Passé le pont…
Lorsqu’il se présente à ses collègues suédois, Martin Rhode, qui n’ignore rien des questions linguistiques, précise bien que son nom ne se prononce pas comme le Rødgrød du Rødgrød med fløde, ce porridge de fruit rouges à la crème qui évoque les couleurs du drapeau danois. Rød/Rhode, les suédois patinent. Même l’inspectrice Saga Norén, avec laquelle il va partager ses jours, passera l’essentiel de la saison à l’appeler ‟ Røde ˮ, c’est à dire ‟ Rouge ˮ, renvoyant ainsi le cher Martin à ses origines.
Les différences entre les individus sont d’abord des questions de prononciation. Immédiatement on repère l’origine de l’interlocuteur, le voilà assigné à résidence. C’est donc une question de langue. On peut passer sur le physique mais pas sur la langue.
Ici, dans cette coproduction scandinave, les uns sont danois et les autres suédois. Cela fait peu d’écart vu d’ici mais sur les rives de l’Öresund, le détroit qui sépare la Suède du Danemark et qu’enjambe désormais un pont, ces choses là se sentent dès la première intonation. Car le piège, bien évidemment, est la caricature imbécile, la xénophobie à la petite semaine : les belges un peu bêtes, les suisses un peu lents, les français un peu arrogants, les allemands un peu rigides, les anglais un peu tout, etc… bref, les fondements de la xénophobie ordinaire. Ajoutons au tableau une émeute d’immigrés scandalisés par un jugement scandaleux et nous y sommes. Où ? En Europe. Dans cette fragmentation où les catalans ne veulent plus êtes espagnols, les flamands belges, les liguriens italiens, les croates yougoslaves, et où les immigrés arabes et turcs ont remplacé les juifs à la rubrique boucs-émissaires…
Bron/Broen 2 ne cherche pas à échapper aux clichés mais les renvoie à l’envoyeur. Dès les premières minutes, interloqué par le comportement de sa collègue suédoise, le flic danois la questionne sur Ingmar Bergman et Lars Norén, les deux vivisecteurs des âmes et des moeurs suédoises. La question est d’autant plus évidente qu’elle s’appelle Norén comme le second. Pas de chance, elle ne connaît ni Norén ni Bergman ; le spectateur suédois, lui, si. Le gant est retourné, toute critique sera une autocritique.
Le pont de l’Öresund/Øresund relie Copenhague à Malmö. Une nuit, l’alimentation électrique disjoncte. Le temps de la rétablir et on découvre un corps coupé en deux juste pile sur la ligne tracée au milieu du pont, pour marque la frontière entre des deux pays. Le tronc est celui d’une politicienne suédoise, la partie inférieure appartenait à une prostituée danoise assassinée trois ans plus tôt. Les deux polices doivent collaborer.
Aussi improbable cette introduction puisse-t-elle paraître, on se laisse prendre à cette histoire de pont. La métaphore s’infiltre partout. Le pont comme lien et comme limite entre des territoires. On ne cesse de le traverser, socialement, culturellement, politiquement. Mieux que l’improbable menace du barrage des Revenants, il se contente d’être là, obstinément, sans message particulier au monde sinon sa présence muette.
Le syndrome Kling et Klang
D’une certaine façon, Bron est aussi une manière d’en finir avec ce que j’appelle le syndrome ‟ Kling et Klang ˮ. Kling et Klang sont les deux policiers maladroits des Aventures de Pippi Långstrump (Fifi Brindacier, en français). Ils incarnent cette police débonnaire considérée par les suédois comme un service d’aide à la population plutôt qu’une force de répression à la française. La saison 2 de The Killing nous avait . Mais l’image de la police suédoise a été sérieusement écornée depuis le meurtre d’Olof Palme. Les temps ont changé. Saga Norén, l’inspectrice suédoise, est en effet tout le contraire de ses collègues Kling et Klang : froide, efficace, brutale, franche et politiquement correcte. Une Norén post-Norén (l’auteur), une suédoise post-suédoise, post-Bergman, post-Olof Palme, post sociale-démocrate. En un mot, une caricature de rigidité psychologique, presqu’une ‟ hubote ˮ sortie de Akta Människor. Son homologue danois, Martin Rohde, correspond, lui, aux clichés sur les danois : décontracté mais rigoureux, volage mais responsable, jouisseur mais intègre. L’une refoule quand l’autre extériorise. Leurs vies amoureuses dessinent des personnalités contraires : Saga Norén fait l’amour par hygiène, Martin Rohde a déjà eu trois femmes, cinq enfants, et résiste difficilement aux sollicitations féminines. Il faut une rabat-joie comme Saga Norén pour le décourager de tenter sa chance.
