Adam rebooted
Après deux séries danoises, The Killing et Borgen, ARTE va prochainement diffuser une série suédoise intitulée Äkta Människor (véritables humains).
On connaissait la télévision publique suédoise (SVT) pour ses programmes à destination des enfants. Les meilleurs au monde, certainement. Intelligents, variés, riches de scénaristes et d’acteurs formidables. Hélas, pas importés en France. De toute façon, en France, on ne s’occupe pas des enfants, on en fait des adultes le plus vite possible, inutile de s’attarder. En Angleterre, on dit même que les français traitent leurs chiens comme des enfants et leurs enfants comme des chiens. Et c’est vrai.
Pour l’Eurovision aussi, les suédois sont très fort. Même lorsqu’ils ne gagnent pas, il y a deux chances sur trois pour que ce soit un suédois qui ait écrit la chanson. C’est le signe d’une culture pop développée. Nous qui avons troqué le musette pour le yéyé ne pouvons pas comprendre ces choses-là.
Côté séries, il y a quelques années, SVT avait tenté Parlamentet, série post-11 septembre, qui, en dépit d’un strict respect des conventions du genre, ne s’était pas imposée.
Que se passait-il donc au royaume des Gustav ? Rien, ou presque. Les social-démocraties n’ont pas d’histoire(s). IKEA, H&M, Volvo, SAAB, Tetrapack, que voulez-vous faire avec ça ? Pas grand-chose. Quoique, parfois, pour beaucoup, ça suffisent à faire une vie, à en donner les couleurs, les formes, le style, les dialogues… Un genre de vie sans trop d’aspérités, pratique et un peu lent. Une lumière blanche un peu éclaboussée là-dessus, et on glisse doucement dans un rêve cotonneux.
Vous êtes tombé pile dedans. La brume se dégage, vous reconnaissez une présence, un visage, il vous sourit gentiment. Pas de problème, il va vous tirer de là. Il vous dit s’appeler Rick ou Bo. Vous le trouvez beau et bien plus serviable que votre mari qui rentre fatigué du boulot et boit de la bière en regardant la match de foot à la télé. Où êtes-vous ? En Suède, certes, mais quand ? Maintenant ? Presque. Demain ? Presque. Nous y sommes. Déjà.
Pourquoi pas le rendre un peu plus humain, votre Rick ou votre Bo ? Il ne suffirait pas de grand-chose pour le débrider et en faire, au choix, une bombe sexuelle ou un partenaire de pêche à la ligne.
Äkta Människor raconte ce monde, un monde si proche du nôtre qu’on peine à discerner ce qui en ferait une série de science-fiction, mais un monde où les humains co-habitent des androïdes affectés aux tâches déplaisantes, les hubots (human-robots). Ranger les colis dans un hangar, délivrer le courrier, nettoyer la maison, décharger les bateaux, prendre des rendez-vous et gérer les agendas, dépanner les voitures, vider les poubelles, s’occuper du ménage, voilà ce à quoi servent les hubots. C’est pratique. Les personnalités un peu plus sensibles, se troublent de cette présence qui est un peu plus qu’un grille-pain mais pas complètement un être humain. C’est une mère de famille, avocate, à laquelle son mari rapporte Anita, une jolie hubot aux traits asiatiques, et qui finit par exiger du reste de la famille qu’on ne la fasse pas travailler passé neuf heures. C’est une pasteur qui vide son église en deux minutes de sermon chrono pour avoir défendu les hubots en les comparant aux esclaves africains d’autrefois. C’est un mari effondré par le départ de sa femme avec leur hubot. C’est un excité qui fait sauter un magasin de hubots au nom d’un Front de Libération des Vrais Humains. C’est un vieil homme qui doit endurer la mégère que son gendre lui a acheté pour veiller sur lui, ce qu’elle fait admirablement.
Les robots auraient eu la forme de pélicans ou de lapins, tous ces problèmes ne seraient jamais survenus. Mais il a fallu que les hommes fassent leurs créatures à leur image. On ne se refait pas. Ou si, justement.
