Kaïros et sa grand-mère
Borgen racontait la découverte du pouvoir, The House of Cards en raconte l’exercice. Borgen se traduit par ‟ Le Château ˮ, The House of Cards par ‟ Le château de cartes ˮ. Une novice d’un côté, un vieux renard de l’autre, entre les deux : un échafaudage précaire et pourtant indestructible : le Pouvoir. En ces temps de déliquescence idéologique, toute réflexion sur l’exercice de la politique est bienvenue.
Si l’ombre de The West Wing plane au-dessus de toute série traitant du pouvoir politique, ce modèle semble irrémédiablement lié à l’époque Clinton, consécration de la génération de soixante-huit. Le pater familias aux commandes d’un joyeux foutoir, c’est hélas fini. Le 11 septembre et les années obscures de l’ère Bush sont passés par là. La brutalité, le mensonge et la paranoïa ont désormais leurs couverts à table. Borgen et The House of Cards relèvent tous les deux de cette triste modernité.
Le héros de The House of Cards, Franck Underwood, interprété par le formidable Kevin Spacey, est un pur cynique et un manipulateur hors-pair. Deux qualités dont il se défait à peine en passant la frontière de sa vie privée, sa très séduisante épouse l’égalant sur tous ces points.
Claire est sa femme, elle aurait pu être sa grand-mère. Métis engendre Athena qui engendre Kaïros. Pour vulgariser, la Ruse engendre la Stratégie qui engendre l’Instant décisif. Car en effet, nul mieux qu’Underwood n’a l’intelligence de la situation. Il frappe vite et fort, l’emporte toujours. Son conflit avec le syndicat des enseignants est magistralement mené. Mais si les batailles remportées ne font pas une guerre victorieuse, c’est qu’il n’a pas, au contraire de Claire, une vision à long terme. Il est incapable de se mettre, comme elle, dans la peau de l’adversaire et d’épouser un temps son point de vue pour mieux en saisir les faiblesses. Il joue au poker, elle joue aux dames. Il excelle dans la tactique improvisée, elle peaufine froidement sa stratégie. A lui l’immédiat, à elle la durée. Ils ne maîtrisent pas les mêmes temps, c’est pourquoi leur alliance est imparable.
Ces deux grands prédateurs partagent néanmoins une réelle tendresse. Plus alliés qu’amants, ils se tiennent les coudes dans les coups durs mais se laissent libres d’aventures extra-conjugales. Celles-ci, d’ailleurs, comptent peu au regard de leur seul souci : escalader les marches du pouvoir.
Underwood est le leader du groupe démocrate au Congrès. N’ayant pu se présenter à la présidence ni obtenir un poste de secrétaire d’Etat, il manœuvre pour étendre son influence. Bref, le quotidien de tout requin de la politique. Sauf que la série est ainsi faite que des questions si évidentes qu’on ne se les pose plus, surgissent d’elles-mêmes : Pourquoi ? Pourquoi cette interminable guerre de positions, sans réels vainqueurs ni vaincus ? Dans quel but ces stratégies alambiquées ? Quel idéal, quel projet politique ? Aucun, bien entendu. Le couple Underwood ne milite ni pour le bien de ses concitoyens, ni par idéal, ni pour sauver la planète, ni pour quoique ce soit. C’est la guerre pour la guerre. Pour la jouissance du coup tordu. On le savait, on l’avait presqu’oublié. Pourtant, on en a bien connu ce modèle en France. Il n’est donc pas inutile d’y revenir.
L’aparté réinventé
Voici donc pour l’histoire dont on pressent qu’elle pourra se poursuivre indéfiniment tant les scénaristes auront à cœur de toujours tenir le héros à la lisière du succès décisif.
Ce qu’il y a de remarquable dans cette série ne tient ni à l’histoire, ni aux personnages, ni à la réalisation. C’est autre chose, un détail, mais capital. Beau Willimon, le créateur, prend en effet le risque de renouveler une forme issue de la comédie et jusqu’alors inusitée dans les drames : l’adresse au spectateur. Dans une fiction aussi rodée, aussi efficacement filmée et montée, l’effet est surprenant. Pourquoi recourir à un registre aussi codé et même démodé ?
