « C’est un non-biopic. […] On suit cette journaliste qui veut l’interviewer puis faire un film sur lui. Mais à chaque rencontre, chaque tentative de faire parler le maître, il s’échappe et le film avec » (2). L’interview de Denise Glaser, elle, finit par le cadrer et le fixer, avant de se conclure par cette déposition de l’artiste : « je suis catholique-apostolique-monarchiste et romain, alors moins contestataire que cela, c’est impossible ». Ils sont face à face, elle est de trois-quart dos, lui de face, dans l’axe de la caméra. Il est extraordinairement attentif, il ne bouge plus. Elle l’indulte.

Une rencontre pour l’Histoire.

Notes : 1- L’émission est ici : https://www.youtube.com/watch?v=plVxtW-4hug . 2- sur le site Pokaa

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