La confrontation de ‟deux personnages que tout opposeˮ, pour reprendre l’expression consacrée, est un ressort inaltérable. Le cinéma et la télévision américains en ont largement usé à des fins de pacification sociale. Selon les époques cela s’est joué entre un jeune et un vieux (Hardball 3), noir et un blanc raciste, un homme et une femme (Moonlightning 4), un être humain et n’importe quoi (Stargate, Buffy vampire slayer, Beauty and the Beast, V, etc..). Bron/Broen n’échappe pas à la règle mais la suit à sa façon subtile. Il faut l’intégralité de ces dix épisodes de 50 minutes pour passer des clichés à la réalité, des apparences à l’intimité, dix épisodes pour que la bonhommie de Martin se fissure et pour que Saga laisse poindre un embryon d’altruisme, pour que les deux personnages passent, en quelque sorte, de la surface au drame.
Car, pour en revenir à la question linguistique, ce ne sont pas les écarts de langue ou d’accent qui dénotent leurs différences mais bien leurs discours. Ce n’est pas une histoire de ‟ o ˮ et de ‟ ø ˮ, ce ne sont pas les mots par eux-mêmes ou la syntaxe mais leurs façons de concevoir, d’argumenter, de plaisanter avec les mots qui les dissocient. Autrement dit, la pensée. Et pour que les pensées de l’un rejoignent celle de l’autre, il faudra du temps, certes, mais aussi, en ces circonstances, une douleur partagée.
Un tueur comme les autres
Quel est ce tueur en série, manipulateur hors pair, calculateur de génie que traquent nos deux policiers ? La série a été réalisée en 2011, il est donc contemporain d’Anders Breijvik, le tueur de masse norvégien. À la différence de celui-ci dont les actes relevaient d’une idéologie fasciste, le méchant de Bron est un authentique social-démocrate. Qui pourrait croire qu’une idéologie d’apparence si paisible pour générer un monstre ? Et pourtant l’objectif de ce meurtrier est de rappeler les deux peuples à leurs consciences et aux fondements des démocraties nordiques modernes. La population acquiesce. C’est le vengeur d’Olof Palme. Son programme en cinq points vaut celui de n’importe quel parti social-démocrate : L’accès de tous à la culture, la lutte contre la misère, la lutte contre le racisme, la protection des enfants, l’honnêteté de la presse. Ses cibles sont logiquement : une politicienne qui avait eu la mauvaise idée de faire payer l’emprunt des livres dans les bibliothèques, une quantité non négligeable de SDF, un trio de policiers racistes, un groupe d’écoliers au nom de tous les enfants maltraités dans le monde, un journaliste de tabloïd cocaïnomane. Le psychiatre et la jeune fugueuse qui seront eux-aussi aussi exécutés, relève, eux, des dommages collatéraux.
Lorsqu’il énumère les ‟qualitésˮ du tueur (sang-froid, efficacité, planification impeccable), Martin Rhode s’aperçoit qu’il fait simultanément le portrait de sa collègue Saga. Laquelle, de surcroît, souscrit comme tout le monde aux thèses du tueur. Limite, cette fois, du passage à l’acte…
Le tueur, on l’apprendra sur la fin, est quelqu’un qu’on croyait mort depuis longtemps. Me revient cette phrase célèbre de Transfert, que Georges Sadoul cite après avoir vu le film de Murnau :
Pendant quelques semaines, écrit-il, nous nous sommes répété, comme une expression pure de la beauté convulsive, ce sous-titre français : ‟ Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre ˮ. Le Pont, les limbes.