Et les hubots, qu’en pensent-ils de tout ça ? Comme les humains, ils divergent. Les modèles standards se satisfont de leur sort. Chez les débridés, en revanche, toutes les sensibilités se retrouvent, de la réac homophobe au mystique. Qui sont ces ‟ débridés ˮ, ces hubots errant dans la nature avec toutes les forces de police du Royaume à leurs trousses ? Pour faire simple, disons que au moyen d’une re-programmation, ils se sont trouvés libérés des lois d’Asimov1, c’est à dire de toute soumission aux humains. Qui les a débridé ? Un certain David Eischer, dont la femme s’est noyée en se baignant dans un lac et dont le petit garçon a été tout juste sauvé par une hubote.
La Suède partage avec La Norvège un souci extrême de la bonne intégration de leurs immigrés2. Cela ne va pas sans difficultés : le massacre d’Anders Breiwik est encore dans toutes les mémoires. Le méprisable reportage de Fox News3 dépeignant une pseudo guerre civile entre immigrés et suédois à Malmö a été, lui, aussi vite oublié que les années Bush. Il n’en reste pas moins que les autorités, le système éducatif ou la télévision ne cessent de prêcher la bonne parole. Des fois que… Äkta Människor pourrait ainsi passer pour une nième leçon de tolérance. Mais s’il ne s’agissait que de cela, ce serait déjà bien plus réussi que nos pitoyables Joséphine, ange gardien ou L’Instit.
Dans un pays, le nôtre, où le discours anti-immigrés, succédant au discours antisémite d’avant-guerre, s’installe comme une évidence4, une telle parole n’est pas superflue. ‟ Äkta Manniskor ˮ est le nom sous lequel se reconnaissent les humains anti-hubots. Ils arborent sur leurs portes d’entrée ou leurs pare-brises un logo représentant un main ornée d’une goutte de sang rouge. Nos national-frontistes se reconnaîtront aisément sous les traits de ces humains ‟ de souche ˮ.
Oui, sans doute, Äkta Manniskör est une leçon de tolérance. Toutes les séries sont des leçons, des leçons données par des pédagogues exceptionnels qui sauraient présenter à leurs élèves les diverses facettes d’un problème pour les amener à se déterminer par eux-mêmes. La complexité n’est pas le politiquement correct. Dallas n’était pas politiquement correct. La série télévisée est une maïeutique.
Ma propre fille de 13 ans m’a traité de raciste lorsqu’à sa question sur mon rapport aux robots, je lui ai déclaré qu’il n’était pas question qu’ils soient nos égaux. Et lorsqu’elle m’a demandé quel était le critère déterminant, et que j’ai répondu : la limite entre l’électronique et le biologique, elle a répondu ‟ mais des robots qui pensent, qui ont des émotions et qui se reproduisent, même par des procédés mécaniques ?ˮ. J’en suis resté bête.
Aussi, dès à présent, lorsque vous entrerez dans un photomaton et qu’une voix vous donnera les instructions, lorsque dans un ascenseur, une autre voix vous expliquera que vous que vous êtes arrivé au troisième étage, ou que votre GPS vous conseillera de tourner à droite, sachez qu’il y a certainement comme la promesse d’une âme derrière cette voix.
Ecce Homo
Tout cela est très bien vu, écrit et interprété, mais encore ? Qu’y aurait-il d’autre ? Creusons du côté des noms, des fois que… Souvent, c’est de ce côté qu’il faut commencer à fouiller.
Comment s’appelle le ‟ libérateur ˮ des hubots rebelles, celui qui leur a offert leur autonomie ? David Eischer. David, comme le roi d’Israël. Et il a un fils. Matthieu, au chapitre 21 verset 9 de son Evangile, nous dit : ‟ Et les foules qui précédaient Jésus, et celles qui Le suivaient, criaient: Hosanna au fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! Hosanna au plus haut des cieux! ˮ. ‟ Fils de David ˮ, ne signifie pas qu’on a David pour père, c’est un titre messianique venu des prophéties qui annonçaient que le Messie serait de la lignée de David. Justement, ce fils, humain hubotisé, attendu comme le Messie par les hubots rebelles, comment s’appelle-t-il ? Léo. Le Lion. L’Apocalypse prédit justement au chapitre 5 verset 5 : ‟ Et l’un des vieillards me dit : Ne pleure point ; voici, le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David, a vaincu pour ouvrir le livre et ses sept sceaux. ˮ Le Lion, Léo, le fils de David, c’est Jésus. ‟L’ange lui doit : ˮNe craignez point, Marie, car vous avez trouvé grâce devant Dieu / Voici que vous concevrez, et enfanterez un fils, et vous lui donnerez le nom de Jésus / Il sera grand et sera appelé fils du Très-Haut ; le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père / Il règnera éternellement sur la maison de Jacob, et son règne n’aura point de fin. ˮ (L’annonciation selon Saint Luc, chapitre 1 verset 30-33). La Passion de Léo le verra souffrira le martyre pour la rédemption des transhumains. Capturé par les services secrets, il sera longuement torturé. Le Ponce Pilate de service cherchera à lui faire avouer qui il est et à révéler le code source des hubots libres avant de décider de le tuer pour l’autopsier. Le code source ! L’Âme !
