L’hypothèse de la nature
Peut-on parler de deux choses en même temps ? Oui, non ? Parler de deux choses à la fois, c’est les comparer ; comparer, c’est commencer à comprendre. On peut comparer deux rates, deux cœurs, deux reins pour comprendre ce qu’ils ont en commun et, partant, ce qu’est une rate, un foie ou un rein. Encore faut-il que les deux choses à comparer aient un minimum de rapport. Godard le pressentait, lors de ses conférences au Canada, en parlant de ses films et de ceux qu’il tirait de l’histoire du cinéma. Il aurait souhaité projeter deux extraits pour les comparer. C’était bien évidemment impossible. Trop de manipulations, trop de temps, trop de complications. Seule la télévision permet de montrer deux images en même temps et de se faire véritablement une idée. Godard a magnifiquement concrétisé son idée, quelques années plus tard, avec ses Histoire(s) du Cinéma. Deux images en même temps, ça permet de voir ce qu’elles sont, l’une par rapport à l’autre. Comparer pour comprendre. S’agissant de séries, le fait qu’elles soient diffusées en même temps, les mêmes mois des mêmes années, quoique sur des chaînes différentes, suffit-il à les rapprocher? Certainement oui, pour nous, spectateur. C’est le même moment de nos vies. Les images atterrissent au même endroit et c’est de cet endroit qu’on peut les comprendre, au sens étymologique du terme. Les télécommandes ont été inventées pour ça.
Alors prenons avec nous The Following et Hit & Miss. Une série américaine et une britannique. Deux mondes, une même langue, avec des accents différents.
Le retour du Berserk
The Following pourrait n’être qu’une resucée (de plus) du Silence des Agneaux. Même schéma racontant l’affrontement d’un tueur en série particulièrement intelligent et du policier. Le tueur en série est en prison mais les meurtres continuent, exécutés par ses disciples selon ses plans. Même fascination mêlée de répulsion du policier pour le criminel, même jeu du chat et de la souris. Mais le Silence des Agneaux est une sorte d’ornière narrative. Même Profiler y tombait puisqu’une jeune femme profileuse y traquait le meurtrier de son mari, amoureux transi qui tuait pour attirer son attention. Ce rapport ambigu entre un tueur et sa proie devenue chasseresse, ce jeu de fascination par lequel le premier tente de piéger la seconde, ce pas-de-deux sensuel du mal et du bien, sont devenus le canevas conventionnel du genre. The Following apporte une nuance, de taille certes, la proie est un homme : un agent du FBI. Ce fonctionnaire a eût une aventure avec la femme du tueur. Ca change tout. La danse perverse devient un duel. Mais pour le reste, le schéma ne varie guère. Le monstre s’évade, il est vite rattrapé mais il a eu le temps de mettre en branle sa communauté de fidèles, lesquels vont accomplir au moment voulu les meurtres qu’il leur a commandés. Le flic arrive toujours quelques minutes trop tard. Tout cela avec une moyenne d’une demi-douzaine de meurtre par épisode et deux à trois apprentis tueurs en série arrêtés ou abattus. Ce qui, reconnaissons-le, fait trop.
Pourquoi ce tueur tue ? Parce que brillant universitaire doublé d’un écrivain raté, il veut accomplir, dans le réel, l’oeuvre d’Edgar Poe. Nevermore (jamais plus), le mot scandé à chaque strophe de The Raven 1, est l’Amen de la secte dont il a recruté les membres sur les bancs de l’université.
Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas,
juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe,
en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, — jamais plus !2
Les disciples sont manipulés par leur gourou, qui n’a en réalité d’autre but que de ‟ co-écrire ˮ un roman ‟ réel ˮ avec celui qui l’a arrêté. Autrement dit, de contraindre le policier à agir selon son plan, mis en œuvre par sa tribu secrète d’ex-étudiants fanatisés.
L’éternel retour du Berserk
Bien d’autres films ou séries traitent de ces tueurs devenus des figures de la culture populaire américaine. Stéphane Bourgouin en dénombre 900 dans les vingt dernières années du XXème siècle3. Effectivement, depuis des oeuvres aussi considérables que The Lodger d’Hitchcock ou M le Maudit de Lang jusqu’à des séries aussi saisissantes que Durham County ou Wire in the Blood, la monstrueuse figure du crime héritée du Boulevard du même nom s’est incrustée dans l’imaginaire collectif.