Un spectre décevant
L’écriture sérielle tend un piège : laisser l’histoire s’épuiser à mesure que les personnages s’étoffent. Quasiment toutes les séries y tombent. La première saison est prometteuse, les personnages et les enjeux narratifs se mettent en place ; la seconde fonctionne à plein, les acteurs sont en place, la mécanique narrative ronronne ; la troisième saison laisse deviner l’usure, la matière narrative s’amenuise, l’ossature perce sous la chair. Pendant ce temps, nous avons adopté les personnages. Ce sont eux dont on se souviendra, davantage que de l’histoire.
Le piège est dans l’alternative : ou l’histoire sert les personnages ou les personnages servent l’histoire. Il faudrait que les deux plateaux de la balance s’équilibrent, ce qui est rarement le cas. Une thèse veut que nous ne soyons fidèles à une série que pour vérifier à chaque épisode que les personnages sont bien conformes à ce qu’ils sont5. Elle pointe très exactement la complexité de la narration sérielle.
« Plus réussi est le méchant plus réussi sera le film » disait Hitchcock. Les scénaristes de Bron/Broen sont hélas passés à côté de cette loi. Tout pris qu’ils étaient par leurs personnages, ils n’ont pas su nous précipiter dans la béance qu’ils nous faisaient entrevoir. Ils n’ont pas su, à temps, abandonner la ciselure de leurs personnages pour précipiter leur histoire dans le gouffre qu’ils nous promettaient.
Une fois matérialisé, en effet, le fantôme déçoit. On attendait un monstre, on n’a que de l’ordinaire. Tant que l’on croyait en un tueur en série-justicier, on pouvait s’attendre à un complot d’Etat et, après tout, on se serait satisfait d’une de ces machinations complotistes qui alimentent la paranoïa ordinaire. Mais, lorsque l’on découvre qu’il s’agit seulement d’un type qui règle ses comptes, le hiatus est trop large entre les crimes et celui qui les commet. Un monstre est par définition hors-normes. Nous autres spectateurs, ne sommes pas des monstres. Ou, si nous le sommes tous un peu, nous ne le sommes pas assez pour nous percevoir comme tels. De toute évidence, un personnage qui nous ressemble ne peut donc pas commettre autant de choses abominables.
Ce monstre doit être essentiellement différent de nous et faire sa place dans la galerie des horreurs que nous hébergeons gracieusement. Celle-ci, il faut qu’il le sache, contient notamment les portraits de Max Schreck, Peter Lorre, Spencer Tracy et Anthony Hopkins dans Nosferatu, M le Maudit, Docteur Jekyll et Mister Hyde et Le silence des agneaux, pour ne citer que ceux-là. Nous avons aussi le souvenir de l’homme à l’habit écarlate du conte d’Hoffmann, La Nuit du Sabbat, ce Manteuffel, cet homme-Diable, presque croisé sur le Pont de la Moldau. Et puis bien d’autres encore qui remontent à la nuit des contes et des légendes. Celui qui prétend à leur compagnie se doit de les effacer un peu. C’est ce que Bron/Broen manque de peu.
Post-Scriptum
On en a à peine fini Bron (le Pont) qu’on apprend que les américains réalisent leur adaptation, The Bridge, située entre les Etats-Unis et le Mexique, et que les français s’associent aux anglais pour réaliser Le Tunnel. Les américains ont toujours préféré le remake au doublage, mais de la part des français et d’anglais, on frôle le gag. Pourquoi pas le Pont de l’Europe à Strasbourg, produit par ARTE, la chaîne alsacienne ? On imagine que le choix du tunnel tient aux décors lugubres de ce genre d’endroit et que pour réaliser une bonne série, il valait mieux s’associer aux anglais qu’aux luxembourgeois. Mais ce qui est envisageable entre deux pays aussi proches par leur langue, leur histoire et leur culture que la Suède et le Danemark ne l’est pas entre anglais et français. A ce point, on ignore ce que fera Canal +, la chaîne plus maline que les autres.
Bron/Broen est un feuilleton dano-suédois de Hans Rosenfeldt interprété notamment par Sofia Helin et Kim Bodnia.
Notes
1Genèse 11, 1-9
2‟ le Pont ˮ : en suédois Bron en danois Broen.
3Duo d’enfer, en français
4 Clair de Lune, en français
5 Je crois me souvenir qu’elle a été formulée par Gilles Delavaud.
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