C’est que, fille de l’aparté théâtral, l’adresse au spectateur signe la rupture d’avec le cinéma. Gilles Delavaud en a traité, notamment par le biais d’une admirable analyse du premier épisode des Cinq dernières minutes. Pierres angulaires de sa théorie de la télévision, l’adresse au spectateur et sa conséquence, la conversation, sont à ses yeux les formes privilégiées de la rhétorique télévisuelle. D’où ces tissages complexes entre style direct et indirect, un point de conversation à l’endroit, un point de fiction à l’envers. En s’adressant au spectateur, non plus à la foule, la télévision instaure un rapport différent du spectacle cinématographique. Le personnage s’adresse à chacun des spectateurs, en personne. Il est encore personnage mais dans un autre mode qu’à l’instant passé. Majeur, mineur, point, contre-point, la fiction se module, fin du montage, début de la musique.
André Bazin lui aussi avait repéré cette différence d’avec le cinéma dès les premiers numéros des Cahiers du Cinéma (qu’il s’appelaient encore Cahiers du Cinéma et de la télévision). Pour lui, l’espace nouveau qu’instaurait la télévision n’était plus constitué d’un champ et d’un hors-champ mais d’un champ et d’un avant-champ, comme on dirait une avant-scène. L’adresse au spectateur joue sur cet avant-champ, il le contracte ou l’étend.
L’aparté ré-inventé
Prenons un épisode de House of Cards au hasard. Les personnages agissent et dialoguent entre eux. Ils nous ignorent. Ils sont dans leur fiction dont nous sommes les spectateurs. Soudain, Underwood (et lui seul), s’adresse à nous. Aucun des autres personnages ne semble le remarquer. Underwood est un pied dedans, un pied dehors, à mi-chemin de la fiction et de la conversation, du direct et de l’indirect, tandis que ses partenaires restent les deux pieds dans la fiction.
L’adresse au spectateur relève de l’effet de direct au même titre que l’instantanéité de l’image ou la simultanéité des images à l’écran. Effet de direct/discours direct, c’est la même chose. Là, l’effet de direct fait irruption au cœur du discours indirect. Comme si, lorsqu’Underwood s’adressait à nous, l’image se scindait en deux, comme si elle devenait le collage de deux images qui, au même instant, nous donnaient deux points de vue sur la même histoire, et pas seulement deux points de vue, mais aussi deux temporalités. Du coup, tout le récit est contaminé par cette hétérogénéité. Il se transforme en une sorte de collage puisque nous savons que cet Underwood dédoublé, à la fois personnage et commentateur, est en mesure de s’extraire à tout instant de l’action pour nous confier son point de vue.
Il vaut tout la fraîcheur d’un Bruno Icher (1) pour ne voir là qu’un ‟ gimmick ˮ et s’émerveiller de ce ‟ vieux truc qui promet, dans un premier temps, de taper vite sur les nerfs mais qui tient la route jusqu’au dernier épisode ˮ1. C’est faire foin des conséquences d’une telle figure. Lorsqu’Underwood nous parle en nous regardant dans les yeux, c’est qu’il avait, qu’il a et qu’il aura conscience de notre présence tout au long de l’épisode. Un des personnages de la fiction, et un seul parmi tant d’autres, mène ainsi un double ‟ je ˮ, jouit d’une double statut qui structure l’histoire. Le spectateur lui aussi se dédouble, qui tantôt assiste au spectacle tantôt prête l’oreille à la confidence.
Raconter c’est inventer un spectateur. Rien d’autre. Hitchcock maîtrisait cette science. Il a même donné à l’un de ses films le titre de son spectateur : L’Homme qui en savait trop. Les néo-réalistes eux-aussi, savaient ce qu’il en était. Ils faisaient de leurs personnages des spectateurs de leur propre vie. Comme tout un chacun.
Sacha Guitry, lui, généralisait l’aparté à toute la pièce voire à son œuvre toute entière et jusqu’à sa propre vie. Auteur-acteur-personnage-commentateur-cinéaste, il nous faisait la conversation comme au temps où elle était un art, et nous en redemandions, pour que le plaisir ne cesse pas. Il inventait la télévision en même temps que la télévision s’inventait.
Nous sommes à la télévision. Tout cela, la politique, la vie de la Polis, de la Cité, est une affaire de télévision. On le sait de chaque côté de l’écran. The House of Cards ne nous rappelle rien d’autre.
House of Cards est un feuilleton créé par Beau Willimon et diffusé à partir de 2013 sur Netflix. Il est interprété notamment par Kevin Spacey, Robin Wright, Constance Zimmer, Michael Kelly, Mahershala Ali, Molly Parker , Michel Gill, Gerald McRaney, Jayne Atkinson,…
Note :
1 – « House of Cards, l’atout maître de Netflix », Libération, 11 avril 2013. Dans ce même article, l’auteur fait remonter l’invention de l’adresse au spectateur à Groucho Marx. Contentons-nous ici de la faire remonter à l’invention du théâtre.
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