Bref, il ne reste qu’à compter les hubots rebelles. Il nous en faut 12, dont un traître. Quelle que soit la méthode de calcul, on trouve facilement les douze et, parmi eux, une jolie traîtresse en la personne de Bea qui liquidera elle-même Léo. J’ajoute, au risque de passer la mesure, que l’avocate qui prend leur défense ferait un excellent Saint Paul.
Sans forcer le trait, Äkta Manniskor rejoue la vie du Christ, ni plus ni moins.
Les véritables humains et les autres
La plupart des critiques renvoient à Blade Runner. Même androïdes difficilement détectables, même revendication de survie de leur part. Sauf que Blade Runner est un film et non une série, ce qui change tout, que l’histoire se déroule dans un futur assez lointain et cultive une tonalité désabusée sans rapport avec Äkta Människor. En revanche, on peut difficilement économiser le parallèle entre notre série et une autre trop négligée en France, Battlestar Galactica. Ces deux feuilletons ne cultivent pourtant aucune ressemblance formelle. Le second appartient à la comète du 11 septembre 2001, le premier a largement surpassé le traumatisme fondateur du XXIème siècle. Ce qui les lie, en revanche, est le rôle central donné à la foi, à Dieu, à la religion. Battlestar avait été conçu par Glenn Larson, un mormon qui n’hésitait pas à réduire l’humanité aux douze tribus d’Israël perdues dans l’espace à la recherche de la planète promise. Lars Lundström, le scénariste de la série suédoise, fait d’une poignée d’esclaves rebelles les apôtres de la paix entre les tribus humanoïdes dans une perspective de transhumanisation générale.
Dans les deux cas, la défense de Dieu échoue aux androïdes contre des humains majoritairement incroyants. Même les chrétiens sont dépassés. L’intolérance des paroissiens de Akta Manniskor qui expulsent brutalement un hubot de leur église rappelle la haine des derniers humains ferraillant contre les ‟ cylons ˮ immortels de Battlestar Galactica. Ces robots, les cylons, étaient profondément convaincus de la mission que Dieu leur avait confié de se croiser avec l’humanité pour fonder une nouvelle espèce, plus proche de Dieu. Les hubots suédois ont des aspirations plus modestes. Une prise de courant pour commencer. Et puis se fondre dans le paysage, vivre tranquilles, sans avoir à obéir aux humains. Il sont mêmes prêts à tuer pour vivre tranquilles. Comme tout le monde sur cette Terre.
Avant de s’y convertir, les romains méprisaient le christianisme, qu’ils tenaient pour une religion d’esclaves. Puisque nous en sommes aujourd’hui, d’après les sondages, à mépriser la religion de nos travailleurs immigrés, apprêtons-nous demain à mépriser la religion de nos robots.
PS : Pour finir, un détail sans importance : bien avant d’être adoubée par ARTE comme produit culturel innovant, Akta Människor a fait une carrière en demi-teinte en Suède. Son très mérité succès international n’a été dû qu’au téléchargement illégal. Comme quoi…
Äkta människor est un feuilleton créé Lars Lundström et diffusé en 2012 sur SVT1. Il est interprété notamment par : Andreas Wilson, Lisette Pagler, Pia Halvorsen, Marie Robertson, Pia Halvorsen, Johan Paulsen, Kåre Hedebrant, Sten Elfström…
Notes
1 Ces trois lois de la robotique sont : 1 – Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger. 2 – Un robot doit obéir aux ordres que lui donne un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la Première loi. 3 – Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la Première ou la Deuxième loi.