Le tueur en série est une figure de la culture populaire américaine. C’est à la fois un individu déviant, diabolique, et un rebelle à un ordre social par nature répressif. Quand le super-héros se substitue à un ordre social défaillant, le tueur en série défie l’Autorité :‟ Catch me if you can ! ˮ4 ricanait Jack l’Eventreur.
Dans un article paru dans le Monde Diplomatique5, Denis Duclos écrit de la vision américaine du tueur en série : ‟ Il semble que la plupart des commentateurs ou des auteurs de fiction en culture anglo-américaine estiment urgent de réaffirmer une symétrie, une équipotence entre l’individu criminel, sauvage, déviant, et la société répressive, légaliste, contrôlante. D’un côté, la violence individuelle, et, de l’autre, à égalité, la réponse sociale. Plutôt que de prendre la défense d’un criminel en insistant sur sa singularité, on cherche à le faire entrer dans la répétition d’un principe moral négatif, situé au même niveau que le Bien. Ce n’est pas exactement l’«oeil pour oeil, dent pour dent» du Talion biblique, ni un appel à la vengeance publique : le message dit plutôt que la seule légitimité du social est de répondre aux violences individuelles, et, inversement, que, contre la violence collective de la loi, seul l’individu peut regimber et en bloquer l’arbitraire ˮ.
En américain, rapporte Denis Duclos, ce prédateur solitaire, ce rebelle à l’ordre moral‟ goes berserk ˮ. Il déraille,‟ pête un câble ˮ. Par exemple, il s’introduit dans le collège d’Aurora et tire sur tout ce qui bouge. Ou, dans notre cas, il fait assassiner pour le plaisir des dizaines de jeunes femmes. L’expression vient du mot scandinave Berserk6, qui désignait un guerrier possédé dont il fallait craindre la fureur. Que l’image de ce guerrier-animal se propage de nos jours au travers de séries télévisées, de mangas ou de jeux vidéo comme celle d’un combattant solitaire et invincible, capable de se métamorphoser, ne saurait surprendre à l’ère de la dématérialisation technologique. Que cette résurgence s’incarne entre autres dans la figure héroïsée du tueur en série peut, en revanche, laisser songeur.
Tout à leur inépuisable rivalité, le Bien et le Mal se reflètent l’un dans l’autre et s’observent, non sans fascination. Improbable symétrie entre deux personnages qui, de ce fait, n’appartiennent plus au temps présent. Intégrité chevaleresque d’un côté, beauté perfide de l’autre, les délient du sort commun.
Selon que l’on croie au Destin ou à l’atavisme, le CV de l’agent Ryan Hardy est digne d’une tragédie antique ou bien d’un grand roman naturaliste : origines modestes, une mère décédée trop jeune, un père policier et un frère pompier morts en service, lui-même blessé lors de la première arrestation de Carroll, un pace-maker en guise de médaille et une plongée dans l’alcoolisme pour tout oublier. Le tueur en série Joe Carroll est plus XVIIIème, plus sadien, en dépit de sa passion dévoyée pour le Romantisme. Issu de l’élite intellectuelle, jouisseur en diable, manipulateur et pervers, il se joue des frontières entre fantasme, littérature et réalité et, en parfait psychopathe, instrumentalise tous ceux qui l’approchent. Bref, un parfait sujet pour notre Marquis. Pourtant les deux hommes ont été aimés par la même femme, à croire que cette lutte entre le Bien et le Mal ne concerne pas vraiment les femmes. Elles en sont pourtant statistiquement les premières victimes et à bien y regarder, on découvre même que, dans cette histoire, on tue toujours les hommes par nécessité (un flic, un témoin…) et les femmes par‟ plaisir ˮ. Comme quoi, cette série a au moins le mérite de rappeler aux étourdis que la jouissance est du côté du Mal, jamais de la Loi.
Hit & Miss est l’histoire d’un tueur à gage transsexuel qui hérite d’une famille suite au décès de son ex-épouse. Ainsi énoncé le sujet prête à sourire. On en a pourtant vu d’autres, versions bioniques, extra-terrestres ou médiumniques. Une des qualités des séries est en effet de savoir transformer l’abracadabrant en bracadabrant.
Nous voici donc dans une campagne du Yorkshire en compagnie de Mia, nommée tutrice/tuteur des quatre enfants de son ex-femme, l’un étant de lui, les trois autres ayant eu deux autres pères, dont l’un d’origine africaine. Un oncle attardé, habitué des bois, viendra plus tard se joindre à la petite bande. On peu difficilement dessiner une cible aussi exhaustive pour les réactionnaires de tout poil.