2 18,4 % d’immigrés sur 9, 4 millions d’habitants. Lire à ce sujet : http://www.lemonde.fr/europe/article/2011/03/06/la-suede-va-faciliter-l-immigration_1489135_3214.html
3 Ce reportage est ici : http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=I7E4i2BnBnk
4 Selon un sondage publié le 24 janvier et réalisé par Ipsos avec le Centre d’études politiques de Sciences Po et la Fondation Jean-Jaurès, 87 % des sondés réclament ‟ un vrai chef en France pour remettre de l’ordre ˮ, 70 % estiment qu’il y a trop d’étrangers en France et 74 % estiment que l’Islam est une religion intolérante.
Commentaire d’Epiméthée
Jeudi 31 Janvier 2013 à 20:57
Voici quelques extraits d’une conversation commencée ailleurs avec l’auteur. A sa demande, je l’ajoute ici en le remerciant d’avoir permis de formuler ces quelques remarques:
Et on reparle de K.Dick ?
La question posée par votre gamin est à peu près semblable à une thématique majeure de l’oeuvre de Dick qui en propose plusieurs variations troubles. En gros, un automate capable d’empathie est-il plus humain qu’un humain qui s’en prive ? Si un robot est programmé pour souffrir, a-t-on le droit de le faire souffrir sous prétexte que sa souffrance est issue d’une programmation ? Mais les humains simulent aussi leurs sentiments… Et dès lors, faut-il croire ce qui est affiché ou tenir compte d’une supposée essence ? Vient effectivement une question ontologique très rapidement, anthropologique d’abord, qu’est-ce qui constitue l’humain, puis chez Dick plus largement qu’est-ce qui fait le réel.
Concernant le thème messianique, classique, ce qui est intéressant, c’est le rapport à la théologie à travers la technologie : Dick finit sa vie en pleine révélation mystique. Je résume, mais pour moi la grande présence de ce motif et des dérivés du thème divin (de Matrix au Neuromancien, en passant par les ordinateurs-dieux des années 50) montre bien la profondeur des conséquences de ces technologies dans la définition de l’humain par l’humain, et peut-être bientôt plus exclusivement.
Je n’hésiterai pas à mettre dans la même perspective Grand Juction par exemple de Dantec qui matérialise une forme de révélation théologique à travers le langage.
Bref, au-delà du quotidien, qui permet d’approcher cette matière, on peut encore creuser pas mal.
Je suis un partisan de la mythocritique, c’est à dire de l’idée que nous vivons dans des bassins d’images dont nous ne maîtrisons pas tous les flux. Dans ce sens, l’auteur n’est jamais complètement conscient, mais jamais totalement inconscient, des images qu’il évoque.
Dans ce sens, il faut des outils critiques fins pour faire émerger certains thèmes dans une oeuvre.
Ensuite, la question du robot est au croisement de plusieurs axes épistémiques importants et troublants : d’une part, on a la question du double, de l’autre absolu qui nous ressemble et qu’on peut facilement lier au Horla ou à Caliban, c’est à dire au successeur ou à l’hybride.
D’autre part, on a le thème de la créature, qui renvoie à des visions adamiques ou prométhéennes, mettant en scène d’une part la révolte ou le libre arbitre du nouvel être mais aussi la chute possible qui découle de l’orgueil du créateur qui usurpe les attributs divins.
Enfin, on a la thématique messianique ou peut-être parfois joachimite de la révélation et de l’achèvement du temps. C’est dans ce cadre qu’on trouve les figures christiques qui viennent créer une nouvelle alliance, Néo évidemment mais on peut s’interroger sur le Terminator en poussant un peu, ou de véritables antéchrist, sans rire Blue Beetle de DC Comics en est un bon exemple même si sa technologie est extraterrestre. Et le monde sans temps de la Matrix renvoie à des images de temps du mythe, de temps des rêves qui augmentent encore ce thème paradisiaque ou de création/achèvement du cosmos.
Ce sont des indications simples bien sur mais chaque robot sera configuré et positionné sur des lignes qui correspondront à ces grands axes.
Par exemple, Dick a tendance à se concentrer sur le double et ce qu’il renvoie tandis qu’Asimov est plus tourné vers un robot prométhéen qui arrache petit à petit son autonomie et devient une figure divine, R.Daneel, caché dans les couloirs de l’histoire.
C’est là qu’on retrouve chez Asimov le thème de la révélation à travers la psychohistoire qui retrouve encore le champ du religieux.
Bref, c’est assez fascinant comme un énorme choc épistémique nous arrive dans les dents si on considère tout ce que le robot a mis en cause dans les idées avant même d’exister.
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