Cette famille recomposée est en butte au propriétaire de la ferme, brute autoritaire, dont la tolérance n’est proportionnelle qu’aux avantages sexuels qu’il tire de la fille aînée. Ce tableau déjà complexe est ponctué par les virées de Mia en ville pour assurer ses contrats, histoire d’arrondir les fins de mois.
Honnêtement, les premiers épisodes laissent de marbre. Chloé Seligny semble gélifiée dans son rôle du transsexuel-tueur à gages, les échanges entre les personnages sont laconiques, on guette une quelconque émotion. Et puis on se dit qu’en ces régions la pudeur s’oppose aux exhibitions affectives. Nous ne sommes pas aux USA où chaque sentiment est démultiplié par une gymnastique physionomique mais en Angleterre. Maîtrise de soi, laconisme, les mots sont rares mais ce qu’ils recouvrent se laisse très bien entendre.
Pas d’affrontement simpliste entre le Bien et le Mal, ici , mais un complexe enchevêtrement de tolérance et de violence sociale. La transsexualité pose bien un problème au garçon dont Mia voudrait se faire aimer mais est finalement admise par la petite tribu familiale.
Le propriétaire qui abuse de la fille aînée veut la contraindre à l’avortement et finit une balle dans le crâne. Le commanditaire de Mia, qui la tient par l’argent nécessaire à son opération, finit par vouloir l’abattre. Enfin, c’est le propre frère de Mia, un forain, qui la tabasse et lui coupe les cheveux de force. La lutte des classes passe par l’exploitation des corps. CQFD.
Car tout le problème tient à la nature de Mia. Fille ou garçon ? Elle annonce d’emblée qu’elle est une femme dans un corps d’homme. Sa véritable nature est donc en contradiction flagrante, insupportable avec ce qui, socialement, distingue une femme d’un homme. Son propre fils essaie les vêtements de sa sœur pour ressembler à son père, ce qui complique encore l’affaire. Le propriétaire, lui, ne se remet pas d’avoir pris une raclée de la part d’un transsexuel, c’est à dire moins qu’un homme et moins qu’une femme. Alors qu’au contraire, un transsexuel est peut-être la somme des deux, comme l’était l’Androgyne d’Aristophane. On ne gagne rien aux mathématiques dans ce domaine. Mais qu’exige la Nature de nous, réellement ?
Un personnage secondaire, furtif tout au long des premiers épisodes, vient enraciner le récit dans une tradition aussi archaïque que celle de l’Androgyne. C’est l’homme des bois, le fameux oncle attardé qui, la nuit, fait des incursions autour de la ferme, juste pour observer les enfants. Inoffensif, il laisse planer un temps la crainte du rôdeur pédophile, il n’en est rien. Chevelu, barbu, crotté, ce marginal a tout du wild man médiéval, ce sauvage réfugié aux confins de la société et de la nature que l’on retrouve sous des noms proches dans toute l’Europe (wilder Man en allemand, uomo selvatico en italien…). Il est inoffensif contrairement à son cousin scandinave. En retournant à la sauvagerie, il s’allie aux puissances magiques de la nature et acquiert le don de prophétie. Dans les textes les plus anciens, ce wild man, appelé Myrddin Wyllt, n’est autre que le prototype de l’enchanteur Merlin.
Une géographie des paysages se dessine ainsi, de la ville anonyme où Mia va abattre un salopard de temps à autre, à la forêt de l’homme sauvage en passant par une campagne toute‟ brontienne ˮ. S’y superpose une géographie de l’intime, de la famille-patchwork au transsexuel en passant par le mâle abusif et la fille-mère.
Du berserk au wild man
Du berserk de The Following au ‟wild manˮ de Hit & Miss, voilà deux versants d’un antique conflit qui ressurgissent, intact. Sauvagerie/civilisation, la première terrifiante, la seconde aimable. Elle est en nous, au plus profond, et ne cesse d’inquiéter les êtres sociaux que nous prétendons être.
The Following est un feuilleton américain créé par Kevin Williamson et diffusé sur Fox en 2013. Il est interprété notamment par Kevin Bacon, James Purefoy, Shawn Ashmore, Valorie Curry…
Hit & Miss est une mini-série britannique crée par Paul Abbott et diffusée en 2012 sur Sky Atlantic. Elle est interprétée notamment par Chloé Sevigny, Jonas Armstrong, Vincent Regan, Ben Crompton, Carla Crome, Rice Noi…
Pingback: Minhunter & Aquarius | les carnets de la télévision
Pingback: The Serpent | les carnets de la télévision